Rappel de votre demande:
Format de téléchargement: : Texte
Vues 1 à 637 sur 637
Nombre de pages: 637
Notice complète:
Titre : L'Alsace, le pays et ses habitants / par Charles Grad,...
Auteur : Grad, Charles (1842-1890). Auteur du texte
Éditeur : Hachette (Paris)
Date d'édition : 1906
Sujet : Alsace (France)
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb305310859
Type : monographie imprimée
Langue : français
Format : 1 vol. (632 p.) : fig., portr. et cartes ; in-4
Format : Nombre total de vues : 637
Description : Collection numérique : Fonds régional : Alsace
Description : Contient une table des matières
Description : Récits de voyages
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k37434p
Source : Bibliothèque nationale de France
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 15/10/2007
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 100%.
L'ALSACE
Les gravures contenues dans ce volume ont été dessinées par MM.
Barclay, H. Chapuis, Clémenl, H. Clergel
E. Collomb, A. Ferdinandus, Froment) Goltz, Ch. Goutzviller Lancelot, Langlois, A. Deroy, Lix, E. 31althis
Niederhausen-Kœchlin, Riou, E. Ronjat, P. Sellier A. Slom, Stoobant, Taylor
E. Thérond, G. Vuillier et H. Zuber.
CHARLES GRAD.
L'ALSACE
Le Pays et ses Habitants PAR
M E M B]R E CORRESPONDANT DE L'iNSTITUT, ANCIEN DÉPUTÉ AU REICHSTAG
CHARLES GRAD
OUVRAGE
CONTENANT 283 GRAVURES ET 6 CARTES
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cic
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1906
Droits de traduction el de reproduction réoci véa.
AU PEINTRE ALSACIEN
JEAN-JACQUES HENNER
En souvenir du pays natal.
L'AUTEUR.
LOGELBACH, décemûre 1888.
CATHÉDRALE DE STRASBOURG.
L'ALSACE
I
LE PAYS ET LE GUIDE.
Aimez-vous l'Alsace? C'est un beau pays, une terre bénie du ciel. Douée d'une nature généreuse, avec ses montagnes fières et riantes, ses coteaux plantés de vignes, sa plaine féconde, elle captive par son charme propre, ainsi que par les merveilles du travail humain, quiconque l'a entrevue une fois. La neige blanchit cinq mois durant les hautes cimes des Vosges, élevées comme un rempart naturel le long de sa nouvelle frontière de France, tandis que du côté allemand sa frontière ancienne, le Rhin a un cours si pressé, si rapide que les navires ne le remontent pas. Les collines, qui enlacent les montagnes boisées de leurs pampres verdoyants, distillent le vin, richesse de ses plus fiers habitants. La plaine unie, étendue entre le grand fleuve et les coteaux, ondule, quand la moisson approche, comme une mer d'épis blonds, sous les caresses de la brise. Villes et vallées y sont si industrieuses qu'elles font vivre deux fois plus de population que ne peuvent en
nourrir, sur l'ensemble du territoire, toutes les récoltes d'un sol riche. Telle nous apparaît l'Alsace aujourd'hui, telle elle a été hier. Présenter ce tableau du pays, c'est vous dire son histoire, c'est vous montrer dans sa fortune la source de ses malheurs un trésor, un joyau convoité, hélas! et toujours disputé par les nations voisines.
Et si ce pays vous intéresse assez pour désirer le voir et le connaître mieux, voici mes titres pour vous y conduire. Enfant, j'ai appris sur les genoux de ma mère ses traditions et son histoire. Aux jours de ma jeunesse, j'ai scruté sa nature sous ses aspects si variés et par tous les chemins. Arrivé à l'âge d'homme, j'ai repris ces mêmes chemins sous les coups de l'étranger pour disputer son territoire à l'invasion dans une lutte inégale. Puis, la conquête accomplie, malgré notre résistance, malgré tant de larmes et de sang versés, après des déchirements douloureux, j'ai été appelé à soutenir ses droits, à défendre ses libertés et son honneur dans les assemblées du peuple. Tout ce que vous voudrez savoir sur mon Alsace, nous l'apprendrons, certains de trouver toujours des amis prêts à suppléer à mon insuffisance là où je ne serai pas suffisamment renseigné. Partout, d'un bout à l'autre du territoire, nous trouverons aussi des maisons hospitalières pour nous faire bon accueil, au milieu de nos courses à travers un domaine dont nous possédons les cœurs. Ne vous préoccupez donc ni du gîte, ni de la route, ni d'aucun préparatif embarrassant. Pour partir, il nous suffit d'avoir le sac au dos, des jambes pour marcher, deux yeux pour voir, un peu de curiosité, une provsiion de bonne humeur, d'être bien dispos, prêts à tout. Comme prix de sa peine, ou plutôt pour ajouter à son plaisir, votre guide, que voilà, vous demande de lui répéter tout bas, mais souvent, que ce pays que nous allons visiter, vous en garderez bon souvenir, que vous l'aimerez comme il l'aime, d'une affection inaltérable, comme tout le monde doit l'aimer.
II
STATION DE DÉPART A TURCKHEIM.
Naturellement nous commençons nos courses en zigzags en partant de chez moi. Mon chez moi est Turckheim, petite ville assise à l'entrée du val de la Fecht, non loin de Colmar. Voici la maison où je suis né, dans la rue qui passe devant la mairie et l'église. La flèche aiguë du clocher pointe de loin au-dessus des autres constructions, sans pourtant trancher sur le fond de montagnes, à cause de sa couleur terne. Trois grandes et grosses tours carrées, percées de portes, réunies par
un mur d'enceinte continu, donnent au plan de la localité une forme triangulaire. Devant la ville, le torrent de la Fecht, encaissé par des enrochements en ligne droite, roule ses flots, violents et tumultueux à certains moments, mais habituellement transparents et paisibles comme un cristal. Immédiatement derrière le mur d'enceinte, des coteaux exposés en plein midi montent revêtus de magnifiques
CHEZ MOI.
vignobles, aux crus renommés parmi les meilleurs de la contrée. Deux nouveaux ponts en fer donnent accès, par-dessus le torrent, devant la Porte-Basse et la PorteHaute. Une double allée de platanes et de tilleuls, bien verts et touffus, répand l'ombre et la fraîcheur sur le court passage entre le pont inférieur et la massive Porte-Basse, surmontée de son nid de cigognes. Encore debout, quoique mal entretenu, le mur d'enceinte rappelle une ancienne place forte.. Sur bien des points ce mur épais est percé de fenêtres, servant aux habitations de l'intérieur appuyées contre ses parois. Sa ceinture devient trop étroite pour une population qui
augmente en nombre ou dont le bien-être s'accroît, car toute une rangée de maisons neuves s'élève en dehors, le long du quai de la Fecht. Des établissements industriels, filatures de coton et papeteries, se groupent à distance sur le cours du canal, qui dérive du torrent, non pas en agglomération compacte, noircie par la fumée et où l'air manque, mais échelonnés les uns à la suite des autres, en plein soleil, étalant à la lumière leur blanche façade, ou se cachant eoquettement derrière des bouquets d'arbres, où le bourdonnement des machines monte au ciel comme un hymne du travail.
La situation de Turckheim ne vous paraît-elle pas tout à fait ravissante? Un sentiment pieux me dispose à dire de mon lieu natal tout le bien possible. Convenez pourtant que je n'exagère rien en louant le gracieux paysage dont nous subissons le charme. Ne m'en voulez pas de me sentir ému par notre flânerie à travers les vieilles rues de l'endroit, comme sous les ombrages au bord du torrent. Ces lieux réveillent tant de souvenirs, après mes absences prolongées au loin! Que d'heures j'ai passées à rêver, en abandonnant ma ligne au fil de l'eau, en faisant l'école buissonnière sous les grands saules, où le garde champêtre m'a dressé procès-verbal pour quelques osiers dérobés! Plus tard, quand j'ai voulu regagner le temps perdu pour l'étude, derrière cette fenêtre, là-haut, au second étage de la maison paternelle, bien des fois le veilleur communal, trouvant ma lampe de travail allumée trop avant dans la nuit, est venu me héler -depuis la rue pour m'obliger au repos. Ne nous éloignons pas sans jeter un coup d'œil au fond de la grande cour où, pendant mes vacances joyeuses, nous avons fait maint coup espiègle dans l'escalier tournant de la tourelle, à la maison des grands-parents. Maintenant, quand je reviens de loin, plus de grand-père ni de grand'mère. Ils reposent dehors, au cimetière. Frères et sœurs ont quitté aussi le toit de la famille. Les camarades d'enfance manquent la plupart. Quels changements dans le court intervalle de vingt années
Si le visage des gens que nous rencontrons n'est 'plus le même, la physionomie du lieu a conservé son ancien caractère. Étreintes par le vieux mur d'enceinte, les maisons et les rues se trouvent un peu à l'étroit. Aussi apercevons-nous peu de cours suffisamment vastes, et encore moins de jardins. Les maisons présentent presque toutes des pignons élevés, en pointe, avec d'énormes toits. Presque toutes ont à l'intérieur, ou sous un hangar, un pressoir en bois massif, un alambic pour distiller l'eau-de-vie, des tas d'échalas, matériel obligé d'une population viticole. Reliant entre elles les trois portes de la ville, les rues principales sont peu larges, pavées de cailloux, en ligne droite ou parallèles au mur d'enceinte. Celle de devant représente le quartier commerçant et renferme les boutiques. Elle part de la place
UN PRESSOIR A TURCKHEIM
du Marc.hé. On y remarque plusieurs maisons à encorbellement. Près de la place il y a une fontaine servant d'abreuvoir public, en face du corps de ga.rde. Soir et matin, les vaches de la localité viennent s'y désaltérer à la file. L'église paroissiale, construite en 1840, est un grand édifice en style dorique, flanqué d'un clocher
UN VIO NE 11 OX DE T L' 11 C K II E I M
arrosant la terre de leurs sueurs, disputant la place au rocher, élevant leurs ceps aussi haut que la rigueur du climat ne les arrête pas et qu'elle permet au raisin de mûrir. Tout le coteau qui domine la ville a été gagné ainsi à la culture, jusqu'aux altitudes de 350 à 400 mètres. Le coteau porte le nom d'Eichberg, « montagnes des Chênes », en sorte due l'emplacement de ces vignes était naguère occupé par une forêt.
gothique plus ancien, datant de l'époque de transition.
Au recensement de 1865, Turckheim avait une population de 2 946 habitants, nombre qui s'est réduit à 2 au recensement du 1er décembre Cette diminution provient de l'émibration déterminée par la conquête allemande. Une partie des habitants travaille aux fabridues mais la vigne est la principale ressource de la localité. Son magnifique vignoble ne produit pas moins de cinquante mille mesures de vin d'un demi-hectolitre une année dans l'autre. Il a remporté le premier prix à la dernière exposition agricole de l'Alsace-Lorraine.
Quels rudes travailleurs que ces vignerons! Ils jouissent d'une aisance bien gagnée, car ils ne s'épargnent aucune peine. Toute la semaine durant, vous les trouvez à leur besogne. Depuis le lever de l'aube jusqu'au coucher du soleil, actifs, infatigables, piochant, plantant, taillant, sarclant,
MAISON DE VIGNERONS A TURCKHEIM.
III
UNE ANCIENNE VILLE LIBRE IMPÉRIALE.
Turckheim se vante d'avoir été ville libre et impériale avant la conquêtefrançaise. A ce titre, elle a fait partie de l'Union de la Décapole d'Alsace. Des restes de constructions, des murs, des puits, des briques, des poteries, des armes, des ustensiles, des monnaies romaines et des objets de parure découverts en grande quantité, semblent indiquer l'existence d'une cité plus ancienne, non pas sur l'emplacement de la ville actuelle, mais dans sa proximité immédiate, sur l'autre rive de la Fecht et du canal du Logelbach. Ce qui est certain, c'est que le roi de Lorraine Zventebold donna expressément aux religieux du val Saint-Grégoire, à Munster, le Theuringheim avec ses dépendances en 809. En 1220, le pape Honorius confirme à l'abbaye de Munster tout spécialement, specialiter, les maisons et les propriétés stees à Turckheim. Ces maisons et ces propriétés constituaient la cour oolongère établie dans la localité et qui subsista jusqu'à la grande Révolution. 'Toutefois les abbés de Munster n'étaient pas précisément seigneurs exclusifs de Turckheim. Dès le xnu siècle, avant l'intervention de l'Empire, la juridiction était partagée entre l'abbaye de Munster et la seigneurie de Hoh-Landsburg. Avec le progrès du temps et le développement de la population, à mesure qu'ils augmentaient en nombre et qu"ils se sentaient plus forts, les habitants de Turckheim prirent des allures plus libres dans leurs rapports avec leurs seigneurs. Des contestations s'élevèrent sur les redevances et sur le droit de juridiction. Une convention intervint en 1308, entre l'abbé et la commune, afin de fixer les droits réciproques des deux parties. En 1312, à la requête des habitants, l'empereur d'Allemagne Henri VII, par un diplôme daté de Pise, érigea son village de Dureinkeim en place forte ou oppidum, promettant qu'après la construction des murs cet oppidum serait élevé au rang de ville libre, avec jouissance des mêmes droits que Colmar.
Cette charte d'affranchissement, en faisant de Turckheim une ville libre et impériale, réservait toutefois les droits des abbés de Munster et autres seigneurs, vel cuique alteri. Par suite de l'acte d'émancipation, l'empereur nomma dans la nouvelle cité un prévôt impérial, à côté des prévôts ou schultheiss de l'abbaye de Munster et de la seigneurie de Hoh-Landsburg. De là aussi trois juridictions répondant aux trois classes de bourgeois dépendant de l'Empire, de la maison d'Autriche et des abbés de Munster.
Devenu ville libre, Turckheim se trouva mêlé à la plupart des guerres pour lesquelles se liguèrent les autres villes impériales d'Alsace, ou auxquelles celles-ci
PORTE ANTIQUE A TURCKIIIEIM.
envoyèrent des contingents à titre de cité de l'union rhénane. La plus rude de ces guerres particulières fut celle soutenue par Turckheim même contre Jean de Lupfen, seigneur de Hoh-Landsburg.
L'acte constitutif de la ligue des dix villes impériales ou de la Décapole
d'Alsace, signé le 23 septembre 1354, sur l'injonction de l'empereur Charles IV, est conservé en original aux archives de Colmari. Plusieurs articles de ce traité rappellent les conventions de la Confédération germanique qui ont passé dans la Constitution actuelle de l'Empire allemand. Ainsi l'article 1er stipule « Si une des villes a des difficultés avec un seigneur, avec une autre ville, avec des villages ou des particuliers, elle en donnera avis au landvogt ou grand bailli, et, de concert avec lui, elle fixera un jour à la partie adverse pour s'expliquer sur le conflit; en même temps elle invitera ses confédérés à réunir leurs députés le même jour et au même lieu, pour les faire intervenir aux débats et faire connaître aux adversaires qu'ils font cause commune avec les plaignants. Si la partie assignée refuse de comparaître, les villes viendront en aide aux premiers dans les mesures que le landvogt décidera. » L'article 2 ajoute « Si dans une des villes un soulèvement réussit à renverser les représentants légitimes de l'Empire ou de la commune, ou à les désarmer et à s'en rendre maître, dès que la nouvelle en parviendra à ses confédérés, ils réuniront toutes leurs forces pour voler au secours de leur allié, et ne se retireront que lorsqu'ils auront rétabli l'ordre, et qu'au jugement du landvogt et des villes le dommage c.ausé aura été réparé. » Article 6 « Si dans une des villes alliées un bourgeois trame quelque chose contre le magistrat, le conseil de la communauté, on se bornera d'abord à le bannir de la ville et de la banlieue mais en même temps la ville lésée convoquera la ligue, au su du landvogt, et les confédérés prononceront contre le coupable telle peine clue de raison, et pendant tout le temps qu'elle aura déterminé, aucune des villes ne pourra le recevoir bourgeois ni lui accorder la résidence dans ses murs. Si au contraire on reconnaît que la plainte n'est pas fondée, la ligue veillera à ce qu'il soit rétabli dans ses droits. » Article 7 « L'alliance doit garantir aux villes en général, comme à chacune en particulier, ainsi qu'à leurs habitants, nobles et roturiers, les droits, franchises et bonnes coutumes dont ils sont en possession; les confédérés seront tenus d'agir contre ceux qui y porteront atteinte. » Article 8 « Au nom de l'obéissance qu'ils doivent à l'Empire, tous les habitants des villes alliées sont obligés de prêter serment à la ligue dès qu'ils en auront été requis par le landvogt, par le magistrat ou par le conseil de leurs villes respectives. Si dans le courant du mois ils ne se soumettent pas à cette formalité, ils seront bannis, et chez aucun autre confédéré ils ne pourront être admis au droit de bourgeoisie, ni prétendre à une assistance quelconque. » Article 9 « La paix provinciale ressortissant actuellement à l'Empire, l'alliance n'y portera pas atteinte, et la même défense est faite aux quindécemvirs que Charles IV a préposés à la paix publique comme aux seigneurs et aux villes qui en font partie, de ne rien tenter contre les
cités de la Décapole relativement à la ligue. » Article 10 « Sous la réserve des droits de la juridiction et de la souveraineté de l'Empire, le traité sera valable pour toute la durée de la vie de l'empereur Charles IV et pendant un an après sa mort. Toutefois l'empereur aura, en tout temps, le droit de rompre l'alliance, aussi bien que la paix provinciale. »
Les villes alliées de la Décapole étaiznt Colmar, Schlestad, Obernai, Rosheim,
CHAMP DE BATAILLE DE TURCKHEIM.
Mulhouse, Kaysersberg, Turckheim, Munster, Wissembourg et Haguenau. En jurant leur alliance conformément à la volonté impériale, les signataires ajoutèrent encore cet article final « Si l'une des villes devait refuser son adhésion, elle ne pourra réclamer le bénéfice de l'assistance commune; mais son abstention ne suspendra pas les effets du traité pour les autres villes confédérées. » C'est en vertu de cet acte que le landvogt convoqua les contingents de la Décapole pour prêter main-forte à Turckheim contre les vexations de Jean de Lupren. Après l'annexion de l'Alsace à la France, le roi Louis XIV institua, à la place des anciens schultheiss de l'Empire, un prévôt royal. Le dernier titulaire de cette fonction était Pierre Brobeck, le père de ma grand'mère maternelle. Excusiez ces
détails un peu trop étendus d'histoire locale. Si je vous retiens plus longtemps à Turckheim, c'est qu'ici votre guide a son foyer natal et que l'Alsace est devenue française par suite de la victoire remportée à Turckheim par Turenne sur les Allemands le 6 janvier 1675.
IV
MUNSTER, AU VAL DE SAINT-GRÉGOIRE.
Le chemin de fer doit nous conduire à Munster. En traversant la rue qui aboutit à la place du Marché, près de la grande porte, nous risquons d'être arrêtés par des gamins, réclamant à un cortège de noce le droit de passage. Allons, nous ne sommes pas de la noce. Vite en wagon, pour ne pas retenir le train impatient et pressé. Pressé, le train de Colmar à Munster, que nous prenons à la station de Turckheim, ne l'est pas trop au gré de certains voyageurs. Plus impatients, ces voyageurs trouvent bien lente la marche de la locomotive, qui emploie soixante-dix minutes pour un trajet de 17 kilomètres. La lenteur du train et ses arrêts répétés nous permettent de mieux voir les paysages de la vallée. Quelle succession de sites riants! Quelle verdure! Chaque station vous engage à descendre. En attendant la percée des Vosges, le chemin de fer s'arrête à la station de Munster, établie dès l'origine en prévision de cette traversée. Devant la gare s'ouvrent les avenues d'un joli square ombreux, avec les vertes pelouses du nouvel hôtel construit par la bourgeoisie de céans pour les visiteurs de la vallée. Le bâtiment des écoles primaires, un des plus beaux édifices du genre, dans un pays ,où l'instruction a été en honneur avant le régime de l'obligation, s'élève avec sa grille derrière les massifs d'arbres du square. Un peu plus loin, vient la Laube, ancienne halle aux blés convertie en remise pour les pompes à incendie. Puis le somptueux local de l'école réale, construit en fourche et bordé d'une grille le long de la route, comme les écoles primaires. Plus bas est le temple protestant de construction récente, en style roman pur, surmonté d'un clocher carré, avec des tourelles rondes plus petites sur les flancs et un porche largement ouvert, au-dessus d'un grand escalier à plusieurs gradins, le tout en pierres rouges voyantes. La place du Marché, devant l'escalier du temple, présente une fontaine au milieu d'une bordure d'ormes. L'hôtel de ville ou maison commune, caractérisé par son énorme pignon où l'on remarque l'ancienne aigle à deux têtes des empereurs A'Allemagne, masquée naguère par l'aigle napoléonienne, mais revenue au jour
par le hasard des événements, au-dessus d'une rangée de douze fenêtres étroites, serrées les unes contre les autres au premier étage, donne sur la place, vis-à-vis de l'ancien couvent des Bénédictins transformé en fabrique. L'église catholique, d'abord commune aux deux cultes, mais sans style, dresse sa flèche élancée un peu plus loin, à l'entrée basse de la ville. Autrefois, Munster, comme Turckheim, ville libre et impériale, après avoir été d'abord vassale du couvent, avait un mur
LES BORDS DE LA FECHT.
d'enceinte, maintenant démoli, par suite de l'extension des manufactures cotonnières. Celles-ci ont poussé un peu partout, en ville même et hors des murs, dans le bas et dans le haut, à droite et à gauche. Plusieurs liras de la Fecht, convertis en canaux usiniers, traversent les pâtés de vieilles maisons, à côté des rues étroites. Un peu en dehors, entre la ville et une grande filature de coton dont les murs jaunes fixent le regard, se trouvent les villas des familles industrielles au milieu de parcs touffus.
A première vue, vous apercevez peu de traces de l'ancien mur d'enceinte, dans la ville en voie de faire peau neuve. De toutes parts, des démolitions, côte à côte
avec des constructions nouvelles. Élevé en 1308, le mur d'enceinte était double et en forme de losange, entouré de fossés, flanqué de tours, pourvu de deux grandes portes, dans le haut et dans le bas, protégé du côté de la plaine par la jonction des deux principales branches de la Fecht, sorties de la grande et de la petite vallée. Déjà, avant que ces murs fussent démolis, vers la ville avait
PLACE DU MARCHE A MUNSTER.
deux faubourgs, où luthériens et catholiques se cantonnèrent à l'écart les uns des autres. Cette séparation des habitants des deux confessions a cessé avee les discussions religieuses, sous l'effet de la tolérance due aux progrès de l'esprit moderne. La maison commune, au grand pignon, date de 1550, d'une époque agitée, où les bourgeois, en quête d'émancipation, avaient souvent maille à partir avec le monastère, auquel Munster doit d'ailleurs son origine et son nom. Ce qui reste encore intact des bâtiments du monastère se réduit à peu de chose. Tout a été remanié au point de ne plus s'y reconnaître. Une seule aile du palais abbatial, qui donne sur
VUE DE MUNSTER.
la place, a conservé sa façade primitive. L'ensemble formait un vaste carré entouré de jardins. Il se composait d'un rez-de-chaussée très élevé, surmonté d'un entresol et d'un étage supérieur s'appuyant intérieurement sur une rangée d'arcades en pierres de taille, avec de vastes caves voûtées dans le dessous. Lorsque ces bâtiments furent vendus, en 1193, comme biens nationaux, les nouveaux propriétaires s'y installèrent chacun à sa convenance, sans se préoccuper de conserver les arrangements primitifs. Maintenant, une partie des locaux est occupée par des logements d'ouvriers. Les bureaux commerciaux de la maison Hartmann sont installés dans les appartements des abbés. Dans l'ancien réfectoire des moines, où l'on voit encore une tribune ornée de boiseries sculptées, se trouve une salle de danse et de spectacle. Autres temps, autres destinations.
Munster est devenu une petite cité éminemment industrielle, occupée surtout du travail du coton, filature, tissage, blanchiment, d'ailleurs prospère et qui fait des progrès continus. Sa transformation actuelle tient, comme sa croissance, au développement de ses fabriques. Directement ou indirectement, la population urbaine, à peu près tout entière, vit de l'industrie cotonnière, au même titre que les gens de la montagne subsistent par l'exploitation des forêts ou par l'élève du bétail. Si la ville s'embellit et grandit par des constructions nouvelles, si les rues s'élargissent et prennent plus d'air, si les habitants augmentent en nombre en même temps que leur bien-être s'accroît, la cause en est uniquement à cette industrie et à l'intelligence de ses promoteurs. Dire l'histoire de ceux-ci, c'est raconter l'histoire moderne de la ville. En 1790, un maître teinturier de Colmar, André Hartmann, acquit à Munster un petit atelier d'impression sur toile. Il donna un grand essor à la production des indiennes et des perses, ainsi que des étoffes pour meubles. Ses fils Jacques, Frédéric et Henri ajoutèrent aux a-tôliers d'impression des filatures et des tissages successivement agrandis, afin de fabriquer .eux-mêmes les toiles de coton à imprimer, au lieu de les acheter au dehors. Depuis 1857 les ateliers d'impression sont fermés. Mais la famille Hartmann, arrivée à la quatrième génération, n'en tient pas moins le premier rang dans l'industrie de la vallée. Elle exploite le blanchiment, outre 1 500 métiers à tisser et 62 000 broches de filature, occupant ensemble plus de 2 000 ouvriers, qui fournissent pour 15 millions de francs de marchandises. Au commencement de ce siècle, lors des débuts de l'industrie cotonnière, à l'époque où furent démolies les portes de la ville, en 1802, afin de rompre sa ceinture devenue trop étroite, Munster comptait seulement 2 500 habitants, contre 5130 au dernier recensement du 1 cr décembre 1880.
v
LE SCHLOSSWALD ET LUTTENBACH.
Allons au Schlosswald, avant de nous enfoncer plus loin dans la vallée. Le parc du Schlosswald doit son nom au château de Schwarzenburg, dont les ruines se dissimulent sous ses ombrages. Plusieurs chemins y mènent, comme pour aller à Rome. Aucun ne vaut, pour le charme du coup d'œil, celui par Eschbach, au détour duquel Munster apparaît sous son aspect le plus gracieux, dans une échappée, dérobant ses cheminées d'usines derrière les clochers, avec les blanches fermes de Hohroth sur la montagne en face. Ravissant paysage, n'est-ce pas? dans ce coin de terre où Fœil ne rencontre que des sites aimables. Dans le vallon d'Eschbach aucune usine n'a pris place. Nul bruit ne trouble le calme des journées d'été, où tous les bras valides du village sont occupés au travail des champs. Les maisons se tiennent sur les pentes abruptes de la montagne, entourées de jardins potagers et de champs de pommes de terre, avec de petits murs en pierres sèches pour retenir la terre végétale. Sur les versants à l'est du Solberg, qui plongent avec leurs ravins cachés sous de jeunes taillis, se montre le hameau d'Erschlitt, annexe où demeurent quelques familles welches, parlant le patois roman, au milieu de populations de langue allemande.
Les pentes du Schlosswald, parfaitement boisées jusqu'au sommet, s'élèvent en avant d'Eschbach, à côté des sapinières du Geisberg, formant une sorte de contrefort Un réseau de sentiers et de chemins enlace les flancs arrondis dudit contrefort de bas en haut. Par-ci par-là, des terrasses en balcons, avec leurs corbeilles de fleurs, à découvert ou ombragées, ménagent des échappées de vue tour à tour sur le débouché et les branches supérieures du val de la Fecht. Sans vous enfoncer au loin dans les profondeurs sauvages et reculées, vous avez déjà des massifs de hêtres et de sapins noirs, dont les troncs élancés et les couronnes touffues figurent comme la voûte d'un temple. Leur épais feuillage intercepte en partie les rayons solaires il produit une sorte de crépuscule qui rappelle le demi-jour de nos cathédrales gothiques. Le château de Schwarzenburg, ruiné depuis longtemps, jonche de ses débris le granit en place mis à nu. Qu'en reste-t-il encore? un mur percé d'une porte basse cintrée, les bases de deux tours rondes, un tronçon de tour tombé comme un anneau géant sur le sol sans se briser.
Au point culminant de ce parc montagneux, une sorte de rond-point, garni de fauteuils rustiques, domine toute la vallée antérieure avec un panorama splendide.
Une matinée suffit pour monter encore au Galgenberg et pousser jusqu'à Luttenbach en remontant la grande vallée. Le Galgenberg donne une vue étendue sur l'entrée de la grande vallée et sur la ville. Celle-ci est à ses pieds, comme au bas d'une tribune aérienne. Autrefois ces versants étaient revêtus de chênes séculaires. Quoi, les anciens prétendent à Munster que des chênes du Galgenberg datant des rois mérovingiens étaient encore debout au commencement de ce siècle! Ils ont été coupés et vendus afin de payer les contributions de guerre lors de 1 invasion des armées alliées en 1815. De même que les grands arbres, a disparu la potence plantée sur ces hauts lieux lors de la substitution dans la vieille cité impériale du supplice de la pendaison à la peine du glaive et du bûcher. Un procèsverbal rédigé le 20 juin 1660 constate que la potence du Galgenberg a été élevée ce jour-là en présence des deux prévôts de la ville, des conseillers, du greffier et de trente bourgeois en armes avec la bannière en tête. Le premier clou fut enfoncé solennellement par Thiébaut Herzog, au nom du prévôt en fonction, les autres par des ouvriers charpentiers. Fiat justitia, pereat mundus, dit le pasteur Scheurer, témoin de cette cérémonie.
VI
PROMENADE DANS LA GRANDE VALLÉE DE LA FECHT.
Après le Schlosswald et Luttenbach, voici Metzeral. Là, tout en soupant avec gaieté au Soleil d'Or, j'examine le local et ses clients. Les clients paraissent nombreux, car nous sommes au dimanche soir. Dans la vaste salle du rez-de-chaussée, les bourgeois de Metzeral, gens à leur aise, viennent entendre ce qu'il y a de nouveau, assis autour des tables rustiques en bois, près d'une bouteille de rouge, du vin de Turckheim, je crois. Cela fait du bien, allez, un bon verre, le dimanche soir, après une semaine d'énergique travail. Pourtant, tandis que les vieux restent en bas, les jeunes gens préfèrent se donner une partie de billard, au premier, avec de la bière. Au rez-de-chaussée, les murs sont garnis d'un lambrissage massif, bruni par le temps; le plafond a des poutres noircies par la fumée des lampes et du tabac. Au-dessus d'une petite armoire, où aboutit un tuyau de fontaine, dont vous entendez ruisseler l'eau toujours fraîche, vous voyez une pièce de calligraphie encadrée sous verre. C'est une composition de Steiner, l'ancien fermier anabaptiste de Lauchen, gentiment exécutée, avec cette conclusion ironique
Wer kein Geld hat, den lab mein Brunnen,
prévenant les visiteurs sans argent de se désaltérer à la fontaine. En d'autres termes, cela signifie qu'on ne trouve pas à boire à crédit au Soleil d'Or avertissement très moral, à mon avis. Outre la salle de billard au premier étage et la salle au vin du rez-de-chaussée, la maison offre aux amateurs une salle de danse spéciale et un quillier, car chacun doit s'amuser à sa façon. Point de jour de fête où la musique des ménétriers locaux ne convie la jeunesse à la valse. Et quand il n'y a pas fête au village, il y a fête à la montagne tout l'été durant. Jeunes gars et fillettes montent lestement au haut du Kahlenwassen pour y exercer leurs jambes
METZEIIAL.
sur le plancher du chaume. Les cavaliers manquent-ils, les jeunes filles ne se font pas scrupule de valser entre elles. Pour monter là-haut pour le pur amour de la danse, il faut du goût, de bons jarrets surtout. Qui n'a pas cela à vingt ans? Allons, allons, point de critique.
Tous les gens de l'auberge dorment encore à notre lever, de grand matin. Quatre heures sonnent et le jour entre par ma fenêtre. En un instant je suis au bas de l'escalier. Doucement, sans bruit, je tourne la clef de la porte. Temps splendide Quelle sensation de calme donne ce spectacle du matin! Vous n'entendez que le bruissement des fontaines. Pourtant, malgré le silence des rues, beaucoup de monde est déjà au travail à Metzeral, ceux-ci soignant le bétail, ceux-là dans les prés. En face du Soleil d'Or, qui occupe à peu près le centre du village, s'élève la principale maison d'école, joli bâtiment orné d'un clocheton. Outre cette école,
la commune en a quatre autres, dont deux à l'annexe de Mittlah. Les maisons sont propres, les rues aussi. Peu de toits de chaumes; sur les façades exposées aux pluies dominantes, des revêtements en bardeaux, peints de blanc, autour des fenêtres qui reluisent. L'ensemble de l'agglomération forme un village coquet, animé par le passage de la Fecht, aux eaux grossies par la jonction des affluents supérieurs. Quand on vient de Mulbach par l'Ackerfeld, le torrent bouillonne sous les berges d'un ravin escarpé, à côté de la route. Sur ses bords, les maisons se pressent appuyées aux angles de grands blocs erratiques, déposés par un ancien glacier. A la sortie du village vers la montagne, une partie des constructions remonte le long de l'affluent venu de Mittlah, une autre partie le long de l'affluent de Sondernach. De ce côté se trouve une filature de coton. Tout autour, une quantité d'arbres à fruits dans les champs des pommiers, des pruniers, de grands noyers bien verts, qui ombragent la route et donnent à la campagne environnante l'aspect d'un verger. Outre le blé et les pommes de terre, les habitants cultivent le chanvre pour la toile de ménage. Chaque ménage tient à avoir son potager pour les légumes. Suivant le chemin de Sondernach, nous montons derrière la romantique chapelle de l'Emm, à travers les champs et les prés qui recouvrent les premières pentes du contrefort, entre les deux vallées de Mittlah et de Sondernach. L'Emm tire son nom d'Emma, la fille de Charlemagne, le grand empereur, fiancée du preux Roland. Pendant les nuits sereines, me suis-je laissé dire, la blonde Emma descend sur la lisière du bois auprès de la chapelle en soupirant des stances amoureuses, attendant l'ombre de Roland, le héros de Roncevaux, qui vient la rejoindreau clair de lune, montrant les reflets de son armure entre les sapins. Des noyers,. des cerisiers garnissent prés et champs étagés en gradins, où le regard plonge, chemin faisant, sur le village de Sondernach, visible sous les arbres, allongé dans le sens de la vallée, coupé en deux parties, dont l'une remonte vers le Kahlenwassen par le Landersbach, l'autre vers le Lauchen par le Querben. Depuis le contrefort qui sépare le Mittlah de la Fecht de Sondernach, le regard embr assetoute la vallée moyenne, jusqu'à Munster. Pour jouir de la vue la plus étendue, il faut s'élever jusqu'à la cime de l'Anlass, à travers la futaie de sapins. Une clairière s'ouvre là-haut, dégagée par une coupe récente. Au moment de l'atteindre, j'entends la cloche des fabriques d'en bas qui appelle les ouvriers au travail. 11 peut être cinq heures et quart. Dans les pâturages élevés, la trompe des i-achers. résonne aussi par intervalles du côté du Hohneck.
Seul dans ma course matinale, je m'assieds sur une souche de la clairière. Cette cime forme une arête allongée, raide, étroite, avec d'énormes rochers degranit brisés admirable belvédère, un de nos plus beaux paysages des Vosges,,
UNE LESSIVE A METZEItAL.
compensant largement la peine de l'ascension Sous le ciel bleu et sous les tièdes effluves qui passent sur la montagne comme des caresses du soleil, on s'abandonne au plaisir de voir, de contempler, rêvant un peu, les yeux grands ouverts. Que l'air est doux, limpide, transparent! Quel parfum exhalent les fleurs! Autour de moi je compte cent plantes diverses épanouies, à corolle rouge, rose, violette, blanche ou jaune, de toutes les couleurs et de toutes les nuances. Il y a des orchis, des graminées, des oxalis, des pâquerettes, des pensées alpines, des fourrés de framboisiers et de sorbiers, aussi de vilaines orties qui piquent et puent. La digitale pourprée, les touffes de fougère dominent. Je regarde dans un sorbier un couple d'oiseaux apprendre à sa jeune couvée l'essai de ses ailes, le premier vol. Puis, pendant que je croque dans mon album le profil du Hohneck, un chevreuil au pelage roux se joue avec une parfaite quiétude au milieu des sapineaux, dont les jeunes pousses tendres l'allèchent. Un second chevreuil remue dans les buissons, humant la brise. Tout à coup les gracieuses bêtes tournent la tête de mon côté. Elles ont aperçu un hôte étranger. Et les voilà parties, détalant à fond de train à travers la nuit verte des bois. En un instant elles ont disparu, je les entends qui s'appellent sur le versant rapide du Mittlah,.
Vil
BUCHERONS ET SCHLITTEURS DES VOSGES.
Une excursion à Metzeral serait incomplète sans une visite aux schlitteurs et aux bûcherons du Herrenberg. Le chemin le plus direct pour le Herrenberg passe à Mittlah, en traversant à Metzeral le groupe de maisons qui fait face à l'auberge du Soleil d'Or. Il longe la base des pentes de l'Anlass dont nous sommes descendus ce matin.
Mittlah est une annexe dépendante de la commune de Metzeral, avec une population presque exclusivement catholique, tandis que les habitants de Metzeral sont luthériens. Les maisons du hameau se disséminent dans les deux vallées latérales du Kolben et du Herrenberg.
Véritable allée suspendue, accolée comme un balcon contre la paroi abrupte de la montagne, le chemin de schlitte par où nous allons voir à l'œuvre les forestiers de Mittlah s'enfonce sous la voûte feuillue des hêtr3s à travers laquelle la lumière se tamise. Par-ci, par-là, des éclaircies avec des échappées de vue sur la vallée, où les faneuses alertes retournent et mettent en meules le foin fraîchement
coupé, pendant que les faucheurs aiguisert et régalisent leurs faux ébréchées. Les petits coups secs de marteau frappés à intervalles réguliers sur les faux sont répétés par l'écho. Par places, où les sapins noirs font suite aux hêtres, la forêt devient plus sombre, plus profonde. Marchant toujours, nous élevant plus haut, bien longtemps, nous trouvons dans les profondeurs d'une futaie de grands sapins, aux
CABANE DE BUCHERONS.
troncs pareils à des fûts de colonne, une coupe nouvelle, près d'une des sources de la Fecht. Quantité de grands arbres gisent à terre, les uns encore entiers et ébranchés à peine, les autres sciés en morceaux longs d'un mètre et prêts à être débités en bûches. Au milieu de cet abatis, une cabane s'adosse contre un escarpement rocheux. C'est une construction très simple dans son exécution et par son plan. Des troncs de sapin et des écorces ramassées à l'entour composent tous les matériaux du rustique édifice. Les troncs placés les uns à côté des autres forment tout à la fois le pignon et les parois latérales, tandis que quelques branches soutenues
par des poutres dessinent un angle en formant le toit. Au lieu de tuiles, ce toit est recouvert d'écorces. Pour faire la cuisine à l'intérieur, il y a un foyer ménagé dans l'un des coins contre le rocher. Un trou dans le toit livre passage à la fumée bleuâtre et aux vapeurs que nous voyons trembloter au-dessus. Une planche retient les cendres du foyer. Une autre planche encore sert de cadre au lit. Quel lit! sans matelas, ni oreiller, ni couverture, ni édredon, ni draps. Dans les cabanes de bûcherons on se couche sur de simples ramilles de sapins entassées derrière la planche que nous avons indiquée. On y dort dans ses vêtements, comme les animaux dans leur fourrure.
Ces huttes, de la simplicité la plus primitive, sont remplacées sur certains points par des baraques quadrilatérales faites avec des arbres en billes couchées les unes sur les autres, avec des bûches de chauffage et des planches. Alors la construction exige plus d'art, mais elle reste si basse qu'un homme de grande taille ne peut s'y tenir debout. Des encadrements de planches dessinent autour de la pièce une sorte de divan rustique. Voulez-vous entrer par la porte, vous êtes obligé de vous plier en deux. Au milieu se trouve le foyer en pierres sur lequel se place le chaudron ou la poêle, et dont la fumée s'échappe par une sorte de cheminée, où des bûches entremêlées ferment le passage à la pluie et au vent. L'emploi du poêle en fonte en place du foyer primitif est rare. Ordinairement les bûcherons préfèrent un feu libre dont la flamme danse gaiement à leur vue, dont les reflets empourprent les parois de la baraque pendant les veillées. De tous les coins se dégage une odeur de résine qui remplit l'intérieur.
Quand le jour baisse, quand la voix lointaine du torrent gronde seule dans les profondeurs, ou mêle sa voix monotone au murmure des rameaux, l'ouvrier forestier rentre au gîte pour préparer le repas du soir préparatifs aussi simples que le menu accoutumé, composé de pommes de terre rôties sous la cendre ou cuites dans l'eau, sans beurre. Pour varier, il y a la soupe avec un peu de lard, du pain noir, et avec les pommes de terre un peu de fromage, mais point de lait. La boisson habituelle est l'eau pure de source; quelquefois de l'eau-de-vie, ce méchant schnapps prussien tiré des pommes de terre ou de blé distillé, car le vin coûte trop cher aux forestiers pour en boire pendant la semaine. Avec cela point de table à mettre ni à défaire, car chacun mange sur ses genoux. Après souper on allume sa bonne pipe. On cause un petit peu. Puis vient le sommeil, appelé par la fatigue, sur la couche de ramilles. Au lever du jour, avant l'apparition du soleil, dès que l'aube blanchit, le travail reprend, dur, âpre, excessif, le même un jour comme l'autre, toute la semaine durant. L'ouvrier forestier ne rentre à la maison et ne reste dans sa famille que le dimanche, à moins d'un temps trop mauvais, du samedi soir au
lundi matin. Si vous le rencontrez le lundi matin dans les sentiers de la montagne, vous le voyez retourner à la coupe vêtu de sa blouse ou d'une veste en grosse toile, portant sur le dos un sac de provisions. Autrefois, lors de mes explorations géologiques, j'ai connu tous ces rigoureux travailleurs. Quelques gorgées de kirsch offertes ici ou là, ont établi er tre nous une amitié durable.
Dans certains cantons de nos Vosges, l'abatage des bois, les coupes se font de préférence en hiver; dans d'autres, les forestiers sont occupés en toute saison Aussitôt l'arpentage et la délimitation d'une coupe terminés, le travail est mis en
INTÉRIEUR DE BUCHERONS.
adjudication. Des compagnies d'ouvriers soumissionnent l'entreprise. Celle qui montre le moins d'exigences ou qui accepte le prix le plus bas l'emporte. Parmi les associés de la compagnie adjudicataire, les uns se chargent d'abattre les arbres et de façonner les bois ce sont les bûcherons. Les autres effectuent les transports dans les vallons inférieurs, sur les chantiers de vente accessibles aux voitures ce sont les schlitteurs, au nom dérivé de schlitter, « transporter sur des schlittes ou traîneaux ». Tandis que l'abatage des arbres peut commencer sans opération préliminaire, il faut pour le schlittage commencer par l'établissement de la voie de transport, du chemin de schlitte. Avant la création des belles routes forestières d'exploitation qui pénètrent maintenant de tous côtés dans les montagnes, la construction des chemins de schlitte exigeait un énorme labeur. Aujourd'hui ces voies particulières ne dépassent guère plus d'une ou deux lieues de longueur. Nous
en avons parcouru beaucoup pendant nos courses. rappelez-vous la régularité de leur pente, assurée par de nombreux lacets, d'autant plus pressés, plus nombreux que le versant est plus abrupt. Il importe au schlitteur d'avoir un chemin avec une inclinaison suffisante pour le dispenser de tirer, pis trop rapide pour accélérer outre mesure le mouvement de la charge. Nécessairement la voie doit s'adapter à la configuration du terrain, en variant ses dispositions suivant que la pente augmente ou diminue. Quelles lignes sinueuses elle décrit! Elle glisse autour de la montagne, passe d'un contrefort à l'autre, revient sur elle-même, longe les vallées, s'accroche aux parois de rochers trop escarpés, s'appuie sur des murs de soutènement quand le sol lui manque, s'élance par-dessus les torrents en bonds audacieux pour s'enfoncer ensuite dans l'obscurité des bois et aboutir sur le chantier de vente établi au seuil de charmantes prairies. Formé de traverses régulièrement espacées, contre des piquets, ou fixées sur deux lignes de troncs d'arbres couchés à terre, le chemin de schlitte a l'apparence d'une échelle sans fin tant que l'appareil repose sur le sol, sa construction est assez simple. Quand le terrain subit des dépressions, elle se complique pour se maintenir de niveau au moyen de pièces en bois placées en travers pour les déclivités peu fortes, et avec des piles de bois ou des madriers placés debout, formant des ponts et des viaducs, quand une gorge étroite ou un courant d'eau barre brusquement le passage. Par places, les viaducs et les ponts construits ainsi sont à double étage. Alors les bûches empilées, les solives tantôt droites, tantôt inclinées et arc-boutées l'une contre l'autre, supportent un premier rang de troncs d'arbres, au-dessus desquels la voie se soutient à l'aide de chevrons comme une échelle suspendue, mais horizontale. En Lorraine, ces voies de transport s'appellent des raflons, au lieu de chemins de schlitte ou schlittwege, dans le dialecte alsacien.
Le schlitteur, l'homme qui conduit la schlitte, le traîneau, fabrique lui-même son véhicule, ainsi que le chemin. Comment s'effectue cet aire travail? Destiné à transporter de lourdes charges, devant être remonté au haut de la montagne par son conducteur pour chaque nouvelle course, le traîneau doit réunir la légèreté à la solidité. Aussi l'ouvrier choisit d'un œil attentif le bois à employer. Habituellement il se sert de frêne et d'érable. Le frêne forme la charpente du véhicule, l'érable les brancards. Sous les jambages inférieurs s'attachent des sortes de semelles, également de bois, taillées en bandes minces, susceptibles d'être renouvelées quand le frottement les a usées, car, malgré la précaution de graisser le bas des semelles après chaque voyage, celles-ci s'usent vite, comme brûlées par la rapidité du mouvement et sous le poids de la charge. Écoutez les trains de schlitte passer à la descente! Six, huit, dix traîneaux et plus se suivent à la file, chacun
avec -son propre conducteur sur le devant, les bras aux brancards. Un fort grincement les annonce au loin par ses notes stridentes. Une fois lancée sur la voie, la
U N M A L 11 E U »
masse en mouvement, tend naturellement à accélérer sa marche. Une sorte de lutte s'engage, dans ce cas, entre la charbe qui descend et l'homme qui la dirige. Malheur au schlitteur si son genou fléchit, si son soulier glisse sur une traverse, s'il ne
réussit plus à modérer la course du traîneau! En moins de temps que je n'en mets à vous le dire, le pauvre conducteur est renversé, son corps et ses membres sont broyés sous le poids de son chargement croulant. Quelques jours plus tard, une croix de bois, où viennent prier de pauvres enfants en larmes, marque au bord du chemin le lieu de l'accident. La statistique enregistre une victime de plus Puis des violettes et des campanules bleues fleurissent sur cette place, sous la croix, qui reste pour les passants un signe de malheur.
Comme les hommes occupés au schlittage d'une manière continue ont le teint pâle Leur maigreur maladive rappelle la physionomie de certains ouvriers de fabrique ou des artisans à demi asphyxiés des villes, non celle de vigoureux montagnards vivant au grand air. Les efforts excessifs et la contention musculaire exigés par ce travail altèrent leur constitution, sans un régime suffisamment réparateur. A cause de la longueur du trajet, et pour ne pas trop multiplier les courses, ils chargent le plus possible leur traîneau. Si la charge se compose de bois de chauffage en bûches, ils enlèvent du coup jusqu'à une ou deux cordes, soit six stères, la provision d'un ménage pour tout un hiver. Si ce sont des troncs pour bois de construction, long de dix à douze mètres, il faut pour les mouvoir deux traîneaux, chacun gouverné par un homme. Il faut aussi deux hommes pour conduire les chargements simples au passage des viaducs ou des ponts. L'un des conducteurs se place entre les brancards pour diriger le véhicule; l'autre en bas pour le maintenir au moyen d'une corde. Lorsque les madriers employés dans la construction des ponts ne sont pas assez forts, ils craquent et fléchissent sous le poids, de manière à donner le frisson. A la remonte, qui tient lieu de récréation, les schlitteurs prennent le traîneau sur les épaules, allument une pipe, regagnent les hauteurs à pas lents pour chercher un nouveau chargement. Rude labeur, n'est-ce pas? Et pour quel salaire! C'est se tuer de fatigue pour ne pas mourir de faim. Toutes les températures ni toutes les saisons ne conviennent pas également pour le schlittage Une grande chaleur dispose les traîneaux à prendre feu, car les semelles se charbonnent et se griment sous le frottement. La pluie, au contraire, expose le schlitteur à glisser en précipitant sa marche sur les traverses mouillées. Après une averse ou une pluie continue, le transport doit s'arrêter. Survient-il une ondée pendant la descente, il vaut mieux abandonner les brancards par un saut brusque de côté, quitte à laisser le traîneau faire la culbute un peu tôt, un peu tard. Quand tous les produits d'une coupe sont descendus troncs, bûches, fagots, souches, écorces, le chemin de schlitte devient ,inutile et sera abandonné pendant dix à quinze ans. Dix à quinze ans d'abandon! Mais dans cet intervalle les matériaux de la schlitte ou du rafton pourront pourrir. Aussi les schlitteurs s'empressent
ordinairement de démolir la voie à la fin de leur tâche, commençant par en haut pour conduire sur le chantier de vente les bûches et les troncs qui composent les montants et les traverses à mesure de leur enlèvement. Emblème des dominations politiques, le chemin de schlitte aide et facilite pendant la dernière phase de son existence l'œuvre de ses démolisseurs.
Ordinairement le dépôt de bois provenant d'une coupe se trouve sur un chantier, dans une prairie, à la partie supérieure des vallées, où vient aboutir un chemin ou une route carrossable, sur le bord d'un torrent ou d'un ruisseau, comme nous l'avons vu en montant au Herrenberg à la maison forestière de Kiwi. Autrefois, avant l'avènement des chemins de fer, qui s'avancent de plus en plus dans le haut des vallées, avant la construction des nouvelles routes forestières qui franchissent les montagnes, le transport des schlitteurs se continuait par le flottage. On jetait dans le courant bûches et troncs, à charge pour les torrents et les rivières, ces chemins qui marchent, de mener le tout où l'on voulait, jusqu'à Strasbourg et à Colmar.
VIII
EXPLOITATION DES FORÊTS. ESPÈCES D'ARBRES CULTIVÉES.
Abattre et détruire! oh! la vilaine tâche Je ne vois jamais une coupe de forêt sans un sentiment de regret, surtout quand les arbres sont forts et vigoureux. Passe encore pour les chétifs taillis exploités à titre de propriétés privées, comme un champ de seigle. Ceux-là, ni la nature ni le paysage ne perdent rien à les voir enlever. Mais les vieilles futaies qui ont mis des siècles à grandir, dont la fière couronne se dresse en face du ciel comme un témoignage de la puissance créatrice ces bois majestueux dont la hache n'a jamais troublé le silence ni éclairci les sombres voûtes, n'est-ce pas une profanation que de les toucher? Temples austères, élevés par le souffle de Dieu, consacrés par le culte de nos ancêtres, nos profondes forêts vosgiennes, dans le calme solennel de leurs massifs impénétrables à la lumière d'en haut, impriment au visiteur une sensation de religieux respect, plus intense, plus vif que ne le font tous les édifices voués au culte divin par la main des hommes. Quiconqu.e sort des forêts reculées du Kolben, du Rothried, du Lauchen, du Hohwald et du Donon, doit comprendre le pieux frisson d'Ibycus à l'entrée du bosquet de Poséidon, chanté par les poètes grecs, car la nuit vous enveloppe presque, après avoir pénétré dans l'épais massif aux troncs plusieurs
fois séculaires, d'une hauteur telle que le regard ne l'atteint pas, d'une taille que trois hommes ne peuvent embrasser. Pas un rayon de soleil ne passe à travers les dômes épais d'aiguilles touffues. C'est à peine si quelques rares gouttes y descendent. Un calme solennel vous entoure, interrompu seulement par le bruissement des cimes invisibles. Celui qui, en pré-sence de pareils aspects, n'éprouve pas un sentiment de piété, celui-là est le jouet d'une légèreté incorrigible et ne possède pas une étincelle du feu divin de la poésie.
Et quand les grands sapins étagés dans les profondeurs des vallées viennent à escalader les pentes en s'éclaircissant davantage, leur position élevée semble accroître leur taille. Ils montent superbes dans l'azur du ciel ou dans l'air chargé de brouillards. Beaucoup se tiennent audacieusement sur les rochers, où la subsistance semble devoir leur manquer. Étreignant leur base avec force contre leurs vigoureuses racines, ils bravent les tempêtes et la foudre. Aujourd'hui les beaux arbres de nos forêts sont en train dé partir par les nouvelles routes qui ne connaissent plus d'obstacle. Quelques générations encore, et, si l'État n'intervient pas en conservateur, les sujets le fortes dimensions n'existeront plus que dans nos souvenirs.
Sous le régime français, les coupes se faisaient, dans les forêts de l'État, par les adjudicataires du bois. L'administration allemande se charge actuellement elle-même de l'abatage pour vendre les bo.is débités en bûches, en grumes ou en troncs entiers, suivant les besoins du commerce. Entre les deux systèmes, le second paraît présenter le plus d'avantage, sinon pour le profit immédiat, du moins pour le repeuplement et la conservation des forêts. L'administration forestière construit même des scieries pour la confection des planches. Situées dans des endroits pittoresques, ces scieries que nous. rencontrons dans toutes nos courses de montagnes ne manquent pas de charme avee leurs cheminées fumantes au milieu de la verdure. Elles se tiennent naturellement au bord d'un torrent ou d'un ruisseau, sur les points où la chute est suffisante et au milieu des bois qui doivent les alimenter. Presque jamais la scierie ne chôme, ni les jours de fête ni la nuit. Son bruit monotone se mêle au grave murmure du flot sauvage. Quand vous descendez la nuit, par le chemin de la vallée, la lampe du scieur, allumée dès que l'ombre enveloppe les montagnes, projette ses lueurs et brille à travers les rameaux comme une étoile propice.
Quelques chiffres touchant la statistique des forêts de l'Alsace-Lorraine seraient ici à leur place. Sur une superficie totale de 1 450 810 hectares, notre pays présente 446270 hectares de forêts, soit 30 pour 100 de sol boisé sur l'ensemble du territoire et 29 ares par tête d'habitant. Sur cette étendue de 446 270 hectares de
ROUTE DE SCHLITTAGE.
forêts, il y a 133 845 hectares pour le domaine propre de l'État, hectares indivis entre l'État et les communes, 191 554 hectares aux communes, 2 306 à des institutions privées, et hectares aux particuliers. Ensemble les forêts placées sous la surveillance de l'État livrent annuellement 1 463 166 mètres cubes de bois, soit en moyenne 4,18 mètres cubes par hectare. Le revenu brut annuel des forêts domaniales s'élève à 60 francs, le revenu net à 33 fr. 50 par hectare. Au point de vue de la répartition des essences, nous avons en Alsace-Lorraine 34 pour 100 de sapins, 33 de hêtres, 19 de pins, 11 de chênes, le restant d'autres bois feuillus le sapin prédomine dans les Hautes-Vosges, le hêtre dans les BassesVosges.
Comme le plus haut sommet des Vosges, le Grand-Ballon, ne dépasse pas 1 426 mètres d'altitude, les influences climatologiques permettent la culture du bois sur toute l'étendue de cette chaîne de montagnes, depuis le fond des vallées jusqu'aux dernières cimes. Autrefois toute la surface de nos montagnes était boisée, car on rencontre partout au milieu des pâturages, maintenant dénudés, des souches de sapins et de hêtres indiquant par leurs dimensions des arbres de la plus belle venue. Pourquoi ces arbres ont-ils disparu sur les hautes cimes? les habitudes et les mœurs de nos campagnards l'expliquent suffisamment. Les bois des cimes gazonnées ont été détruits en vue des pâturages. Une fois détruits, le froid, les vents, la neige entravent leur relèvement ou leur reproduction. Tandis que les forestiers proclament les avantages du reboisement, la population pastorale des vallées s'efforce d'augmenter l'étendue des pâturages ou s'obstine à maintenir opiniâtrement à l'état de pâture les terrains dégarnis de bois. En outre, sur bien des points, les plantations nouvelles ont été détruites sans pitié, avec force protestations adressées aux préfets, chaque fois que le zèle des forestiers empiétait sur les pâturages. Puis la dent du bétail avide rétrécit le domaine boisé dans tous les cantons où se relâche la surveillance.
Malgré cela, notre domaine forestier des Vosges reste encore beau dans son ensemble. Si nous considérons la végétation de nos montagnes, nous voyons immédiatement au-dessus des vignobles, et jusqu'au fond des vallées sur les versants moins chauds, le châtaignier et le chêne, tous deux exploités en taillis. Le châtaignier est une essence estimée, très utile sous tous les rapports. Après la zone du châtaignier et du chêne vient celle du sapin, l'essence dominante dans les Hautes-Vosges et la richesse de nos montagnes. Exclu de la plaine comme arbre forestier, le sapin commun, Abies pectinata ou Pinus abies, dépasse souvent une taille de quarante mètres. C'est à ses sombres massifs que la ForêtNoire doit son nom caractéristique. Difficile à élever sur les points où le climat et
UNE FORÊT DES VOSGES.
le sol ne lui conviennent pas bien, le sapin commun se maintient, se multiplie sans peine partout où il prend pied spontanément sans le concours de l'homme. Cette facilité de reproduction est frappante dans les Vosges. Souvent le sapin, au lieu de former à lui seul de vastes massifs, se mêle à des bois feuillus tels que le frêne, l'érable, le hêtre. Le hêtre, Fagus sylvatica, se multiplie d'autant plus que le sol s'élève davantage et gagne en altitude, dominant surtout dans le massif des Basses-Vosges. Non seulement il accompagne le sapin jusque dans ses dernières stations, mais il monte plus haut pour couronner les sommets les plus élevés, tout au moins sous forme de buissons. Dans nos montagnes d'Alsace, comme dans la Forêt-Noire, l'habitat du hêtre dépasse la zone du sapin, tandis que sur les autres montagnes de l'Europe les conifères atteignent une altitude supérieure à celle des bois feuillus. Dans la plaine nous ne le possédons en massifs considérables que dans la partie nord de la forêt de Haguenau, entre Hatten, Niederrodern et Kœnigsbruck.
A côté du sapin vient aussi l'épicéa, Pinus pica, qui ne lui cède que peu pour la taille et pour la beauté, mais dont le bois se prête à des emplois plus rémunérateurs. Cette espèce, partout où nous la rencontrons dans les Vosges, y a été introduite par la main de l'homme. Le pin ordinaire, Pinus sylvestris, semble aussi avoir été introduit dans nos montagnes artificiellement, comme l'épicéa. Il ne se propage que par exception sur les bons sols du grès vosgien, et ne couvre de grandes surfaces que dans la forêt de Haguenau, en plaine. En se mêlant au sapin, il acquiert pourtant une certaine beauté. Ses massifs sont particulièrement remarquables dans le district de Wasselonne, où ils excitent l'admiration de tous les visiteurs. Le plus souvent il se confine sur les sols maigres et revêt les pentes les plus exposées à l'ardeur du soleil.
Dans différents, cantons on a introduit avec succès le mélèze des Alpes, Pinus larix. Établissant une sorte de transition des arbres à aiguilles aux bois feuillus, le mélèze ne semble pourtant pas disposé à se propager dans les Vosges, malgré quelques essais d'acclimatation bien réussis. Cela n'est pas un mal pour nos forêts, parce que le mélèze ne présente pas les avantages du sapin et que son tronc résiste mal aux vents violents. Quant aux chênes de haute futaie, Querc2cs pedunculata, assez répandus à la base des montagnes et dans le bas des vallées, ils en forment pas dans cette région des massifs aussi importants qu'en plaine.
IX
L'AGRICULTURE PASTORALE ET LES HAUTS PATURAGES.
Malgré la richesse de leurs forêts, les habitants du Val de Munster vivaient surtout d'agriculture pastorale et de leurs alpages, avant l'introduction de l'industrie
FILEUSES DE SONDE RNAC El
cotonnière. Dans le dialecte local, les hauts pâturages s'appellent Wassen, chaumes dans les parties françaises, en opposition au nom de Krieter, qui sert à désigner les terrains communaux de la montagne cultivés de seigle ou de pommes de terre. Les pâtres ou marcaires y montent a.vec leurs vaches et leurs ustensiles à fromage vers la Saint-Urbain, le 25 mai, rarement plus tôt.
Ce départ pour le pâturage, effectué au tintement des clochettes que les vaches
portent au cou, offre un réjouissant spectacle. Comme elles son contentes de sortir, ces bêtes! Comme les échos des vertes sapinières retentissent de leurs appels! Elles s'élèvent à pas mesurés dans les sentiers de la montagne, joyeuses de humer l'air pur et de brouter les plantes aromatiques. A la suite du troupeau marche le marcaire avec son garçon. Tous deux portent sur le dos des seaux à lait blancs et larges, proprets, reluisants. Eux aussi ils saluent de leurs chants, mêlés aux mugissements du bétail, les sites connus des pâturages ensoleillés, où quatre mois durant ils vont demeurer loin du village. Une charrette, attelée d'un âne, a conduit la veille au chalet de la fromagerie les gros ustensiles pour l'installation de la saison. On ne compte pas moins de deux cents de ces chalets à fromage sur les hauts pâturages des Vosges. Dans l'intérieur, la première pièce sert à la fois de cuisine, de fromagerie et d'habitation, où reluisent au regard les ustensiles de traite, lavés plusieurs fois par jour. A côté de la fromagerie s'ouvre ordinairement une chambrette, basse aussi, éclairée faiblement, renfermant un lit en forme d'armoire pratiquée dans le mur. Une table en bois, un banc, une sorte d'étagère pour les ustensiles de cuisine les plus indispensables, composent tout l'ameublement. L'étable se trouve sous le même toit que la fromagerie ou à part, suivant l'importance de l'exploitation et le nombre des vaches. Nécessairement les chalets s'adossent contre des versants abrités ou dans les creux que les forts vents ne battent pas trop et où le bétail se retire à l'approche des orages. Marcaire signifie un homme qui tient des vaches dans les pâturages élevés de la montagne pour la fabrication du fromage. Le mot est une corruption de l'allemand Melker, trayeur; le verbe melhen se traduit en bon français par traire. En fait de costume, ils portent un pantalon et une veste en toile de chanvre, une calotte de cuir ronde et des sabots. Vêtus légèrement, ils sont endurcis et résistent à toutes les intempéries. Leur aide ou garçon, le Kaesbub, descend chaque jour au village pour y porter avec un âne les fromages faits la veillç, Dans les grandes exploitations on garde les fromages au chalet, dans une cave spéciale. Alors les vaches entretenues n'appartiennent pas toutes au marcaire exploitant. La plupart sont louées pour la durée de la saison à un prix proportionné à leur lait. Une bête rapporte, pendant la saison de l'alpage, en moyenne un loyer égal à la valeur d'un quintal de fromage. La production des alpages vosgiens s'élève, une année dans l'autre, peut-être à deux cent mille quintaux. A elle seule, la vallée de Munster a livré au commerce cent soixante-dix mille kilogrammes de fromage, au prix de 56 à 70 francs le quintal de cent livres, sans compter les fromages fabriqués dans les ménages qui n'en font pas leur industrie spéciale. On distingue le produit en fromages gras et en fromages maigres.
Dans le canton de Lapoutroie, huit cent quarante et un ménages s'occupent actuellement aussi de l'industrie du fromage. Au seul village du Bonhomme, deux cent cinquante familles font du fromage à vendre, et deux cent une à la Baroche.
POÊLE DE PAYSANS A SOXDERNACH.
Sauf une marcairie de plus grande importance sur le territoire de la Baroche, qui fabrique des fromages gras pareils à ceux de Munster, les produits de ce canton sont généralement maigres, tirés du lait écrémé. La Baroche livre au commerce cent cinquante mille kilogrammes de ces petits fromages maigres, au prix de
cinquante francs le quintal de cinquante kilogrammes. L'exportation totale des fromages du canton de Lapoutroie dépasse huit cent mille kilogrammes par an. Dans la vallée de Saint-Amarin il y a une grande fromagerie à Oderen, livrant trois mille kilogrammes par an, et deux à Rimbach avec trois cents kilogrammes chacune, non compté la production des ménages, qui dépasse sept mille cinq cents kilogrammes dans la seule commune d'Oderen. Dans la vallée de Masevaux, Kirchberg et Niederbruck ont des fromageries qui rendent trois mille kilogrammes chacune. Une association organisée en fruiterie à Lucelle, dans le Sundgau, fournit, bon an mal an, vingt-six mille cinq cents kilogrammes, tandis que la Société laitière de Mulhouse livre également plus de soixante mille kilogrammes annuellement. Sur le versant lorrain des Vosges, la première place appartient aux fromages de la Bresse et de Cornimont, de qualité analogue au munster. Ces fromages de Lorraine se vendent sous le nom de géromé ou de gérardmer, qui s'est étendu dans le commerce à tous les produits de la région. A lui seul, l'arrondissement de Remiremont produits quatre millions de kilogrammes, d'après l'enquête agricole de 1866, l'arrondissement de Saint-Dié plus de sept millions. La composition des fourrages influe beaucoup sur la qualité de ces fromages, De l'avis des connaisseurs, telle serait l'influence du fourrage sur le goût, que le goût de la pâte permettrait de déterminer les espèces de plantes qui prédominent dans la nourriture donnée aux vaches. Comme la qualité varie aussi d'une ferme à l'autre sur le même coteau, le mode de préparation, le degré de propreté et le choix des ustensiles ne doivent pas non plus être sans influence. Suffisantes autrefois pour l'entretien de la population, la fabrication du fromage et la culture du sol ne peuvent plus nourrir aujourd'hui les habitants de plus en plus nombreux de la vallée. Pourtant il n'y a pas un coin de terre cultivable qui ne soit mis en valeur et auquel les montagnards n'arrachent tout ce qu'il peut donner. A côté des prairies qui occupent les terrains irrigables dans le fond des vallées, des jardins potagers, le chanvre, le seigle, surtout la pomme de terre, occupent les points où la terre végétale ne manque pas, où le soleil donne assez de chaleur. Personne ne nous contredira si nous attribuons au développement de l'industrie du coton une augmentation de bien-être. Je me suis laissé dire que beaucoup de familles, dans la vallée, à une époque peu éloignée de nous, ne mangeaient que des pommes de terre de la récolte précédente, en prévision de disettes possibles. On se souvient encore de la disette causée par la récolte manquée de l'année 1816, si mauvaise que le sac de blé se payait de 100 à 110 francs, le sac de pommes de terre jusqu'à 40 francs. Une quantité de gens ne trouvèrent à manger pendant des semaines que des orties et des herbes sauvages. Telle était la misère que de nom-
breuses familles vendirent leurs biens pour émigrer en Amérique. Maintenant encore, les pommes de terre et le laitage constituent le fond de la nourriture, dans laquelle pourtant la viande entre pour une plus large part. Bien des vieillards parlent du temps où le café était inconnu chez eux.
Comme ailleurs aussi, dans la vallée de Munster, le costume ancien s en va avec les vieux usages. Quoi! les hommes ont été les premiers à changer la coupe de leurs habits. A part quelques têtes grises plus tenaces, ils ne portent plus le grand tricorne de feutre, la capote marron allongée avec boutons de métal, le gilet noir, les culottes grises, les longs bas et les souliers à boucles.. Chez les femmes, le costume traditionnel résiste davantage, non seulement pour les vieilles mères, mais encore chez les jeunes filles des familles agricoles. Celles-là conservent, malgré un minois souvent gentil et des yeux agréables, le bonnet noir à huppe sous lequel s'abrite la chevelure dressée au haut de la tête, combiné avec la jupe courte et la camisole qui s'entr'ouvre pour laisser voir un corsage blanc, en toile de ménage faite avec le lin et le chanvre filés pendant l'hiver. Par-dessus le bonnet à huppe, agrémenté de rubans rouges, jeunes filles et grand'mères ont encore, quand il pleut et quand le soleil pique, un chapeau de paille à larges bords, remplaçant avec avantage le parapluie moderne. Les modes françaises, copiées sur des modèles toujours défraîchis et d'un effet singulièrement fagoté, sont davantage l'apanage des ouvrières de fabriques, qui touchent leur paye par quinzaines et ne vivent pas, comme les autres, de l'agriculture et de l'élève du bétail. Sans le chemin de fer, ce grand niveleur, ni le costume ni les traditions n'auraient changé en l'espace de dix années chez les bourgeois du ci-devant val de Saint-Grégoire.
x
ÉVOLUTION D'UNE COMMUNE RURALE.
Suivant la tradition, les premiers colons de la vallée de Munster seraient venus d'Écosse et d Irlande. Les érudits citent à l'appui de cette opinion les noms de Woday, Waray, Magay, Lamey, Haday et Haberey, Nâss et Iltiss, portés par d anciennes familles et dont la syllabe finale doit avoir une désinence irlandaise. Tous les villages du canton au-dessus de Munster doivent leur origine à d'anciennes fermes de l'abbaye, ainsi que la ville elle-même. Jusqu'à la révolution de 1789, Munster et les villages en amont du confluent de la grande et de la petite vallée ont formé ensemble une seule commune, avec la même administration et une ban-
lieue indivise. L'indivision des biens communaux a même duré jusqu en 1846, époque à laquelle est intervenu un procès, suivi d'un partage, qui a attribué à chacune des neuf localités détachées de la communauté primitive sa part propre de terres et de forêts.
Avant l'arrivée des ermites qui ont fondé le moutier du confluent des branches supérieures du val de Saint-Grégoire, une épaisse forêt vierge couvrait toute la contrée jusqu'au sommet des montagnes, occupée par l'ours, l'aurochs et le cheval sauvage, par l'aigle et le vautour. Point d'habitation humaine dans ces profondeurs, où seuls le mugissement des torrents et le cri des fauves interrompaient le silence des solitudes. Au commencement du me siècle de l'ère chrétienne, des religieux venus d'Italie se retirèrent dans ces forêts pour y vivre et y mourir loin du monde. Ils étaient disciples de saint Grégoire, le grand pape. Ils avaient vécu à Rome sous sa règle.
Jusque vers l'an 666, les religieux ne possédèrent « aucuns biens temporels, ni aucun revenu fixe », vivant « du travail de leurs mains, sans être à charge à personne ». Plusieurs de ces religieux ayant été appelés au siège épiscopal de Strasbourg, le roi des Francs, Childéric II, fit à leur congrégation une première donation. La donation « étoit du lieu où est bastie l'abbaye et de la plus grande partie du terrain qui s'étend vers le couchant dans les vallées, le long des deux ruisseaux du Fach, Duæ Fachina, et peut-être de toute la vallée, depuis les hautes montagnes qui sont au couchant et qui séparent la Lorraine de l'Alsace jusqu'à Turckheim, car l'abbaye étoit en possession de tout ce terrain dès son origine ». Ainsi s'exprime dom Calmet, qui fut lui-même moine de l'ordre des Bénédictins, dont releva plus tard l'abbaye de Munster. Pourtant le titre original de la donation de Childéric n'existait déjà plus au temps de dom Calmet, qui ajoute plus loin « L'on trouve une donation de Louis le Débonnaire d'une forêt qui s'étendoit depuis le ruisseau de Breitenbach jusqu'à la montagne de Schwarzburg; c'est, je pense, tout ce qui restoit au fisc du roi dans la vallée de Munster, tout le reste ayant été donné auparavant par Childéric II »
Non seulement les religieux du val de Saint-Grégoire fournirent au siège de Strasbourg les évêques Ansoald, Justus, Maximin, Heddon, Remi et Rachion, pendant le me et le vue siècle mais plusieurs moururent même en odeur de sainteté. Devenus propriétaires du sol de la vallée, les supérieurs du monastère autorisèrent autour d'eux l'établissement de colons pour le défrichement et la mise en culture d'une partie du territoire. Ces colons, dont les premiers, considérés comme Écossais, paraissent être venus des îles Britanniques, occupèrent des fermes, noyaux des agglomérations actuelles, dont l'érection en communes indé-
VUE DE MUNSTER AVANT LA CONSTRUCTION DU CHEMIN DE FER.
pendantes, distinctes de la ville de Munster, s'effectua seulement après la révolution de 1789.
Au ixe siècle, le territoire de la vallée, avec le domaine de l'abbaye et les établissements ruraux successivement formés autour du moutier des religieux soumis à la règle de Saint-Benoît, formait ce que, dans le langage d'alors, on appelait une Marche, Marcha en latin et illarck en allemand.
Le premier rudiment de la commune rurale se trouve dans l'exploitation primitive de la Marck. Dans le vieil allemand une Nlarck signifiait un certain territoire composé d'ordinaire de champs, de pâturages et de forêts. Encore de nos jours, le mot Gem.arckzcng sert à désigner le territoire d'une commune. Toutes les parties de ce territoire qui ne tombaient pas dans- le domaine privé des incolats, entre autres les eaux, les pâturages et les forêts, étaient laissées à l'usage de ceux-ci et formaient leur patrimoine commun. L'exploitation de ce patrimoine nécessita une espèce d'administration qui en réglât et en surveillât la jouissance. De cette association sortit la constitution en communes, et les exemples les plus anciens d'organisation communale dans les campagnes de l'Alsace remontent aux associations formées entre les diverses familles d'incolats attachées à l'exploitation des marcks, en tant que propriété indivise de plusieurs communes. Nos Houschafften du Bas-Rhin et nos Heyngeraide, dont l'origine remonte aux rois mérovingiens, ne se sont pas formés autrement. Toutefois, avant de prendre leur organisation municipale définitive, les associations agricoles des Marcks, celle de Munster comme les autres, ont passé par un état intermédiaire, par le régime colonger, dont l'abbé Hanauer a esquissé l'histoire dans son livre sur les Institutions rurales de l'Alsace au moyen âge. La charte colongère de Munster, curieuse à divers titres, mériterait d'être reproduite ici en entier. Bornons-nous à constater dans ce document la reconnaissance de la commune par l'abbaye. Les clefs d.e la ville, autrefois deposées chez les abbés, au monastère, sont dorénavant remises au magistrat municipal. Les localités annexes de la vallée, membres de la même commune, jouissent des mêmes avantages que les bourgeois du centre de Munster et envoient leurs représentants aux séances du conseil à l'hôtel de ville. Ce conseil, composé de dix-sept membres, comprend un prévôt impérial, président de droit du magistrat, avec deux maires élus par les bourgeois, trois assesseurs désignés par l'abbé et quatre assesseurs choisis par la ville, plus six assesseurs représentés par les schultheiss des grands villages et un dernier assesseur nommé par les trois petits villages réunis. Les petits villages étaient Eschbach, Luttenbach et Hohroth; les grands villages, Muhlbach, Breitenbach, Metzeral et Sondernach dans le Grossthal, Stosswihr et Sulzeren dans le Kleinthal. Chaque année, le 1er janvier, un des deux
maires remettait alternativement l'administration à l'autre. Quant aux bourgeois de la ville, ils étaient partagés en quatre corporations, dont chacune nommait deux chefs ou zunftmeister, tandis que les six grands villages avaient de leur côté deux chefs de corporations chacun, et les trois petits villages deux chefs ensemble, soit en tout un corps de vingt-deux zunftmeister pour la ville et la vallée réunies. XI
LA ROUTE DE LA SCHLUCHT, DE L'ALSACE EN LORRAINE.
Au-dessus de Munster est le col de la Schlucht, un des points les plus dignes d'être visités dans les Vosges. Élevé à 1150 mètres d'altitude, il a un accès facile, malgré sa hauteur, par les deux versants de l'Alsace et de la Lorraine. Une magnifique route de montagne y conduit, reliant Munster avec Gérardmer. Au point culminant de la route on trouve un chalet-hôtel, avec vue sur le versant alsacien, au-dessus de la gorge qui descend dans la vallée de la Fecht. Nulle part vous ne rencontrez une plus grande affluence de touristes, ni au cirque de Gavarnie dans les Pyrénées, ni à la chute du Rhin à Schaffhouse, ni au Giesbach de l'Oberland bernois. Aucun passage des Vosges ne mérite d'ailleurs une égale attention pour la hardiesse de l'exécution ou pour la grandeur du paysage.
La route de la Schlucht mesure une longueur totale de 32 kilomètres, dont 17 jusqu'à Munster et 15 jusqu'à Gérardmer, dans les deux directions opposées, à partir de la frontière où s'élève le chalet. Au point où la route franchit le faîte, les montagnes se dépriment, comme pour inviter au passage. A droite et à gauche, le Hohneck porte sa tête à plus de 200 mètres d'élévation verticale au-dessus du col, le Tanneck à 150 mètres. Jusqu'à l'achèvement de la route, en 1860, le passage s'effectuait par un méchant petit chemin raboteux, à peine praticable aux bêtes de somme, avec des charges légères, ou bien encore au moyen de schlittes pour l'exploitation des bois. Aujourd'hui, plus de difficultés qui entravent les communications et les transports d'Alsace en Lorraine ou de Lorraine en Alsace. S'il se présente un torrent, la route défie ses eaux tumultueuses et les franchit d'un saut sur des ponts solides. Si les monts opposent des flancs trop abrupts, elle s'y accroche en s'allongeant sous forme de lacets multiples comme les replis d'un serpent. Vallées, villages, usines, lacs, rivières, pâturages, landes, cultures, prairies et forêts apparaissent, se suivent et s'étagent tour à tour sur son parcours jusque dans la région des nuages.
Des nuages, on n'en a que trop souvent à la Schlucht, au grand détriment de la vue. Sous ma fenêtre, quand ils nous enveloppent, les nuages ont toujours l'air de monter, comme aspirés du fond de la gorge au haut du col, à l'état de vapeurs tantôt légères, tantôt pesantes. Ces vapeurs ou ces brouillards, qui jettent sur le paysage un voile gris ou blanchâtre, se dissipent toutefois aussi vite qu'ils viennent. Quand un rayon de soleil les atteint et les traverse, le coup d'œil devient ravis-
CHALET DE LA SCHLUCHT.
sant l'aspect de la Schlucht, ordinairement sévère, s'égaye d'un sourire sous sa lumière vivifiante.
Pour mieux voir le tracé de la route, il faut monter au Kruppenfels, rocher élevé qui surplombe la gorge de la Schlucht à 100 mètres au-dessus du chalet; ou bien encore, on ira au grand Wurzelstein, qui domine de 20 mètres le Kruppenfels. Tous les lacets du versant alsacien sont visibles depuis ces deux points jusqu'à l'Eck, au-dessus de Sulzeren. Sur le versant lorrain, les points intéressants de la route se révèlent au tunnel de la Roche-du-Diable et au sommet de la tête de Balverche. Chacun de ces points nous montre un tableau différent et de nouvelles scènes. Chacun mérite une visite particulière. C'est une journée de marche pour
COL DE LA SCHLUCHT.
un piéton de moyenne force. Un petit sentier conduit du chalet au Kruppenfels, à travers des bouquets de hêtres, en serpentant le long des nouvelles bornes frontières. Formé d'escarpements étagés les uns au-dessus des autres, coupé de buissons et couvert d'arbres sur ses gradins successifs, le Kruppenfels présente à sa cime un amas de blocs épars et disloqués, à teinte grise, rongés à la surface par une végétation de lichens. La vue embrasse, du haut de ces blocs, la partie supérieure de la petite vallée, depuis Munster, dont les clochers et les maisons sont parfaitement visibles. On aperçoit aussi Stosswihr et Ampfersbach, avec une blanche église et des étendages de toile, encore plus blancs, sur le fond des prairies du Schmelzwassen. Le bassin de Munster semble ouvert plus largement qu'il ne le paraît du fond de la vallée, quoique beaucoup moins resserré que le défilé du val d'Enfer, dans la Forêt-Noire, derrière Fribourg. Au-dessus de Munster se montre le Schlosswald avec sa tour ruinée et son parc; plus en avant, la Hohlandsburg, dont le soleil couchant fait reluire les murs. Puis, en montant au-dessus de la Fecht, le Stauffen aux pentes abruptes, le Kahlenwassen avec ses chaumes à nu, les lignes de faîte entre la vallée de Wasserbourg et les ramifications de la Grande Vallée jusqu'au Hohneck, toutes parfaitement dessinées. A gauche et au-dessus de Munster vous voyez les montagnes de Hohroth et les Hautes-Huttes, plus dénudées encore que les chaumes du Kahlenwassen et où les champs cultivés tendent à envahir presque toute la surface du sol. Le Rhin, le massif du Kayserstuhl, la chaîne de la Forêt-Noire, s'estompent dans le lointain et ferment l'horizon. Les deux Wurzelstein, le grand et le petit, se dressent plus loin sur le rebord des pâturages. Le grand Wurzelstein, appelé Haut-Fourneau par les montagnards lorrains, s'élève tout droit comme une cheminée gigantesque au-dessus du niveau des chaumes. La tête de ce monolithe, que la foudre accable souvent de ses coups, comme attirée par la pointe d'un paratonnerre, présente maintes fissures. La tradition veut que les sorcières de la vallée s'y donnent rendez-vous, certaines nuits, comme au Honach.
Moi-même, j'ai grimpé au haut du Wurzelstein sans y rencontrer de sorcières. J'y suis resté longtemps à admirer le paysage admirable qui se déroulait devant moi. La vue s'étendait jusqu'au Rhin brumeux. Sous mes pieds s'ouvrait un pâturage avec sa réserve de prés fauchés pour les mauvais temps de l'automne, quand tombent les premières neiges. Autour du pâturage s'étendait un rideau de sapins. Tout cela constitue le chaume du Nishmein.
Le rocher du Tanneck, coté 1 296 mètres sur la carte de l'État-Major, atteint une altitude supérieure à celle du Wurzelstein et domine le lac de Daaren, parfaitement visible depuis son sommet. C'est un amas de blocs éboulés provenant
d'une aiguille de granit, sous l'effet de la gelée, de la foudre et des intempéries. Plus haut et toujours sur la crête, les rochers également dénudés du Gazon-Mariin
SAUT-DES-CUVES.
atteignent l'élévation de mètres, point culminant des Hautes-Chaumes et de toute la région des Vosges au nord de la Schlucht. Depuis le Tanneck jusqu'audessus du lac Blanc, plus d'arbres sur la ligne de faîte, plus même de buissons de hêtres. Des essais de reboisement tentés au-dessus du lac Blanc n'ont pas réussi,
à cause de la violence du vent et de l'abondance des neiges, qui empêchent les jeunes plants mal abrités de grandir. Pour reboiser cette région trop exposée, on ne pourra que progresser par petites étapes, à partir des bois déjà formés ou des dépressions à l'abri des tourmentes et des grands vents. Les tourmentes, les tempêtes de neige ne sévissent que trop souvent sur ces hauteurs et avec une extrême
VALLÉE DES .LACS.
violence. Une inscription sur la pierre de Jean et Marie en fait foi. Cette pierre a été dressée sur la ligne de faîte au bord du chemin de Sulzeren au Valtin, près du Tanneck, à la mémoire de deux enfants, frère et sœur, surpris et ensevelis ensemble par un ouragan de neige. Pauvres petits! Nul ne passe là sans leurs donner un souvenir de compassion. Plus d'un homme aussi a péri dans la neige, sur le même passage, en faisant la contrebande du tabac ou de l'eau-de-vie. Près du Gazon-Martin ou Gazon-de-Fête vous trouvez des tourbières sillonnées de fossés remplis d'eau et exploitées par moments sur plusieurs mètres d'épaisseur.
TUNNEL SUR LA ROUTE DE LA SCHLUCIT.
Le chemin du Valtin passe à côté de la cense du Tanneck, située un peu à l'écart sur le versant lorrain, où descend un ruisseau, affluent de la Meurthe. On met une heure pour venir de la Schlucht au Tanneck, trois heures jusqu'à l'hôtel du lac Blanc, en marchant bien et en demeurant au-dessus des précipices qui dominent successivement le Daarenweyer, le Forellenweyer, le lac Noir et le lac Blanc. Tout le parcours est jalonné par les bornes frontières entre l'Alsace et la France, dont l'aspect donne des serrements de coeur Sunt lacrymse rer2cm!
Pour bien voir la route de la Schlucht du côté de la Lorraine, on ne peut faire mieux que de descendre du chalet-hôtel à Gérardmer. De ce côté elle reste plate jusqu'au Collet, à deux kilomètres de la frontière. Elle passe dans l'intervalle à côté de la source de la Meurthe, dont les eaux s'écoulent au Valtin, sur le chemin de Nancy, après être venues des flancs du Hohneck. A cinq kilomètres surgit la Roche-du-Diable, percée d'un tunnel pour livrer passage à la voie jusqu'au pont de la Vologne et du Saut-des-Cuves. On ne voit plus le diable sur le rocher, mais. on embrasse d'un même regard du sommet de cet escarpement, le seul à signalersur le versant lorrain, les deux lacs de Longemer et de Retournemer. Tout le bassin qui s'étend devant vous est vert, du vert sombre des sapins, avec des gazons. au fond et des prés où s'aperçoivent quelques fermes aux murs blancs, éparses. autour des deux lacs, dont les eaux bleues, limpides, transparentes, paisibles,, reflètent comme un miroir tout le paysage avec une pureté et une netteté incomparables. Sur les bords de la route, de grands sapins atteignent des dimensions énormes, droits comme des fûts de colonnes, avec de longues barbes de gnomes blanches ou vertes. Plus près de Retournemer il y a des hêtres non moins vieux,. non moins grands que les sapins. Quantité de troncs dessèchent encore sur pied ou jonchent le sol de la forêt, morts de vieillesse ou renversés par les orages, sans. que personne les utilise. Après la Roche-du-Diable la route de la Schlucht passeau-dessus du lac de Longemer, toujours sous bois, descendant jusqu'à la croisée de la route de Gérardmer au Valtin, jusqu'au pont de la Vologne au Saut-desCuves. Au Collet, qui est distant de deux kilomètres du chalet, aboutit aussi la route forestière de Retournemer, laquelle monte sur le flanc gauche du bassin et se croise sur le chemin de la Bresse par la Colline de Vologne. Un autre chemin, appelé je ne sais trop pourquoi le Chemin des Dames, raide et raboteux, conduit également du Collet au lac de Retournemer, plus court que la route forestière. Quelles charmantes promenades sur tous ces chemins pendant les beaux jours. d'été ou d'automne
Sur le versant alsacien, de l'autre côté, la route, avant la traversée du tunnel, laisse sur la droite un piton rocheux. Le piton domine le passage. Un couloir étroit,.
entre ce piton et le tunnel, se précipite dans la gorge de la Schlucht. Au delà du tunnel apparaît un second piton, puis vient une plate-forme, où la voie semble presque surplomber la gorge. Lorsque la route abandonne les escarpements,, elle s'engage dans les forêts de l'Altenberg. Elle décrit une série de lacets étagés les uns au-dessus des autres, variant à tout moment les points de vue. Là où le terrain
LE HOHNECK, VUE PRISE DU TANNECK.
adoucit sa pente et s'aplatit, des gazons remplacent le bois, sans pourtant occuper plus que le fond facilement irrigable des vallons latéraux. Chaque gazon porte sa ferme et nourrit un nombre de vaches proportionné à son étendue. Sur le parcours de l'Altenberg, la route ressemble à un ruban blanc taillé dans un pan de mur. Ce ruban se dessine au-dessus de Sulzeren, où la route apparaît comme suspendue et dareille au commencement d'une muraille d'enceinte. Avant d'arriver à l'Eck, il y a un espace formé de landes, de rocailles avec des bruyères et de maigres pâtures. C'est sur la gauche, toujours à la descente. Sur la droite, à l'exposition du midi,
quelques bois de châtaigniers, les plus élevés de l'Alsace, couvrent le versant au-dessus d'Ampfersbach. Le fond de la vallée, au Schmelzwassen, présente dans la prairie des étendages pour le blanchiment de la toile. Un ruisseau serpente aussi à travers la prairie, bordé par une lisière d arbres.
Sulzeren, qui nous ramène à trois kilomètres de Munster, se tient dans l'étranglement d'une vallée latérale; le lac Vert et le cirque de Forellenweyer occupent les parties supérieures. Ses maisons, son clocher rouge, ses fabriques, se groupent à la file, comme ils peuvent, dans un espace trop étroit, où le torrent et la grande route leur disputent la place. Quelques-unes de ces maisons ont des toits de chaume moussus. Les montagnes qui dominent le village jusqu'à Hohroth et aux HautesHuttes contrastent par leurs flancs dénudés avec l'aspect verdoyant et l'exubérance végétale de leur base. Peu ou point d'arbres là-haut. A peine quelques petits bouquets de pins, par-ci par-là, entre les amas de pierres grises et les fougères sèches. Dans la gorge qui monte vers le lac Vert, la forêt redevient plus touffue. Les gens de Sulzeren, tous réformés piétistes, plus attachés aux pratiques religieuses que leurs voisins de Sondernach et de Metzeral, montrent dans cette forêt une énorme dalle rocheuse, la pierre de la confession, où leur pasteur faisait le prêche et donnait la communion pendant 1 invasion des Suédois et la guerre de Trente Ans. Cette guerre, funeste pour l'Alsace, a laissé dans la vallée des souvenirs terrifiants..
XII
GROTTE DU FRANKENTHAL ET FISCHBOEDLÉ.
Personne ne reste à la Schlucht deux jours de suite, sans aller voir le lever du soleil au Hohneck. Ce n'est pas que le lever du Soleil au Hohneck offre des particularités à lui propres. Mais ce spectacle rentre dans le programme obligé d'une tournée dans nos montagnes. Si je vous y conduis, nous admirerons certainement une scène de la nature toujours belle. Vous me permettrez à la même occasion quelques explications sur l'orographie de la chaîne des Vosges, à leur place sur ce point central où le relief du pays s'étale au regard mieux que n'importe ailleurs. En effet, la cime du Hohneck forme le point culminant du massif central de ce système de montagnes. Les principaux cours d'eau de la contrée, la Meurthe et la Moselotte, la Fecht et la Thur, naissent sur ses flancs pour couler dans les quatre directions de l'horizon.
Quand on aborde le Hohneck du côté de la Schlucht, par le sentier de la ligne frontière, à travers les bois de hêtres, sa cime gazonnée et sans le moindre buisson paraît arrondie mollement. Ses flancs ne présentent pas de profondes entailles sur les deux versants de l'Alsace et de la Lorraine. D'une part s'ouvre d'abord la gorge rocheuse du Frankenthal avec ses escarpements à pic, puis le cirque du Wormspel, où la neige s'accumule parfois en quantité telle, qu'elle persiste d'un hiver à l'autre, à côté des pointes aiguës des Spitzenkœpfe. Sur la pente lorraine, au dessus de la Bresse, le petit lac de Blanchemer étale ses eaux tranquilles, transparentes comme un miroir, au fond d'un bassin arrondi en coupe, tout tapisse par une forêt de hêtres au feuillage vert tendre. Quelques-uns des précipices qui s'ouvrent subitement sur le pourtour de la grande montagne donnent le vertige. Il est dangereux de s'y aventurer la nuit ou par les brouillards, si fréquents à cette hauteur Le massif du Hohneck se compose exclusivement de granit.
Ce matin le temps était peu sûr pour tenter le tour du Hohneck. Un ciel chargé de lourds nuages, avec quelques bandes rouges du côté du levant, un calme menaçant dans l'air et des gouttes de rosée tombant dru, tout cela ne présageait pas une bonne matinée. Mais rien n'est ennuyeux comme d'attendre un temps meilleur, quand on a décidé de sortir. Aussi, ne nous souciant pas de nous morfondre à ne rien faire, partons-nous au saut du lit malgré le brouillard, pour grimper vite à travers le bois de hêtres, au-dessus du chalet de la Schlucht, par un sentier humide. En arrivant devant la censé fromagère du Lundenbuhl, d'épais brouillards s'élevaient du fond de la vallée. Je frappai à la porte. Personne ne répondit d'abord. Les pâtres dormaient. Nous n'en ouvrîmes pas moins, bien fâchés d'éveiller les dormeurs mais nous avions besoin d'être renseignés sur le sentier du Hohneck au Frankenthal. Ces gens se levèrent et dirent que le sentier se trouvait dans les escarpements sur le flanc du Hohneck. Pour trouver la grotte même du Frankenthal, le plus sûr serait de s'adresser au marcaire voisin. Merci et pardon, les amis, pour avoir interrompu votre sommeil ·.
Quel brouillard pourtant, juste ciel! On ne voyait pas à dix pas devant soi, tellement les vapeurs étaient épaisses. Tous les nuages du monde semblaient tombés sur le Hohneck. Peste, qu'allons-nous faire? Le Frankenthal s'ouvre au bas d'une gorge profonde, resserrée entre les escarpements du Hohneck et ceux du Montabbey. Ces escarpements s'abaissent droit devant nous sur une profondeur d environ 650 mètres. Et pas de fond visible à travers les bouffées humides qui nous fouettent le visage. Descendre là dedans, sans un être vivant pour nous soutenir en cas de chute, cela n'est pas prudent. Mais, coûte que coûte, il nous faut notre grotte du Frankenthal.
Un étroit sentier, non pas un sentier, mais une simule piste nar où des hommes ont passé, où les vaches des alpages n'osent 1)lacer leurs pieds, tant la nente est raide, est actuellement le seul point accessible au couloir qui descend dans le Frankenthal, entre les précipices qui bordent la gorge. Le point de départ se trouve dans une dépression du plateau, entre le Hohneck et le Montabbey, juste en face d'un nouveau poteau indicateur placé par le Club Alpin. La piste va en lacets, tantôt à droite, tantôt à gauche, sur des parois de rochers et des éboulis. A mi-hauteur jaillit une forte source. Plus bas nous voyons la brume s'éclaircir. Quelques instants encore et nous embrassons d'un coup d'œil tout le plafond de la gorge, sans être gênés par une seule bouffée de vapeur à l'état vésiculaire ou autre. Tout le brouillard est monté au-dessus de notre tête, pour former calotte au rebord des escarpements. Vu de la plaine, le Hohneck paraît alors perdu dans les nuages. Quant au Frankenthal, il s'allonge dans un bassin en forme de cirque. Les parois du cirque sont formées par des précipices granitiques, étagés les'uns sur les autres, par lesquels nous venons de descendre. Le débouché semble barré par d'énormes blocs, avec une digue de décombres, en partie gazonnée, en partie envahie par des buissons. Au centre du bassin il y a une mare d'eau avec des joncs et des sphaignes. C'est un fond tourbeux, provenant d'un petit lac, formé par une moraine et à peu près comblé maintenant. Devant la moraine se déploie une forêt de sapins, dont la sombre verdure contraste avec les tons clairs du pâturage. Des rochers de granit gris émergent çà et là, au milieu du gazon que sillonne un filet d'eau limpide un mur circulaire en pierres sèches marque une réserve de prairies à faucher, où le bétail ne pâture pas. Sur la lisière du bassin, avant les sapins, des bouquets de hêtres; sur le côté droit, une ancienne cense en ruine; tout à côté, un chalet nouvellement construit. Charmant tableau, en somme, que tout ce site. N'apercevant personne, pas même une vache remuant dans le pâturage, nous entrons dans la cense. Le marcaire est levé. Il a la visite d'un camarade du Schaefferthal qui vient de fêter la Kilbe à Stosswihr. Tous deux dégustent force rasades d'eau-de-vie.
« Bonjour, les gens. Nous voulons voir la grotte. L'un de vous pourrait nous y mener?
Oui. Le marcaire du Schaefferthal va justement rentrer chez lui. Il vous conduira en montant. »
Ainsi dit, ainsi convenu. Nous nous remettons en chemin aussitôt après avoir serré la main du marcaire Fritsch. Nous montons par les rochers au-dessus de la cense. J'aurais bien voulu descendre d'abord au Rothried, autre bassin de prairie étalé au milieu des bois sur une terrasse inférieure, favorablement placé pour la
ESCARPEMENTS DU FRANKENTHAL.
construction d'un réservoir d'eau. Les ingénieurs viennent d'y faire creuser des trous en vue du barrage à établir. Plus bans encore que le Rothried, la cascade du Stolzen-Ablo-ss, débouchant d'un sombre fourré d'arbres, se précipite écumante dans un étroit ravin, avec un fracas étourdissant. Non moins bruyant, après les pluies, un autre torrent descend des hauteurs du Gaschnei, par le couloir d'Enfer ou Hœllenrunz. Chutes d'eau, torrents, escarpements, ravins, forêt forment un ensemble iauvage d'effet grandiose.
Quelle nature tourmentée! Un véritable chaos de rocs détachés ou en place, entre lesquels sautille une cascatelle. Dans les anfractuosités poussent en fourrés l'érable faux-platane, le hêtre, le sorbier des oiseleurs, le frêne, le sureau aux baies rouges, d'autres arbrisseaux de même taille. Seulement, point de grotte visible; j allais devenir impatient, malgré un gai rayon de soleil qui traverse comme un sourire une déchirure des nuages, quand le marcaire nous dit « C'est là-haut! » en nous montrant une paroi de granit verticale et plus unie ou plus plate. Puis il se glissa dans un fouillis de plantes grimpantes et d'arbustes, qui recouvre comme d'un rideau une accumulation de blocs mouillés, où l'eau ruisselle. A dix mètres plus haut se découvre une ouverture étroite dissimulée par les rochers et les broussailles. L'entrée de la grotte est là. Bon, nous y voilà enfin. Elle s'ouvre au sein du granit, dans la roche vive, sur une profondeur de huit à dix mètres, avec trois mètres de hauteur et autant de largeur. Le plancher uni consiste en sable feldspathique. Sur les parois, l'eau suinte et tombe goutte à goutte. A l'entrée même jaillit une forte source très fraîche, marquant au plus six degrés de chaud. Les tiges de framboisiers et les fougères appendues devant l'ouverture y dessinent de graeieux festons. A quoi servait cette grotte, de dimensions assez faibles? On ne peut le dire à première vue. En fouillant le plancher, nous verrions si l'homme pri mitif y a laissé des vestiges. Les habitants de la vallée assurent qu'on y a trouvé des armes, et, suivant la tradition, des moines de l'abbaye de Munster s'y sont réfugiés pendant la guerre de Trente Ans.
La cense du Schaefferthal les Lorrains prononcent Chaffretol occupe une terrasse plus élevée, dans le pâturage en avant du Hohneck. Désireux de descendre au Fischboedlé par le Wormspel et les Spitzenkœpfe, sur le versant opposé, nous entrons un instant dans le chalet de notre conducteur. Le maître marcaire nous offrit une tasse de lait. Ensuite de regagner en hâte la cime du Hohneck, où le soleil, devenu ardent, a dissipé tous les nuages et les brouillards du matin. Ah! ce soleil ne colore pas seulement de tons vifs les fleurs de la montagne l'ascension aidant, sa chaleur ou sa lumière donne aussi des couleurs au visage. Dans le cirque du Wormspel, plus de neige. Le champ de névé, à l'éblouissante
surface, visible au mois de juillet, a totalement fondu, sans laisser de trace. Avec de bons yeux on pouvait le voir depuis Colmar, il y a encore trois semaines, malgré la canicule. Ce névé ou ces neiges étaient appendus aux escarpements du cirque comme d'immenses draperies d'un blanc immaculé. Malgré le soleil et la pluie, les amas accumulés fondent lentement, parce que la neige se transforme
BASSIN DU FISCHBOEDLÉ.
d'abord en glace, constitue un embryon de glacier. Aussi longtemps qu'ils se maintiennent, la raideur de leur pente est telle-, qu'on dirait l'inclinaison d'un toit à haut pignon, si dur à la surface que vous y enfoncez avec peine vos talons. Plus d'une fois, pour avoir voulu traverser le petit glacier du Wormspel en bottines communes, sans autre appui que mes deux pieds, j'ai glissé au bas de la pente, non sur les jambes, mais sur cette partie des culottes qualifiée d'inexprimable par les personnes au courant des bonnes façons.
Plus sages que moi, à l'occasion de ma dernière glissade, mon vieux père et
un cousin, qui m'accompagnaient ce jour-là, préférèrent contourner le petit glacier par le sentier ordinaire. Un sentier de chèvres, raboteux, tortueux, tourmenté, allant entre les gazons et les rochers, se repliant sur lui-même, escarpé comme un escalier, interrompu par places sous l'effet du ruissellement des sources ou des masses tourbeuses, dans lequel les jolies fleurs alpestres et le parfum des fraises mûres arrêtent le grimpeur malgré lui, où le teint du visage s'empourpre comme
UN RENDEZ-VOUS DE CHASSIE AU-DESSUS DE LA W 0 L M SA.
les fraises cueillies au passage, où vous respirez à pleins poumons l'air vif des hauteurs, où une gaieté sans souci vous inspire un gazouillement à rendre jaloux tous les oiseaux chanteurs. Ravissant sentier, sans supérieur dans nos montagnes, il descend ainsi de la cime du Hohneck au chalet du Wormspel, à la prairie de la Wolmsa supérieure, au bassin du Fischboedlé, autant d'étapes de notre course d'aujourd'hui. Le chalet ov la cense du Wormspel se trouve sur une première terrasse. Après s'ouvre une gorge resserrée, où l'ombre des sa.pins et des hêtres cache par moments le ciel bleu, où les bastions de granit s'entassent les uns au-dessus des autres, jusqu'aux pointes des Spitzenkœpfe et au balcon du Schwalbennest, si aérien que les hirondelles semblent seules pouvoir s'y nicher. Ensuite,
quand la forêt s'éclaircit de nouveau, les prés fauchés de la Wolmsa supérieure, avec leurs clôtures en pierres sèches, occupent le. niveau d'une seconde terrasse, qui forme un bassin fermé, avec deux ou trois chalets, granges ou étables aux murs blancs et aux toits foncés. Une moraine frontale, sorte de bourrelet ou de barrage naturel, composé de blocs, de terre glaise, de gravier et de sable, court à travers la prairie, comme au débouché du Frankenthal. Plus bas, la vallée se resserrant de nouveau, elle reprend tout le fond pour elle seule. D'élégantes fougères au feuillage finement découpé et des plantes grimpantes d'espèces variées revêtent les rochers humides comme d'une parure de fête. Entre les rochers, la Fecht, car tous les ruisseaux de cette vallée partagent ce nom, la Fecht donc gazouille et écume en sautillant dans les cavités creusées en baignoires, dont l'eau transparente ou agitée se repose un moment, pour courir plus vite, de chute en chute, de pierre en pierre, rivalisant d'agilité avec les truites qui s'y jouent. Tout à coup, derrière les grands sapins noirs, la montagne présente un enfoncement. Voilà la nappe du Fischboedlé, petit lac romantique, avec la cascade des Wasserfelsen, si abondante à la fonte des neiges, que les rochers semblent s'écouler en flots liquides, à en juger par leur nom allemand. En avant du Fischboedlé il y a de grands rochers, fréquentés en automne comme rendez-vous de chasse et d'où la vue s'étend sur l'ouverture de la vallée. Un chemin de schlitte accroché aux gradins de roches moutonnées devant le petit lac nous conduit en zigzag sur un dernier fond de prairie, en ovale, avec une lisière d'éboulis. C'est la Wolmsa inférieure, avec un chantier de bois sur le flanc droit et à l'extrémité une digue morainique, celle-ci entaillée comme à l'emporte-pièce par les eaux vives du torrent. Encore un coup de collier, long de trois kilomètres, et nous pourrons nous attabler dans la grande salle de l'auberge du Soleil d'Or de lV.lètzeral.
XIII
OROGRAPHIE DES Vb.SGES, EXPLIQUÉE AU HOHNECK.
.“• Au sommet du Hohneck la vue du panorama des Vosges amène naturellement quelques explications sur l'orographie de ce système de montagnes. Toute la chaîne des Hautes-Vosges apparaît ici depuis le Ballon d'Alsace, le Rossberg, le GrandBallon jusqu'au Gazon-dë-Fêtê et au Champ-du-Feu, avec la Forêt-Noire, le Jura et les Alpes dans les Iointains,-avec la plaine du Rhin et la Lorraine entière. Considérée dans son ensemble, la chaîne des Vosges se. dirige du sud-ouest au nord-'
est, sur une longueur de 280 kilomètres depuis la latitude de Belfort jusqu au confluent du Rhin et de la Nahe, à Bingen. Les contours de ces montagnes se dessinent nettement au-dessus des plaines environnantes, mais leur élévation varie autant que leur constitution et leur âge géologique, dans les différentes parties. Supposons, pour mieux faire ressortir le relief du système, qu'un cataclysme subit, une inondation, un nouveau déluge, élève de 400 mètres le niveau actuel des mers les plaines d'Alsace et de Lorraine disparaissent sous les eaux, et au-dessus d'elles les Vosges émergent comme une île ou plutôt comme un archipel montagneux. Les parties hautes de la chaîne constituent dans le sud du groupe la terre principale, à figure triangulaire. Cette terre s'étend du midi vers le nord sur une étendue de 120 kilomètres, depuis la base du Ballon d'Alsace et du Ballon de Servance jusqu'à la crête du Hôhhoelzel, en face de Strasbourg. Elle mesure aussi 80 kilomètres en ligne droite dans le sens de sa plus grande largeur, de Jesonville aux environs de Soultz. Une falaise de grès dessine à l'orient sa côte accidentée, tandis que les collines calcaires de la Moselle et les affleurements du trias dessinent la ligne de ses rivages occidentaux. Le Grand-Ballon de Soultz ou de Gebwiller, en allemand Belchen, dans le dialecte alsacien Belicha, principal sommet de la chaîne, domine, à une élévation de plus de 1 000 mètres, une sorte de péninsule à base triangulaire également, jetée en avant de la ligne de faîte, dont les eaux s'écoulent par de larges gouttières, au fond des golfes qui découpent les bords du massif. Ces bras de mer, profonds et rétrécis, ressemblent à de longs estuaires, quelque chose comme les fjords de la Norvège, s'avançant jusqu'à Buhl dans la vallée de la Lauch, à Masevaux dans celle de la Doller, à Munster sur les rives de la Fecht, à Fouday sur les bords de la Brusche. Sur les pentes occidentales de la chaîne, cette mer imaginaire forme des échancrures plus larges. Ses flots s'avancent là jusqu'à la Forêt d'Hérival, dans le bassin de la Moselle; à Belmont, dans la vallée de la Mortagne; à Saulcy, au Puire et à Raves, dans celle de la Meurthe et de ses affluents. Les cimes des monts Faucilles, avec la Motte de Vesoul, composent un groupe perpendiculaire à la direction principale de la chaîne, en face du Ballon d'Alsace, tandis que, vers l'extrémité septentrionale, le Lichtenberg, le Liebfrauenberg, le Scherholl, le Kalmit, le Drachenfels, le Potzberg, le Donnersberg, bien d'autres sommets encore dans le Palatinat, représentent le prolongement du système des Vosges, à côté du groupe parallèle du Hundsruck.
Si, au lieu de s'arrêter à 400 mètres d'altitude, la submersion montait encore à 50 mètres de plus, le col de Saverne disparaîtrait à son tour et les découpures du massif paraîtraient plus prononcées, son étendue plus rétrécie. En réalité,
LA HAUTE ALSACE, D'APRÈS LA CARTE DE FRANCE AU 1/500000' DRESSÉE AU DÉPOT DES FORTIFICATIONS, SOUS LA DIRECTION DU COMMANDANT PRUDENT.
cependant, les parties septentrionales des Vosges s'élèvent plus au-dessus des plaines d'alentour qu'elles ne le semblent dans cette inondation supposée. Le Rhin, qui descend de Bâle à Mayence avec 175 mètres de pente, fait ressortir d'autant la hauteur relative des montagnes. Unie et plate vers le Rhin, la plaine forme en Lorraine une suite d'ondulations à surface inégale pour prendre dans le sud, du côté de la Franche-Comté, l'aspect d'un véritable plateau, avec une succession de collines et de dépressions dont la surface se confond par intervalles avec la pente des montagnes. Ces différences de relief n'altèrent pas toutefois le caractère général de la chaîne, comme il est facile de le reconnaître sur nombre de points, où l'on peut embrasser d'un seul coup d'œil l'ensemble de ces montagnes. La montagne des Bois de Remiremont constitue le cap le plus avancé des Vosges vers le sud-ouest; le Gris-Mouton et le Ban-du-Bois, vers Éloyes. en forment la continuation sur la Moselle, dominant les plateaux de Xertigny et de Bains. Vues de la côte d'Essey, sorte de belvédère naturel dans la plaine de Lunéville, les Vosges s'observent mieux qu'en aucun autre point de leur revers méridional. « Ces montagnes, disait déjà Élie de Beaumont (p. 291 du premier volume de l'Explication de la carte géologique de France), ces montagnes occupent toute la partie orientale de l'horizon; on les embrasse depuis l'extrémité des Bois de Remiremont, au sud 13° est, jusqu'au point où les grès du massif du Donon viennent se terminer au bord et presque au niveau de la plaine, dans la direction de l'est 3° nord. Cela fait un arc total de 105°, dans lequel le gros massif isolé des Sapins de Saint-Dié, à l'est 42° sud, attire surtout les regards. On le voit par la dépression de l'Hôte-du-Bois, la masse de grès au sud de Raon-l'Étape semble faire corps avec celles du nord. On s'aperçoit à peine que la Meurthe passe entre les unes et les autres, tant celles du sud, par-dessus lesquelles on voit le Climont, font bien suite à celles du nord, qui se lient, de proche en proche et d'une manière continue, avec les Hautes-Chaumes de Framont. On remarque aussi dans ce vaste espace, qui comprend toute la partie occidentale des Vosges, les pyramides de grès du Climont et du Donon vers Raon-l'Étape et la ligne doucement ondulée qui forme la crête centrale. Cette ligne commence aux montagnes de Sainte-Marieaux-Mines, un peu à droite des S-apins de Saint-Dié, et on la suit jusqu'au sud 30° est, c'est-à-dire jusqu'au Ballon. De là aux Bois de Remiremont le profil s'abaisse doucement avec très peu d'inclinaison. Le massif des Bois de Remiremont finit par une chute rapide, qui est la terminaison des Vosges proprement dites. » A l'est, en suivant le canal du Rhône au Rhin, on peut voir le front de la chaîne avec le détail de ses vallées et de ses cimes de Thann a Landau. Derrière les collines de calcaire, les montagnes de grès se montrent comme une ligne de caps
avancés couronnés de vieilles ruines féodales. Ce sont, en face de Colmar, la montagne d'Égisheim, le double cône du Hohnach, au nord du val de la Fecht, les masses de grès détachées qui vont rejoindre le Hoh-Kœnigsburg, le massif isolé de l'Ungersberg et la cime aplatie du mont Odile, puis la ligne des Basses-Vosges, uniforme dans son ensemble, cahotée dans le détail de ses masses carrées. Si, quittant le canal, on monte au sommet volcanique du Kayserstuhl, on embrasse d'un seul coup d'œil tout le versant oriental de la chaîne les montagnes du bassin de la Doller, jusqu'à celles du Champ-du-Feu, se découvrent en même temps que la crête centrale. Le groupe du Grand-Ballon se détache à. peine des sommités environnantes la ligne des hauteurs prend des contours moins saillants; l'aplatissement de la chaîne vers Sainte-Marie-aux-Mines et la Brusche, la cime isolée du Climont qui domine cette interruption, restent à peine sensibles. Mais, quand on le regarde de la Forêt-Noire, le profil légèrement festonné de la chaîne se déprime encore. A ces hauteurs les Vosges ne semblent plus qu'un groupe de proéminences dont les bases se confondent, dont les sommets forment une ligne presque unie, contraste frappant avec les dentelures aiguës des Alpes que l'œil aperçoit du même point. Cette uniformité d'aspect, malgré des différences de composition, de nature et de hauteur, a fait comprendre tout le système des Vosges sous une même dénomination. Celtique d'origine, la dénomination de la chaîne a subi seulement des modifications -légères dans la langue des différents peuples qui y ont passé tour à tour. Le Vogesus des historiens grecs et latins comme les Wasichen, le Wasgau, les Vogesen des Allemands désignent le vaste ensemble des montagnes qui, pivotant sur le Ballon d'Alsace, se dirigent d'une part vers le confluent du Rhin et de la Moselle, de l'autre vers le plateau de Langres.
Par sa constitution géologique autant que par les formes dominantes du relief, le système des Vosges peut être partagé en trois divisions principales le groupe des Hautes-Vosges, allant du Ballon d'Alsace à l'extrémité du Champ-du-Feu; le groupe des Basses-Vosges, qui s'étend depuis Saales, entre la Brusche et la Meurthe, jusqu'au delà de Pirmasens, dans le Palatinat; le groupe du Donnersberg, qui se rattache aux Basses-Vosges à Winnweiler et dont les contreforts descendent vers Mayence et vers Bingen sur les bords du Rhin. Les Hautes-Vosges présentent les plus hauts sommets de la chaîne, avec des vallées profondes commençant par des cirques ou se ramifiant en éventails sur les flancs des montagnes aux formes arrondies, mais sans ressemblance aucune avec des ballons de nature granitique ou de grauwacke stratifiée. Sur la rive gauche de la Brusche, la chaîne change de caractère, les sommets s'abaissent et s'aplatissent, le grès à couches horizontales remplace les roches cristallines dans toute la région des Basses-Vosges. Au massif
du Donnersberg apparaissent des masses de porphyre entourées de terrains stratifiés de toutes les époques géologiques, depuis les schistes anciens jusqu'aux terrains tertiaires. La largeur de la chaîne mesure kilomètres entre Colmar et Luxeuil, puis se rétrécit à quelques kilomètres à la montée de Saverne. Elle s'abaisse en pente douce vers la Lorraine. Du côté du Rhin, ses versants restent beaucoup plus escarpés. Les sommets les plus importants ne se trouvent pas sur la ligne de faîte principale, mais sont tous rejetés du côté de l'Alsace.
XIV
LE LIVRE DU CHARBONNIER.
Depuis vingt ans et plus que je parcours le pays, je n'ai guère eu d'aventure à enregistrer, et quiconque recherche dans ces zigzags le récit de drames émouvants dont j'aurais été témoin ou acteur ne trouvera pas à satisfaire sa curiosité. A part les mauvais jours de l'année terrible, de l'année de la guerre et de l'annexion allemandes, mes courses se sont accomplies le plus paisiblement du monde, sans incident à sensation. Pour trouver une émotion autre que celles éveillées par le spectacle de la nature, il nous faut recourir aux souvenirs attachés aux monuments de l'art ou à l'histoire des lieux où nous passons. Au Hohneck, la vue de larges fossés qui contournent la montagne du côté du Schaefferthal et présentent les restes d'anciens retranchements peu à peu effacés par la végétation, me remet en mémoire un épisode de l'invasion des alliés en 1814, digne de figurer dans les romans nationaux d'Erckmann-Chatrian. Sur le point culminant de la cime où, chaque année, vers la Saint-Jean, les marcaires de deux à trois lieues à la ronde se donnent rendez-vous pour y fêter avec leurs femmes et leurs amies la Kilbe traditionnelle, s'est passée une scène horrible. La Kilbe est la fête patronale célébrée par des festins et des danses. Un violon, une clarinette et une grosse caisse composent l'orchestre du bal champêtre. Pour le festin, les amies et les femmes des fromagers apportent des villages de la vallée force provisions de vin, de pain et de viande. Tout le monde s'amuse bien, et les jeunes garçons vachers trouvent plaisir à ôter leurs sabots devenus trop lourds, pour danser pieds nus sur le gazon avec les fraîches paysannes au jupon court et aux manches retroussées.
Or le marcaire du Lundenbuhl m'a raconté, lors de la dernière fête, comment, à l'époque de l'invasion des alliés, un détachement de fantassins croates fut envoyé au sommet du Hohneck afin de surveiller le mouvement des populations armées
susceptible de s'opérer dans les montagnes. Pour se distraire et sans motif avouable, ces soudards massacrèrent une vieille femme et trois petits enfants dans une cabane de charbonniers, après avoir pillé la cabane, dont les dépouilles leur servirent à construire et à garnir un corps de garde au milieu de leurs retranchements. Le charbonnier, en rentrant au logis la nuit suivante, avec sa femme, trouva, dans la
FÊTE DES PATRES AU HOHNECK.
maison en ruines, les cadavres ensanglantés. A la vue de leur mère et de leurs enfants assassinés, les mains glacées des infortunés se serrèrent. Sans dire un mot, l'homme s'élança vers un rocher, sous le creux duquel il avait caché un fusil. Mais la femme lui dit tout bas avec un effrayant sang-froid « Non, regarde! ils sont vingt-deux; ton fusil n'en pourra tuer qu'un seul. Moi, je veux les tuer tous du même coup. Laisse-moi faire; pendant que tu enterreras ma mère et mes enfants, je les vengerai. Pas un seul n'échappera. » Et elle essuya ses larmes et se mit à récolter autour des murs de la cabane quelques herbes d'un vert terne. Après avoir
nettoyé soigneusement les herbes avec de la neige, la charbonnière y ajouta une vingtaine de racines noirâtres au dehors, blanchâtres au dedans, qui ressemblaient à des raves et qui viennent dans les rocailles, parmi les buissons des escarpements, à l'abri des vents du nord. Tout cela fut mis dans un panier où se trouvaient d'autres vivres apportés à l'intention des enfants morts. Son panier, la femme le prit au bras et se dirigea vers le poste des soldats ennemis, en feignant les plus grandes précautions pour ne pas se laisser voir par eux. Mais, en se tenant couchée à demi, elle remuait autant qu'elle le pouvait, avec ses sabots, les feuilles sèches qui jonchaient le sol. Aussi les fantassins croates ne tardèrent pas à l'entendre, à la découvrir, à l'amener dans leur corps de garde, où flambait un grand feu sous la marmite enlevée de la cabane. « Faites-moi cette grâce, supplia la charbonnière si vous avez des mères et des enfants, laissez-moi porter à la maison ces provisions qu'attendent mes petits affamés. » Un des soldats, qui comprenait un peu le français, traduisit aux autres, qui se mirent à rire, les paroles de cette femme. Puis le barbare répondit « Mes camarades me chargent de te dire qu'ils ont mis tes enfants et ta mère à l'abri de la faim. Service pour service, donne-nous ces légumes. Alors, si tu m'y obliges, je mettrai moi-même, dans votre pot, mes herbes, mes racines et mon pain. » Au même instant elle jeta dans la marmite tout le contenu du panier. Tandis que les soldats ricanaient, la femme ajouta « Maintenant, si vous me laissez du moins me chauffer à ce bon feu qui réchauffe si bien, je surveillerai votre soupe, que je veux vous servir moi-même. »
Deux heures durant, la charbonnière regarda bouillir le contenu du pot-au-feu, non sans essuyer les quolibets des Croates. Au bout de ce temps elle ôta la marmite du feu. « Allons, camarades, voilà la soupe bien cuite, mangez Moi après, s'il en reste. » Et les soldats, dont l'air vif et froid de la montagne avait stimulé l'appétit, avalèrent tout le contenu de la marmite, sans y laisser une bribe. La femme se laisse glisser sur le revers du Hohneck, pour rejoindre son mari. Celui-ci venait d'enterrer la vieille mère et les trois petits enfants. Au matin tous deux se rendirent au retranchement des fantassins croates. Il y avait là vingt-deux cadavres gisant sur le sol. Avec un rire sinistre, la charbonnière dit à son mari « N'est-cepas, mon homme, mon herbe vaut bien ton fusil? » Et l'homme et la femme, après un regard jeté aux ennemis morts dans d'horribles convulsions, dont les traces restaient sur leurs faces livides, poussèrent du pied les cadavres dans le ravin voisin. Ils emportèrent les cartouches, les fusils et les sabres de ces soldats pourles donner aux paysans des fermes lorraines. « Avant la création de la route actuellesde la Schlucht, ajouta mon marcaire du Lundenbuhl, on montrait aux passants un vieux sapin, que, depuis, les forestiers ont fait abattre. On appelait cet arbre le
Liure du charbonnier. Chaque fois que le charbonnier du Hohneck tuait un ennemi, il entaillait d'une large coche le tronc du sapin. Ces marques étaient au nombre de soixante-seize. » Quant à l'herbe vénéneuse qui a empoisonné les fantassins croates, c'est l'aconit.
XV
LES LACS D'ORBEY ET L'ÉTABLISSEMENT DE RÉSERVOIRS
POUR L'AMÉNAGEMENT DES EAUX.
Une de nos promenades autour de la Schlucht nous a conduits aux lacs d'Orbey. Le lac Noir se présente d'abord quand on vient du Tanneck. Sauvage et sévère, avec son cadre de hautes montagnes, ses escarpements abrupts, ses forêts de sombres sapins, ce lac occupe, comme la plupart des nappes d'eau des Vosges, le fond d'un cirque élevé. En face de la gorge qui donne accès au lac, et par laquelle s'écoulent ses eaux, murmure une forte cascade. Une ceinture de grands blocs éboulés enlace tout le bassin. Quand le niveau de l'eau s'abaisse jusqu'à l'ouverture du tuyau d'écoulement pratiqué dans le barrage, les blocs prennent une nuance blanche nettement dessinée, et une plage de sable s'étale à leur base. Sur la rive droite vous voyez une belle forêt de sapins. L'autre rive, plus nue, plus raide, présente seulement des buissons entre ses éboulis et ses rochers dressés tout droit. Au-dessus de la cascade du fond, qui tombe d'une hauteur de vingt mètres, une succession de vallons s'étagent en gradins, avec des gazons verdoyants, séparés par des escarpements gris. Escarpements et gazons sont traversés par le ruisseau de la cascade, qui tour à tour s'élance, sautille ou se recueille, suivant les aspérités ou l'aplanissement de son parcours, d'autant plus fort que les pluies ou les neiges sont plus abondantes. Des neiges, nous en voyons encore en plein mois de juillet, tout -,en haut de la gorge, à deux ou trois cents mètres au-dessus du lac Noir, comme au Wormspel, dans la vallée de Munster. Là et ici elles sont visibles depuis la plaine, ces taches de neiges éblouissantes au soleil.
La digue artificielle du lac Noir transforme ce bassin en réservoir pour les temps de sécheresse travail utile, excellent à tous les points de vue, bien digne d'être imité dans toutes nos vallées des Vosges. Avant la construction de la digue élevée sur la moraine, le lac déversait inutilement ses eaux pendant la fonte des neiges et lors des pluies. Ses eaux, avec l'appoint du lac Blanc, grossissaient à certains moments d'une façon démesurée le torrent de la Weiss, qui se gonflait au point de sortir de son lit et de causer des débordements violents. Venait ensuite
un temps de sécheresse, le torrent tarissait, ne donnant plus d'irrigation aux prairies ni de force motrice aux usines. On songea donc à endiguer les lacs, afin de retenir leurs eaux surabondantes au printemps et en automne pour les employer pendant l'été, On fit bien. Commencée en 1856, la construction du barrage-réservoir fut achevée aux frais des fabriques de la vallée réunies en syndicat. Comme les constructeurs ne connaissaient alors ni la hauteur d'eau fournie dans l'année par les neiges et les pluies, ni le volume de la retenue possible, des tâtonnements étaient inévitables dans un premier travail de cette nature. Plusieurs années de suite on remit la main à la tâche pour élever les digues et augmenter la capacité des réservoirs. Avec des observations plus complètes et l'expérience acquise aujourd'hui, on peut faire mieux. Toujours est-il que les travaux des lacs d'Orbey et de Sulzeren ont servi d'exemple pour l'établissement de tout un système de réservoirs, construits depuis dans les diverses vallées de l'Alsace, afin de régulariser le régime des cours d'eau.
Un peu d'attention pour examiner ces ouvrages de près. Le barrage recouvre l'ancienne rigole d'écoulement du lac. A l'aspect des parois rocheuses qui se dressent devant vous, vous pensez que le roc massif a formé le seuil d'écoulement naturel et fourni la base immédiate du barrage. Au lieu du roc vif en place, la tranchée ouverte pour recevoir le mur en béton qui constitue le noyau de la digue a présenté un amas de matériaux meubles, du sable, des cailloux, des gros blocs granitiques entremêlés, sans trace de stratification. Toutefois cet amas est si fortement tassé qu'il ressemble à une roche compacte, où le pic pénètre avec peine, comme si ses éléments étaient cimentés entre eux. Tout l'ensemble rappelle les moraines déposées par les glaciers, malgré l'absence de galets striés et de roches polies.
Mais pourquoi le nom de lac Noir? Je perds à en chercher l'explication tout mon latin. A dire vrai, les eaux du lac Noir ne sont pas plus noires que ne sont blanches les eaux du lac Blanc. Puisez-en un verre dans l'autre bassin, c'est ici et là comme du cristal le plus pur, une onde limpide, transparente. Transparente, la nappe du lac Noir le paraît surtout à certaine heure du matin, par ces belles journées, avant le lever du soleil, alors qu'aucune brise ne souffle. La brise se lève avec le soleil, aspirée par les montagnes. Si vous arrivez à l'heure due, sans crainte de fatigue, le lac vous offre une scène ravissante de beauté. Pas la moindre ride à la surface de l'eau; aucun bruit dans l'air. Rien ne détourne l'attention, si ce n'est le mugissement discret de la cascade ou le chant des oiseaux. Encore les oiseaux sont-ils rares et la cascade se tait souvent. Tout demeure tranquille sur la rive du lac. Le regard plonge dans ses profondeurs sans pouvoir les mesurer.
L'image des objets environnants se reflète dans son miroir avec une pureté de tons, u·ne netteté admirables. Montagnes, rochers, forêts, ciel, verdure se montrent à la fois dans l'onde et au-dessu-s de l'onde, comme s'ils étaient dédoublés. Quel magnifique tableau! Surtout quelle sérénité et quel calme!
Le bassin du lac forme une cuvette de granit, entaillée comme à l'emportepièce, dans le flanc de la montagne. Impossible de faire le tour de la nappe d'eau à pied au niveau de la surface. Sur la gauche de la cascade, le rocher descend à pic pour plonger à une grande profondeur. Plus haut, les escarpements s'étagent par
LE LAC XOIR.
gradins, mais sans présenter de mur continu; ils alternent avec des haldes de blocs éboulés, arrachés de leur tête par la gelée et les intempéries, puis accumulés en longues traînées mouvantes sur les pentes moins déclives. Le ton grisâtre de ces pierres tranche avec la verdure des mousses et des bruyères. Bruyères et mousses se cramponnent partout où reste un peu de terre végétale. Cette terre devient-elle assez profonde, les buissons et les arbres y prennent racine, notamment de petits pins que le vent tourmente et que la neige écrase souvent. Si vous montez dans les couloirs, entre les grands rochers, vous y trouvez çà et là des lacets tendus pour les chevreuils sur les branches d'arbres repliées. Vous y entendez aussi pendant les premiers jours de septembre les gais appels des myrtilleuses, qui s'en vont cueillir avec des peignes en bois les baies noires et sucrées, au milieu des escarpements et des broussailles. Pauvres filles de la montagne, la
cueillette de la brimbelle est pour elles une fête. En travaillant bien, chacune peut rapporter dans sa journée un panier de baies. Mais au prix de quelles fatigues! La brimbelle ou la myrtille noire se vend quatre sous la livre. Un panier pèse de trente à quarante livres. On en fait des confitures; on la sèche afin de la conserver pour des compotes, ou bien encore on la distille pour en tirer une bonne eau-de-vie.
Pour aller du lac Noir au lac Blanc, il faut une demi-heure, près d'une heure pour atteindre l'Hôtel du Lac. Cet hôtel se trouve à 1120 mètres d'altitude le point le plus élevé des Hautes-Chaumes à 1 300, le niveau du lac Blanc à I 050, le lac Noir à 980, l'église d'Orbey à 450 mètres. Un bon sentier conduit d'un lac à l'autre. Il monte jusqu'à l'hôtel, suivant une pente régulière, traversant entre les deux lacs une nouvelle forêt de pins et de sapins de la plus belle venue, bien fraîche et ombreuse pendant les journées chaudes. Dans la forêt, la pensée des Vosges offre, au mois de juillet, de vrais tapis de fleurs, comme ailleurs la myrtille et la bruyère rose.
A mi-chemin des deux lacs se présente une tourbière, cachée par un rideau de bois, mais que vous
apercevrez bientôt en vous rapprochant de la digue du lac Blanc, sur la gauche. Sur la droite, le regard, si vous vous retournez, embrasse d'abord le vallon de Pairis, noyé dans de légères brumes, puis celui du Blancrupt. Le Blancrupt est le ruisseau qui s'échappe du lac Blanc. Il saute de cascades en cascades, toutes blanches d'écume quand les vannes du réservoir sont ouvertes. Réunis aux eaux du lac Noir, les flots du Blancrupt forment au-dessus d'Orbey le torrent de la Weiss, affluent de la Fecht.
Nous voici sur la digue du lac Blanc. D'un côté s'ouvre la gorge qui livre pas-
sage au ruisseau, de l'autre se dressent les rochers escarpés qui dominent le lac avec un aspect de vieille tour en ruine. Un de ces rochers porte le nom de château Hans. C'est le plus élevé et sa silhouette se découpe sur le ciel bleu. Le versant du lac qui longe le sentier est seul boisé. Les autres consistent en escarpements trop raides, où viennent à peine quelques buissons.
DIGUE DU LAC BLANC.
Avant la construction des barrages qui ont transformé le lac Blanc et le lac Noir en réservoirs, les afflux d'eau causés par les pluies excessives ou parla fonte des neiges se dissipaient en quelques heures, sans changer sensiblement le niveau des lacs. Dans le bas de la vallée, le torrent produisait, au printemps et en automne, des débordements dangereux, suivis pendant l'été de sécheresses plus ou moins intenses. La disposition des lieux devait tout naturellement appeler la création de réservoirs aux lacs d'Orbey.
Les deux barrages sont construits de même, avec cette différence que l'ouvrage
atteint une plus grande élévation au lac Noir qu'au lac Blanc, afin de contenir un volume d'eau plus considérable. Ensemble, ils assurent une réserve d'environ 3 millions de mètres cubes, soit 1 800 000 pour le lac Noir et 1 200 000 pour le lac Blanc, le bassin d'alimentation du lac Noir étant de 228 hectares environ et celui du lac Blanc de 165 hectares. Telle qu'elle est, la retenue effectuée assure aux usines de la vallée la force motrice nécessaire en temps de sécheresse, tout en servant pour l'irrigation des prairies pendant l'été, alors que, sans les barragesréservoirs, les lacs ne fourniraient plus rien. Tout cela avec une dépense de 70 000 francs pour les frais de construction primitifs, et 3 000 à francs de frais annuels de garde et d'entretien.
Après de si bons résultats, les ouvrages analogues ont dû naturellement se multiplier. La construction des réservoirs d'Orbey a provoqué l'établissement de nouvelles retenues d'eau dans les vallées de Masevaux et de Gebwiller, puis dans celles de Munster et de Saint-Amarin. Aujourd'hui tout un système de réservoirs est en voie d'exécution, sous les auspices du gouvernement, afin de régulariser dans la mesure possible le régime de nos cours d'eau.
Sur le versant lorrain du Hohneck, le lac de Retournemer se présente à son tour, dormant au milieu d'une verte pelouse encadrée de grands hêtres. Puis vient le petit lac de Blanchemer, sur l'autre flanc de la montagne, en amont de la Bresse, transformé en réservoir, ainsi que le lac du Corbeau. La plupart de ces lacs, pour ne pas dire tous, doivent leur origine à des moraines frontales déposées par nos anciens glaciers des Vosges. Ces moraines, en barrant les vallées, formèrent autant de digues naturelles pour la retenue des eaux. Nulle part le fait n'est plus facile à reconnaître qu'au lac de Fondromaix, à 200 mètres d'altitude, au-dessus de Rupt, dans la haute vallée de la Moselle. Le lac de Fondromaix occupe une cavité à parois assez raides, découpée en hémicycle dans les montagnes granitiques, avec une issue largement ouverte et un canal d'écoulement peu profond par où s'échappe le trop-plein de ses eaux. Une forte digue forme et dessine le bord extérieur de la cuvette, suivant une courbe dont le centre correspond au milieu du lac. Ainsi le bassin est fermé, d'un côté, par la montagne, et, de l'autre, par une ceinture de débris amoncelés de roches granitiques, reposant sur la pente du plan le plus incliné, correspondant au prolongement d'une ligne droite qui, descendant du faîte au pied du massif, se trouve subitement brisée vers son milieu. Les parois de la montagne disparaissaient entièrement sous la verdure d'une belle forêt de hêtres et de sapins. La digue s'élève en avant, à 7 ou 8 mètres au-dessus du niveau actuel du lac, tournant sa partie convexe sur l'extérieur du cirque.
Différentes causes ont concouru à la formation des lacs des Vosges, et, tandis
que la plupart doivent leur existence à d'anciens glaciers, d'autres, plus rares, occupent des cavités formées avant l'apparition de ces glaciers. Ceux-ci, que l'on peut appeler des lacs d'effondrement, ont rempli des bassins ouverts dans la roche massive. Ceux-là, d'origine glaciaire, occupent des vallons barrés par des digues de débris, par des moraines terminales que les glaces ont déposées. Outre ces deux formes nettement caractérisées, certaines nappes d'eau, et ce sont les plus faibles, les moins profondes, ont pu apparaître à la suite de glissements de ter-
LE LAC BLANC, VU DE L'HOTEL.
rains, derrière des cônes d'éboulement, dont la composition a quelque analogie avec les digues morainiques, leurs matériaux étant entassés sans ordre et renfermant des blocs à arêtes vives, mais mélangés de terre et sans galets striés qui caractérisent les dépôts glaciaires. La stagnation des eaux ne s'opère pas toujours alors en nappes assez abondantes pour produire des lacs, mais, favorisée par l'absence ou la rareté des fissures dans les terrains cristallines des Hautes-Vosges, elle forme de petites lagunes, des marais propres au développement des plantes palustres, qui, en s'accumulant, engendrent les tourbières.
Ces dépôts, où la plante, en se pétrifiant en quelque sorte, établit comme un passage entre le règne végétal et les minéraux, se rencontrent à toutes les altitudes.
On y distingue deux espèces, suivant que la tourbe se développe au fond ou à la surface de l'eau. Les deux espèces apparaissent dans les Vosges. Les tourbes émergées se trouvent surtout en amas considérables sur les pentes du Hohneck, sur les plateaux des Hautes-Chaumes, au-dessus des lacs d'Orbey, et au Champdu-Feu. Quant aux tourbes immergées, elles se développent au fond des lacs vosgiens comme dans la plaine d'Alsace, le long de la Moder, de la Lauter, sur les bords de la Moselle inférieure et de ses affluents, où on les exploite à l'intérieur des anses découpées dans l'alluvion ancienne. Les ingénieurs envoyés en Alsace au commencement de ce siècle, en 1802, signalèrent cette espèce de combustible sur le territoire de plus de vingt communes du Haut-Rhin. A elle seule, la tourbière d'Urbès, dans la vallée de la Thur, offre 25 à 30 hectares de tourbe compacte ou bourbeuse d'un même tenant, dont une surface d'un hectare et demi, exploitée de 1847 à 1851, a donné stères de combustible valant 25 000 francs. XVI 1
PAIRIS ET LE VAL D'ORBEY.
Le ruisseau issu du lac Noir descend sur Pairis par une gorge resserrée, où il se perd pendant quelque temps sous une coulée de blocs de granit gris. Une forêt épaisse et touffue couvre les deux versants de ce couloir à pente rapide. Si les sapins ne cachent pas les rochers du fond, c'est que la terre végétale manque à leurs racines, entre ces blocs accumulés en masse telle qu'elle étouffe même le murmure de l'eau tombée dans ses profondeurs. Sur les deux versants descendent des sentiers, cachés tous deux sous l'ombre épaisse de la forêt, l'un plus ancien, tortueux, l'autre inégal, tout récent et à pente uniforme et régulière, facile et bien entretenu. Lorsque le ruisseau revient au jour dans les pâturages, les deux chemins se rejoignent pour aboutir à l'hospice de Pairis. L'hospice de Pairis est établi dans une ancienne abbaye de Bénédictins. C'est une construction de grand style, à double étage, alignée suivant l'axe de la vallée. Toutefois les bâtiments. principaux ont pour la plupart disparu. A peine reste-t-il les fondations marquant la trace des édifices et de l'enceinte primitifs, dont les murs sont presque tous démolis ou renversés. Une petite chapelle avec un clocheton reste encore débouta ainsi qu'une vieille porte, à côté de l'hospice.
Avant l'arrivée des religieux qui ont construit Pairis, la vallée ne semble pas avoir été aussi sauvage et inhabitée que le territoire de Munster au viie siècle.
Cette abbaye est beaucoup moins ancienne que celle du val de Saint-Grégoire. A la suite d'une donation faite en 1136 par le comte Udalric d'Egisheim à Christian, abbé de Lucelle, disciple et ami de saint Bernard, un groupe de moines défricheurs, envoyés de Lucelle sous la conduite du prieur Tegenhart, sont venus s'établir sur ce domaine. La fondation même de l'abbaye se trouve mentionnée dans une bulle du pape Innocent II en date de 1139.
LA TOILETTE A LA FONTAINE.
Voici longtemps, oui, bien longtemps, que je suis venu pour la première fois à Pairis. Je voulais voir le lac Noir sans me faire conduire par le bonhomme Jean. Ignorant le chemin, je dus en demander la direction à un chevrier blotti sous un gros bloc erratique, au milieu du pâturage. Le chevrier m'indiquait la position du lac, là-haut, « dans le trou », où s'étaient suspendus de lourds nuages. Mais un vent rude soufflait dans le couloir, et la pluie vint à tomber dru. Force me fut d'aller m'abriter contre la pierre-du pâtre. Cette pierre était en surplomb. Durant deux ou trois heures que la pluie persista battante, je lus quelques-uns des chants gaéliques d'Ossian, non sans rêvasser aussi en regardant les nuages. La grosse
pierre grise d'alors est encore là-, au-dessus du gazon, à côté de beaucoup d'autres, grandes comme des maisons. Je suis venu la revoir, écouter tout près le susurrement du ruisseau, embrasser du regard les montagnes du lac dans leur parure d'automne. Les filles de la vallée font encore leur toilette du matin à la fontaine. Mais la colchique fleurit depuis plusieurs semaines dans les pâturages, en place des marguerites, tandis qu'une volée de corbeaux croasse au-dessus de ma tête. A l'exemple des lézards sur le mur d'enclos en pierres sèches, je recherche le côté du soleil, non pas de l'ombre. Précurseurs de la saison mauvaise, vous nous faites goûter d'autant plus vivement les derniers beaux jours! Ces beaux jours d'automne sont toutefois encore assez fréquents à ces hauteurs.
Contrairement à l'avis des paysans d'Orbey, je voudrais boiser davantage les versants de leurs montagnes trop dénudées. Déjà, dans la vallée de Munster, les forêts cèdent la place, plus que de raison, à de maigres cultures et au pâturage. Partout où nos bons montagnards ont la main libre, ils abattent les massifs de sapins pour semer du seigle ou planter des pommes de terre, ou faire pâturer le bétail. Il en résulte la dénudation du sol sur les pentes un peu déclives, où la terre végétale lavée par les pluies d'orage laisse le rocher nu à peu près improductif. Cet effet se manifeste particulièrement dans le bassin de Pairis à Orbey, puis sur l'autre versant au-dessus du Bonhomme. Pourtant l'administration forestière, déjà du temps français, a fait dans le périmètre des lacs des essais de reboisement parfaitement réussis. Un administrateur intelligent, M. Lefébure, alors maire de la commune et député au Corps législatif, favorisa cette entreprise de restaurationsdigne d'être continuée à tous égards. Près de Pairis, la forêt du Noirmont descend jusqu'au fond de la vallée, au bord du ruisseau où nous entendons le grincement d'une scie. Les murs blancs de la scierie tranchent sur le fond noir des sapins, ainsi que la couronne jaunie des érables. Les peupliers montent jusque-là, le long de l'eau, mais dépouillés maintenant de leur feuillage, qui jonche le chemin. A mesure que nous descendons, les montagnes semblent gagner en hauteur et la vallée se creuser, pas d'une pièce cependant, ni d'un jet unique, car ce fond est très mouvementé. Ce ne sont que terrasses étagées sur d'autres terrasses, avec des versants tantôt mous, tantôt rapides. Devant nous la silhouette du Faudé se profile sur le ciel bleu, pareille à un chapeau de nuance foncée. Sur la droite, la tête du Rain-des-Chênes, couronnée de pins. A gauche, la crête du Kalblein d'Aubure, en ligne à peu près droite, aux tons gris ternes. Autant de calottes isolées de grès vo3gieii, séparées les unes des autres, mais à couches concordantes, témoins d'une formation naguère continue, maintenant entamée par les érosions incessantes prolongées pendant des milliers de siècles.
VILLAGE E U'ORBEÏ.
A tort ou à raison, la tradition locale désigne le sommet du Faudé comme un ancien lieu de sacrifices consacré au culte des faux dieux. Dans le patois de La Poutroye, un de ses points s'appelle le Tchenor, qui doit signifier charnier. Il est possible qu'il y ait eu là des monuments druidiques. Pour ma part, je n'ai pu reconnaître aucun de ces monuments en assez bon état pour se distinguer par quelque chose des tas de pierres envahis par un bois de pins. On attribue aussi le caractère de monuments druidiques à de grandes dalles, plus ou moins branlantes, situées au haut du Rain-des-Chênes. Ce sont deux masses aplaties de poudingues, ressemblant assez à d'énormes tables reposant sur un petit pivot de grès, au-dessus des escarpements en forme de muraille. Ai-je tort de supposer que la pluie et le beau temps, les vents, le soleil, la gelée ont façonné ces pierres, les ont corrodées sur place, de manière à leur donner un faux air de monuments druidiques, tout comme aux Beckerfelsen de Sainte-Odile? Mon explication en vaut une autre. Si elle ne vous convient pas, trouvez mieux. Dans tous les cas, elle reste l'impression rapportée de ma visite aux susdits rochers du Rain-des-Chênes, sous la conduite de notre excellent ami M. Léon Lefébure, qui nous offre l'hospitalité dans sa retraite d'Orbey, en nous retenant de la manière la plus gracieuse.
Montés hier soir au Rain-des-Chênes par le vallon de Tannach, en face des deux Hohenach, nous sommes redesc.endus par la Pierre-du-Loup et par la Pierre-duRenard. Ces rochers surplombent une pente raide, dont les sentiers descendent droit sur le village en face de la fabrique de toile, derrière laquelle s'abrite discrètement, à l'ombre d'un grand parc, la villa Lefébure. Le Rain-des-Chênes aboutit à une sorte de plateau étroit, à une arête aplatie, entre les deux vallées d'Orbey et de Munster. C'est la Hu-des-Coqs, fréquentée par les coqs de bruyère. Pour le moment considérez le village d'Orbey, resserré au bas de la pente, le long du lit de la Weiss, dont les flots bruyants, pressés, se précipitent lestement entre les lignes de maisons. Si la Weiss coule si vite, c'est qu'elle n'a pas le temps de s'arrêter, ni la place surtout. La place manque à Orbey, si par cette expression vous entendez désigner un terrain uni, où les constructions peuvent s'étendre à leur aise. Les maisons du village se suivent à la file, sur un terrain inégal, serrées les unes contre les autres par les versants de la vallée, si rapprochés, eux, que le torrent et le chemin, transformé en rue, trouvent à se placer avec peine. L'église, en pierres rouges, se dresse, sur un tertre, à l'entrée du village, au débouché du vallon latéral de Tannach. Tout près, à gauche, se tient le tissage Herzog, entouré de maisons d'habitation. D'autres fabriques, tissages, filatures, papeteries, moulins, scieries, viennent ensuite en montant, toutes construites sur le courant d'eau, dont elles utilisent la force motrice. Quelques-unes de ces usines
occupent l'intérieur du village, les autres sont refoulées plus haut. Par le fait que le fond de la vallée se resserre, le village doit s'allonger sur une grande étendue. Dans l'agglomération appelée le village vous ne trouvez guère que des commerçants, des artisans, des fonctionnaires. Les cultivateurs demeurent presque tous dans les fermes éparses des montagnes, au milieu de leurs champs et de leurs prés.
VALLÉE D'ORBEY.
Sous ce rapport la physionomie d'Orbey et celle des communes romanes diffèrent de la physionomie des localités allemandes de l'Alsace. Dans la plaine, comme dans la zone des coteaux sous-vosgiens, les maisons de cultivateurs forment des agglomérations partout compactes. Au contraire, les habitations des localités romanes se disséminent sur toute l'étendue de la banlieue. Orbey, La Poutroye, La Baroche, Le Bonhomme, Fréland, occupent ainsi de vastes surfaces. Il y a dans cette différence entre les populations d'origines et de langues romanes ou allemandes, un caractère de race.
XVII
tt UN CANTON ROMAN. LA POUTROYE ET LA BAROCHE.
Revenons encore un instant au val d'Orbey. Au xvie siècle, le petit canton dont La Poutroye est le chef-lieu s'appelait, au dire de certains érudits, les QuatreBaroches ou les quatre paroisses. Changez en effet B en P., mettez deux r au lieu d'un seul, remplacez à la fin e par 1'a vous aurez ainsi, à n'en pas douter, à la place de Baroche, Parrochia. A cette époque, Le Bonhomme, cinquième commune du canton, qui compte pour elle 1 180 habitants, ne présentait encore qu'un petit groupe de maisons, construites autour d'un ermitage.
Le château du Hohenach, où devaient être enfermés trois jours et trois nuits les gens surpris en état d'ivresse, bien trop nombreux aujourd'hui dans la vallée pour tenir dans pareille prison, montre ses ruines au-dessus de La Baroche. Au xe siècle, il appartenait aux comtes d'Egisheim; plus tard, aux comtes de Ferrette et aux archiducs d'Autriche, qui le donnèrent, en 12 î 7, aux seigneurs de Ribeaupierre, avec toute la vallée d'Orbey. Une tour massive, carrée, en pierres de grand appareil, reste encore debout au-dessus d'une carrière de grès. D'autres carrières, plus considérables, et qui fournissent une pierre de taille fort dure, ont été ouvertes dans les flancs de la cime voisine appelée le grand Honach, en opposition au nom de petit Honach, ou Hohenach, imposé au sommet sur lequel s'élevait le château. Le sommet du grand Honach atteint 980 mètres d'altitude. Ses rochers sont creusés de cavités considérées, dans la tradition locale, comme des marmites de sorcières. A entendre les antiquaires, ces cavités auraient servi, ainsi que beaucoup d'autres, aux sacrifices des druides. Antiquaires érudits, n'en déplaise à votre autorité, l'origine des marmites remonte peut-être moins loin dans la nuit des temps. Des gamins de mon époque se sont en tout cas amusés à les agrandir. Quant à la tradition populaire, les sorcières de la vallée se réunissent sur la plateforme chauve de la cime à l'heure de minuit pour y célébrer leur sabbat, en dansant des rondes échevelées, à cheval sur leurs manches à balais. Curieux de ma nature, je suis monté là-haut, au clair de la lune, dans ma jeunesse, afin d'épier les sorcières au sabbat. Soin superflu, pourtant. Plus de sorcières au Honach, ni vieilles ni jeunes. Venu au monde trop tard pour en voir encore, après toutes celles que nos devanciers ont brûlées, je n'ai aperçu dans la nuit que l'ombre des pins, je n'ai entendu que la plainte du vent dans le branchage et le mugissement lointain de la Fecht, de l'autre côté de la montagne, au lieu de refrains et de
LA BAROCHE
danses. Rien! pas même un soupir du géant qui, suivant la tradition, a creusé la vallée de Munster d'un coup de sa massue, avant de se reposer endormi sous la cime du grand Honach. Chut! lecteur, ne l'éveillons pas!
La Baroche s'étale sur le plateau en avant des deux Honach. Par plateau je n'entends pas désigner ici un terrain uni et plat. Celui de La Baroche en particulier est si accidenté, que le centre même de la commune ne présente que le noyau d'une agglomération en voie de développement. L'église occupe le fond du bassin qui forme la partie supérieure d'un vallon aboutissant à Ammerschwihr. Les trois cent quatorze maisons de la commune ou de la paroisse, si Baroche signifie réellement paroisse, occupent une aire de 1 hectares avec 20 à 25 kilomètres de tour. Forêts et champs cultivés, prairies et pâturages se partagent en proportions à peu près égales le territoire de la banlieue de La Baroche. Les pommes de terre y sont aussi excellentes que son beurre frais; la paille de seigle y atteint une longueur et une souplesse fort appréciées au pays vignoble. Les habitants pratiquent le tissage à bras simultanément avec la culture des champs et l'élève du bétail. A l'occasion les hommes se livrent au braconnage, les femmes font office de nourrices à gages.
XVIII
PÈLERINAGE DES TROIS-ÈPIS.
Entre La Baroche et Turckheim, la, station d'été des Trois-Epis se tient sur une croupe de la montagne, très fréquentée maintenant, autrefois simple pèlerinage. L'origine du pèlerinage est expliquée dans plusieurs légendes recueillies par nos poètes alsaciens.
La chapelle ne répond pas, comme édifice, à la réputation du pèlerinage, encore considérable, malgré la fréquentation des hôtels profanes élevés à sa porte. C'est une construction remaniée en style ogival, d'une époque où l'ogive n'était plus comprise. Une seule porte, maintenant hors de service, manifeste par ses proportions un air de famille plus marqué avec l'ère plus classique de l'ogive. Incendié par les Suédois en 1633, l'édifice primitif a été restauré après la réunion de 1 Alsace à la France. Encore cette restauration est-elle gâtée à l'intérieur par des surcharges d'ornements d'un goût médiocre, qui indique chez les desservants d'alors trop de condescendance pour le clinquant villageois. Depuis on a cherché à remédier à l'inconvénient par des retouches mieux réussies. Signalons au milieu
PÈLERINAGE DES T I! 0 I S É P I AUTREFOIS
d'un arc triomphal enjolivé de guirlandes, dans un écusson du xvme siècle, le tau des Antonites. A gauche du cintre, un petit ange tient une mitre décorée du mêmes emblème; à droite, un autre ange porte un écusson avec les trois épis miraculeux de la légende au milieu L'ancienne aigle impériale d'Allemagne à double tête y figure aussi, après avoir survécu à la domination française. Enfin, les pèlerins
LES TROIS-ÉPIS AUJOURD'HUI.
montrent, dans le mur extérieur du chœur, une pierre avec. une empreinte quelconque, que le diable a dû lancer contre la chapelle lors de la construction, et qui paraît avoir fondu au contact de ses griffes.
Les Trois-Épis sont à une lieue du Hohnach et de La Baroche. De bonnes routes praticables aux voitures y conduisent en une heure et demie de la station le Turckheim, de Niedermorschwihr et d'Ammerschwihr. Nous avons déjà aperçu les blanches façades de ses grands hôtels depuis le chemin de fer de Munster. Depuis la construction des nou veaux hôtels, ce site est devenuune station d'été très fréquen-tée, tant pour le charme de ses. paysages que pour la pureté de son air embaumé par la senteurs
des pins. Placé entre 600 et700 mètres d'altitude, vous y jouissez d'une vue étendue sur le val de la Fecht et sur la plaine d'Alsace. Les visiteurs profanes n'arrêtent pas le courant des pèlerins pieux. En y venant tout à l'heure, par la route des Turckheim, le long de la Fecht, en passant à côté de la vieille tuilerie, nous avons. croisé en chemin des villageoises marchant pieds nus, le chapelet à la main, récitant leurs prières, tandis qu'une bande de jeunes viveurs de la ville s'époumonaient à faire retentir les échos de la montagne de refrains bachiques. Ceux-ci cherchent leur plaisir; celles-là une grâce. A part les braillards turbulents, tout le monde y
trouve repos, calme, paix, les indifférents comme les fervents, ceux qui doutent aussi bien que ceux qui croient. Ne quittons pas cet endroit sans nous recueillir un instant seulement sous les voûtes de la chapelle.
XIX
VALLÉE INFÉRIEURE DE LA WEISS. ALSPACH. KAYSERSBERG. Les eaux du plateau des Trois-Épis s'écoulent en partie dans la Fecht, en partie dans la Weiss. La Weiss elle-même sort du lac Blanc et du lac Noir. Descendonsnous par la route d'Orbey à Kaysersberg, que suit un nouveau chemin de fer à voie étroite, le long des flots babillards du torrent, sautillant à travers les prés,. nous laissons sur la gauche le vallon de Fréland, pour nous arrêter à Alspach. Alspach était naguère un couvent de Clarisses, changé actuellement en fabrique de pâte à papier, après avoir servi dans l'intervalle à des ateliers d'impression surtoile. Sans la force motrice et les propriétés saponifères des eaux de la Weiss,, cette transformation ne se serait pas faite dans les mêmes conditions. L'aménagement de l'usine a bien changé l'aspect de l'ancien couvent. Ce qui reste de l'église est à conserver comme monument historique, avec une subvention de l'État.. Figurez-vous un portail roman, formé de trois cintres en retrait, surmonté de billettes et reposant sur des colonnes en spirale, à tailloir proéminent, ornées depersonnages et d'animaux exécutés avec la naïve gaucherie du xiie siècle. Au-dessus du portail, appliquée au mur, une arcature cintrée supportant une cor-niche de billettes. A l'extrémité opposée, les restes du chœur présentaient un pilier dont la corbeille était un cône renversé orné de têtes bizarres. Sur la partie plate de la muraille régnait une large bande de billettes, également surmontée d'animaux fantastiques. Tout le bâtiment portait un énorme toit. Impossible de bien se rendre compte de la disposition primitive à l'intérieur, tant est complet le bouleversement. Les piliers et les arcs sont noyés, coupés, étouffés au mVieu de cloisons multiples. Le collatéral nord de l'église manque, car le mur extérieur moderne bouche de ce côté les arcs de la nef. Du côté opposé, le collatéral sud a été divisé en compartiments comme la nef elle-même. Quelques bons restes de sculptures apparaissent encore dans la maçonnerie remaniée plusieurs fois. Sur le chapiteau d'un pilier on distingue une femme dont les cheveux pendent en nattes sur les épaules, et qui conduit en laisse, d'une main un animal ressemblant à une biche, de l'autre un chien de chasse. Un autre chapiteau encastré dans le mur du jardin représente un
prêtre qui administre le viatique à un mourant. Le grand mur du couvent, revêtu d'un beau lierre du côté de la route, se trouve défoncé.
Avec les vieux murs qui croulent, pour faire place aux machines de l'usine nouvelle, la poésie s'en va ou se réduit au souvenir. Le souvenir pourtant constitue souvent ce qui nous reste de meilleur dans la vie. Aussi bien ne vous montrerai-je pas comment les forts chargements de bois charriés sur la route se transforment en pâte à papier dans l'ancien couvent d'Alspach, sans vous raconter en quelques traits une touchante histoire prise dans l'écrin si riche des légendes d'Alsace. Suivant cette histoire, le couvent reçut naguère une religieuse qui aimait un chevalier. Tous deux étaient de noble race et fort beaux, le chevalier comme la religieuse. Ils se virent dans une fête, se jurèrent affection et fidélité. Le chevalier dut partir à la croisade en Terre-Sainte. Sa bien-aimée l'attendit longtemps. Un jour, arriva la nouvelle de la mort du preux, qu'on disait tué dans la guerre contre les Sarrasins. N'espérant plus être à lui, sa promise se voua à Dieu, en prenant le voile au couvent d'Alspach. A peine eut-elle prononcé ses vœux, que le chevalier revint, guéri de ses blessures, avec le renom de grands exploits. Quelle douleur poignante de, trouver enfermée dans le cloître celle qu'il aimait plus que la vie! Impossible de la revoir sur la terre. En entendant la voix pure de la religieuse entonner des cantiques dans le chœur de l'église, le gentilhomme sentit dans ses veines un bouillonnement violent. Un cri de détresse interrompit les cantiques les deux amants s'étaient reconnus. Chrétien et croyant, autant que brave et fidèle, le chevalier déposa épée et armure pour revêtir un froc d'ermite. Afin de rester auprès de sa bien-aimée, sans pourtant l'enlever à ses vœux, il éleva une cellule dans le vallon de Saint-Jean, qui domine le couvent, Quand la cloche du couvent sonnait les offices, il s'agenouillait, unissant à distance sa prière aux prières des religieuses, consolé par l'espoir que les cœurs unis ici-bas se retrouvent dans les joies du ciel. Cela dura ainsi pendant des années et des années, jusqu'au jour où, lors du cinquantième anniversaire du retour de Terre-Sainte, l'ermite et la nonne rendirent à Dieu leur âme au même instant. Tous deux reposent dans la même terre. Passants, respect à leur souvenir.
La fabrique de pâte à papier installée dans l'ancien couvent d'Alspach doit suppléer à l'insuffisance du chiffon. On consomme tant de papier que le chiffon ne suffit plus aux besoins de la fabrication. Aussi bien a-t-il fallu trouver pour cette matière toutes sortes de succédanés, parmi lesquels le bois occupe actuellement la première place.
Outre l'usine d'Alspach, il y a deux autres fabriques de pâte à papier, à Hachimette et près de Kaysersberg. Cette dernière occupe une quinzaine d'ouvriers
soigneurs de machines et manœuvres, pour un rendement annuel d'environ 500000 kilogrammes de pâte sèche, valant 30 francs les 100 kilogrammes. Qui
LE VEILLEUR DE NUIT.
dirait que les grosses bûches de bois que nous voyons décharger sous nos yeux, se transformeront, dans l'espace de quelques jours, en feuilles de beau papier, sur lesquelles s'impriment les pages de ce livre?
Dix heures sonnent à notre entrée à Kaysersberg. La tour du château de Bar-
berousse se profile dans le ciel au-dessus des pignons de la vieille cité impériale. Une des faces de la tour est dans l'ombre, l'autre éclairée par les pâles reflets de la lune sur son déclin. Dans le bas la Weiss, venue d'Alspach, comme nous, fait entendre son mugissement sonore, au milieu du silence de la nuit. Plus personne dans les rues, pas même un chat sur les gouttières. Ici et là seulement, à de grands intervalles, quelques lanternes enfumées appendues à des cordes métalliques, qui se tendent au travers, entre deux toits, et qui envoient leurs lueurs blafardes sur d'obscurs carrefours. Pourquoi la municipalité ferait-elle plus de dépenses d'éclairage dans une localité paisible, où les gens sont assez rangés pour aller se coucher, la plupart, à l'heure où vont dormir les poules, sans attendre l'avertissement du veilleur de nuit? Le veilleur débouche justement à l'angle de la rue principale, tenant dans sa main droite une hallebarde, dans la main gauche une lanterne encore plus fumeuse que les la-nternes de la rue. Écoutez donc le bonhomme entonner de sa voix gaillarde le couvre-feu, dans le dialecte local, à accent allemanique
Horihà wccss ich eicia welt saïa
D glock het zeni g'schlaïa,
Hann sori zeu Fir un Liecht,
Dass i Gott un Maria b'hiet 1.
Nous trouvant seuls dans la rue déserte, à distance du veilleur, je me mets à répéter à sa suite, de toute la force de mon gosier, les strophes de son incantation, .au risque de compromettre ma gravité de représentant du peuple. Surpris de cet écho inattendu, notre homme s'arrête court. Un moment de réflexion, et nous allons apprendr.e que le sergent du corps de garde prêtera main-forte au veilleur. A eux deux, ils ont plus d'une fois déjà mis à la raison des rôdeurs attardés, assez malappris pour narguer un agent de l'autorité dans l'exercice de ses fonctions. « Holà, hé! veilleur! Au lieu de nous fâcher, allons ensemble avec le sergent du corps de garde demander au boulanger d'en face de nous servir chaude une galette au beurre, avec un litre de vin nouveau! »
En personnage qui entend la politesse, le veilleur répond, le sourire aux lèvres, que d'anciens troupiers ne refusent pas un bon verre de geissberger. Lui et le sergent seront des nôtres, aussitôt la ronde terminée, en abrégeant celle-ci pour la circonstance. Ainsi dit, ainsi fait. Dix minutes plus tard nous toquons à la porte du boulanger débitant, qui s'empresse d'ouvrir, à la requête de la police et des rôdeurs ses protégés. Tous les cinq ensemble, attablés près du four à cuire, nous i. « Écoutez ce que je veux vous dire Dix heures viennent de sonner à l'horloge. Ayez soin du feu et de la lumière; que Dieu et Marie vous protègent.
VUE DE KAYSERSBERG.
dégustons, à la santé du Barberousse en pierre de la fontaine publique, le geissberger nouveau, blanc comme plume, faderwiss, pendant que la galette au beurre vient de la flamme tout appétissante.
Que l'on aborde la ville par la vallée ou du côté de la plaine, le donjon d'autrefois la domine également, dans une superbe position, sur un éperon rocheux, en avant des coteaux revêtus de vignes, fixant les regards avec sa couronne crénelée. Dans le haut et dans le bas, les anciennes portes par où passait la route sont maintenant démolies, tandis que les remparts tombent en ruines et que les fossés se comhlent. Le mur d'enceinte n'atteint plus nulle part sa hauteur complète; mais quatre ou cinq tours, les unes carrées, les autres rondes, sont encore debout sur le pourtour. Deux de ces tours sont très hautes. Depuis le château, qui se relie à la ville par un mur descendant, à créneaux, vous avez une belle vue sur l'entrée de la vallée et sur son débouché dans la plaine, où le inassif du Kayserstuhl et le faîte de la Forêt-Noire ferment l'horizon. Un sentier taillé dans le roc de granit gneissique, suspendu en corniche entre les vignes et la ville, conduit à la porte du donjon. Kientzheim et Sigolzheim sont visibles au débouché de la vallée, entourés de leurs vignobles. Vers le haut vous apercevez de grandes filatures de coton, construites sur le cours de la Weiss. Ce cours d'eau prend la ville en écharpe, après avoir alimenté un canal latéral de dérivation pour le mouvement des usines, baignant d'abord le flanc gauche, puis le flanc droit des murs. Sur le parcours de la rivière à travers la ville, les étages supérieurs des maisons sont avancés en surplomb. L'eau même est bordée d'un rideau d'arbres, très frais en été. Un pont à double arche en biais franchit la Weiss, tandis que le canal usinier passe sous les maisons et fait tourner les moulins. Garni de grands murs crénelés sur ses bords, au lieu de parapets à hauteur d'appui, le pont porte aussi au milieu une chapelle ou une niche avec la statue de saint Jean Népomucène. Sa construction remonte d'ailleurs tout au moins au xvie siècle, malgré sa forme hélicoïdale. On a donc tort de présenter les ponts hélicoïdaux comme une invention moderne importée d'Angleterre chez nous.
Si les grandes portes de Kaysersberg ont dû être démolies pour élargir le passage et donner de l'air à la ville, du moins les corps de garde à colonnades sont encore debout aux extrémités de la rue principale. Non seulement il y a des corps de garde aux extrémités, mais nous en trouvons encore un troisième au centre, assez près de l'hôtel de ville. Citez-moi donc une place mieux ou plus gardée? Quoique les rues soient trop étroites, les étages supérieurs des maisons empiètent encore dans le haut de manière à rétrécir davantage le passage, sans compter les tas d'échalas et de marc de raisin distillé fraîchement qui encombrent les passages
transversaux pendant le mois de novembre. En général, les maisons anciennes, à pignon pointu et à toiture élevée présentent une quantité de boiseries sculptées,
LE VIEUX CHATEAU DE K A Y S E R S B E-R G
qui ne manquent pas de cachet pittoresque. Celle qui se tient sur la droite du pont en descendant et sert de boutique à un maréchal ferrant attire particulièrement l'attention par sa charpente noircie et sa galerie extérieure. Ce doit être la plus ancienne du lieu. Comme dans d'autres localités du vignoble alsacien, à Turckheim,
à Richewihr, la fin du moyen âge et la transition de la renaissance aux temps modernes impriment à Kaysersberg une physionomie germanique fort originale. Le badigeon moderne, qui tend à effacer les moulures et les fioritures du vieux temps sur les façades, ne contribue pas à leur embellissement, tant s'en faut. Heureusement pour l'amateur de pittoresque, le manteau de plâtre appliqué sur ces gracieuses ornementations se détache çà et là par larges plaques, découvrant à nouveau les beautés cachées de ces maladroites coquettes, auxquelles la mode actuelle ne convient pas. Dans la cour de la maison de M. Baegert, maire de la ville et mon collègue au Conseil général de la Haute-Alsace, vous remarquez un puits dans le style de la renaissance allemande, gracieusement ornementé, avec cette inscription en quatrain à l'adresse des passants
Il y avait autrefois à Kaysersberg une commanderie de l'ordre Teutonique et un couvent de Récollets, établi, ce dernier, jusqu'en 1433, dans le vallon de SaintJean, près d'Alspach. L'église paroissiale n'impose pas par son aspect extérieur, passablement négligé; mais elle intéresse par son mélange de constructions de différentes époques. Son portail roman, surmonté d'une fenêtre en ogive primitive, se compose de trois arcs à plein cintre, en retrait, reposant sur des colonnes à spatules couronnées de corbeilles massives, ornées d'oiseaux et de figures humaines, qui supportent un tailloir proéminent, décoré de feuillage. Le tympan représente le couronnement de la Vierge par le Christ, ceint lui-même du nimbe crucifère. La mère et le fils sont assis tous deux sur un banc, à l'extrémité duquel un ange incliné tient un encensoir. Dans l'angle, à gauche, se trouve un personnage à mi-corps, portant sur sa poitrine l'Évangile ouvert et marqué d'une croix grecque. Restaurée à neuf, la nef à l'intérieur est romane, avec des bas-côtés de l'époque ogivale, ainsi que le chœur; ceux-là datent du xiv° siècle, celui-ci du xve. A l'inverse d'autres localités, qui conservent de vieux clochers à côté d'églises neuves, nous voyons ici un clocher nouveau construit dans l'intention louable, mais mal réussie, d'embellir l'église ancienne.
En fait d'ornementation intérieure, notons, derrière le maître-autel, d'anciens 1. « Si tu bois de l'eau à table, cela te refroidit l'estomac. Bois plutôt modérément un vieux vin subtil, sur mon conseil, et laisse-moi rester eau. »
Drinks tu Wasser in dein Kmgen
Uber Disch, es lialt den magen.
Drink mâssig cclten, subtilen Wein,
Rath ich, und lass mich Wasser sein.
MDCXVIIP.
volets peints représentant d'un côté la découve.rte de la Croix du Sauveur, de l'autre une Annonciation avec l'ange en dalmatique. Ces peintures sur bois sont attribuées à Holbein, qui a séjourné quelque temps à Kientzheim. Les boiseries sculptées de l'église, dans le style flamboyant, sont aussi remarquables, quoique
modernes. Dans la nef, du côté de l'Évangile, se trouve un second autel à volets, avec figures peintes en relief. Plus loin encore, un Christ au motbeau. Ces dernières sculptures paraissent dater du xvi- siècle. Par contre, le Saint-Sépulcre, exécuté dans le siècle actuel, quoique de facture semblable à celle du même objet dans les églises de Vieux-Thann, d'Ammerschwihr et de Haguenau, se distingue par une grande pureté de ciseau et par le sentiment religieux de la figure principale. Parmi les sujets des volets sculptés, signalons un saint Denis décapité portant sa tête dans la main puis deux statuettes d'empereurs allemands avec globe et glaive, enfin un chevalier armé de toutes pièces,
MAISON DU MARÉCHAL FERMAIT A KAYSERSBERGAM.
dans le goût du xvie siècle. Dans une chapelle voisine de l'église, un Christ colossal en bois.
Presque contigu à l'église, l'hôtel de ville ou Gemeindehaus est un édifice du xvie siècle, avec un cabinet en encorbellement de style renaissance, au-dessus de la porte d'entrée. Cette porte présente une arcade en plein cintre, entrecoupée de cartouches au milieu desquels semble se dessiner une rosace à fleurons de fantaisie, dans chacun desquels se trouve une petite tête en ronde bosse traitée avec beaucoup de finesse.
XX
KIENTZHEIM. GOLBÉRY ET L'ARCHÉOLOGIE ALSACIENNE.
Après Kaysersberg, Kientzheim et Ammerschwihr. Malgré des différences de détail, toutes ces petites localités du vignoble alsacien se ressemblent beaucoup et
PIIILIPPE DE GOLBÉRY.
ont un caractère commun. Dans les unes et les autres ce sont les mêmes murs d'enceinte, les mêmes vieilles tours grises, rondes ou carrées, les mêmes rues étroites, les mêmes maisons à pignon en pointe, entremêlées de quelques constructions modernes faisant peau neuve. La distance de Kaysersberg à Kientzheim est assez petite pour apercevoir l'entrée de l'une à la sortie de l'autre. Une promenade d'un quart d'heure suffit pour le .par cours. Afin de se donner plus d'air, le conseil municipal de Kientzheim a fait démolir la porte Haute, en ouvrant une brèche dans le grand mur d'enceinte. Mais la porte Basse reste intacte et c'est tant mieux, car elle a
du cachet, à côté du château de Golbéry, avec ses créneaux. Elle vous donne l'illusion du moyen âge. Sur le coteau à gauche, au-dessus de Sigolzheim, se montre la façade blanche d'un autre château, retraite de l'ancien évêque de Strasbourg, Mgr Raess, devenu presque centenaire au milieu de son vignoble. Depuis la terrasse du château de Sigolzheim, le spectateur jouit d'une vue des plus ravissantes sur la plaine d'Alsace, où la Fecht serpente, après le confluent de la Weiss, sous un rideau d'arbres à travers les prairies vertes. Le vénérable prélat, que nous félicitons de sa verte vieillesse, exprime son étonnement
sur la faiblesse de ses jambes. Ces jambes, depuis une chute survenue à l'àge de quatre-vingt-douze ans, ne reprennent plus leur souplesse d'autrefois. N'y a-t-il pas de quoi être surpris? Ce que nous savons, c'est que, le jour de la protestation solennelle des députés de l'Alsace-Lorraine au Reichstag contre l'annexion du pays à l'empire allemand, en M8r Raess a couru à la tribune avec une célérité
CORRECTION DU COURS DE L-A FECHT A WALBACH.
trop juvénile pour affirmer le respect de son clergé pour le nouvel ordre des choses. Combien plus digne a été son attitude pendant le bombardement de Strasbourg, dans ses missions au camp ennemi, accomplies bravement sous le feu des canons pour obtenir un relâchement de rigueur en faveur de la ville assiégée Pendant que nous dégustons un petit verre de tokay capiteux, récolté dans la vigne du château, le vieil évêque nous explique que le Champ du mensonge, où Louis le Débonnaire fut trahi par son armée, doit se trouver près de Sigolzheim. Du moins le chroniqueur Nithard place dans le voisinage le camp des fils de ce
souverain juxtaque Sigwaldi montem castra ponunt. Le tokay du cru vient d'un cépage importé de Hongrie par Lazare de Schwendi, général de l'empereur Maximilien, qui a battu les Turcs à Tokay. En 1563 Schwendi reçut, en récompense de ses services, l'investiture de la seigneurie du Hoh-Landsberg, dont dépendait Kientzheim. Il habita le château de Golbéry, et sa pierre tombale est conservée, avec celle de son fils, dans l'église de la localité. Au-dessus de la porte de Kientzheim vous remarquez une tête monstrueuse, sculptée dans la pierre et tirant au passant une langue narquoise, formée d'une bande de fer recourbée. Bonnes gens, semble dire la drolatique figure, savourez le bouquet du cru de mes coteaux! La famille de Golbéry a acquis du renom dans la magistrature. Un de ses membres, Philippe-Aimé, né à Colmar en est un des auteurs des Antiquités de l'Alsace, publiées en commun avec Geoffroi Schweighaeuser. Le grand ouvrage sur les Antiquités de l'Alsace complète l'Alsaticc illustrata de Schoepflin, publiée en 1772, et restera un monument de l'archéologie du pays, une source à laquelle les historiens de l'avenir puiseront toujours. Schweighaeuser et Golbéry, pour plus de facilité dans leurs investigations, se sont partagé la tâche en étudiant, l'un les constructions antiques du Haut-Rhin, l'autre celles du Bas-Rhin. Leur travail n'embrasse pas moins de deux forts volumes in-folio, publiés à Mulhouse en 1828 et illustrés magnifiquement. Plus récemment, de 1876 à 1882, le docteur Kraus, professeur à l'Université allemande de Strasbourg, vient de faire paraître, avec le concours de M. Straub, une sorte de statistique archéologique descriptive, sous forme de dictionnaire et sous le titre Kunst und Alterthun2 in Elsass-Lothringen. Suivant la voie ouverte par les maîtres, des amis enthousiastes de nos origines et de nos antiquités poursuivent la chaîne des études. Une société spéciale pour la conservation des monuments historiques de l'Alsace s'occupe d'inventorier les monuments de la contrée. Son bulletin et ses mémoires, publiés sous la direction de son président, le chanoine Straub, dont nous visiterons à Strasbourg les belles collections, répandent le goût de la science avec le fruit des travaux acquis. Fidèle à son titre, elle s'applique surtout à conserver les constructions de valeur pour l'histoire, dont elles restent les témoins pour les générations à venir. Les administrations publiques prêtent maintenant un concours efficace et de larges subventions pour conserver nos monuments et les préserver d'une ruine prématurée, autant du moins qu'il appartient à des mains humaines de prévenir ou de retarder la destruction. N'est-ce pas que vous ne refuserez jamais votre offrande à cette œuvre éminemment patriotique?
XXI
LA FILATURE DU COTON AU LOGELBACH.
Le Logelbach est un canal de dérivation de la Fecht, qui se détache de ce torrent, torrent dont on a entrepris la correction, au-dessus du grand barrage en amont de Turckheim, à côté de la route des Trois-Épis. A l'approche de Colmar une succession de grandes fabriques, filatures et tissages de coton, féculeries, moulins, ateliers de teinture, s échelonnent le long du canal, entourés de maisons ouvrières et de riantes villas des chefs d'industrie. Pour bien nous rendre compte de l'importance de ces établissements, entrons à la filature Herzog, une des plus considérables de l'Alsace. Une seule salle y renferme réunies quarante-cinq mille broches à filer, sur un total d'une centaine de mille exploitées par la même maison. Un autre atelier, attenant à la filature, sert pour les préparations, avec des machines assorties pour produire les filés de toute qualité, depuis les plus communs jusqu'aux plus fins. Ce qui frappe de prime abord dans ces immenses laboratoires, c'est leur remarquable aménagement. Figurez-vous deux vastes salles en rez-de-chaussée, formées par des murs sans fenêtres, traversées par dix rangs s de colonnes, qui soutiennent sa toiture, éclairées par en haut au moyen de vitrages transversaux correspondant à chaque rangée de colonnes. Entre les colonnes, les machines sont disposées suivant l'ordre de succession de leurs opérations diverses et accomplissent leur travail avec un rythme merveilleux, malgré la complication des mouvements, soit qu'elles achèvent d'enrouler les fils ténus, soit qu'elles en préparent ou en épurent la matière. Animées ar des moteurs puissants, toutes ces machines exécutent leurs opérations multiples sans exiger des ouvriers d'effort pénible ou fatigant. L'élévation des salles, la ventilation continue, l'égale répartition de la lumière, la régularité de la température, l'ampleur de l'espace réunissent les meilleures conditions possibles d'hygiène et de bonne exécution du travail.
Une fois qu'on a donné un peu d'attention à ces ateliers, on ne peut s'empêcher de suivre avec un intérêt croissant les transformations des divers assortiments de coton, depuis le déballage de la matière brute jusqu'à la sortie des fils assez légers pour mesurer au poids de 1 kilogramme une longueur de 300 000 mètres et plus, soit à peu près égale à la distance de Strasbourg à Paris La fabrication des filés de tous les numéros de finesse implique l'emploi de cotons de toutes qualités, de toutes provenances. Chaque variété exige aussi une préparation différente, en
rapport avec la qualité des filaments, ceux-ci plus fins et plus longs, ceux-là plus courts et plus robustes. Il y a des cotons de longue soie de la Géorgie, de l'Algérie, des îles Viti et Taïti, du Pérou et de l'Inde française ce sont les plus beaux, ceux qui servent pour les filés fins. Il y en a de l'Égypte, de l'Amérique centrale, de la Louisiane ce sont ceux qui servent pour les sortes moyennes et ordinaires. Il y en a de l'Inde anglaise les omras, les broachs, employés pour les articles communs et les gros numéros. Suivant les qualités nécessaires pour les produits désirés, les cotons, après leur déballage, subissent un mélange. Ils sont étalés par couches en autant de tas distincts, au nombre de douze à quinze, dont chacun a sa marque particulière. Toute la série des préparations se complique et se prolonge en raison de la finesse à donner aux fils. Si pour les gros numéros le battage simple, un double cardage, un ou deux passages de bancs à broches suffisent, les filés fins exigent un outillage bien plus compliqué, passant tour à tour sur quinze à vingt machines ouvreuses, cardes, réunisseuses, bobinoirs, peigneuses, étirages et bancs à broches, avant d'arriver au métier à filer. Fortement comprimé lors de l'emballage, le coton arrive à la filature à l'état d'une masse feutrée. Avant tout autre travail, il faut diviser cette masse, la réduire en flocons, la secouer pour la débarrasser de la poussière, des graines, des débris de feuilles mêlés aux filaments pendant l'égrenage en un mot, le coton doit être à la fois nettoyé et ouvert sans préjudice pour les fibres. Autrefois cette opération préliminaire se faisait à la main, comme le filage; aujourd'hui l'ouvreuse et la batteuse, machines composées de tambours à dents, de ventilateurs, de volants frappeurs et de cylindres cannelés combinés diversement, accomplissent le travail plus vite et à moins de frais, au grand avantage aussi de la santé des ouvriers, trop exposés à la poussière dans le battage à la main.
Le travail des cardes ou le cardage sert a redresser les filaments plus ou moins vrillés à la sortie des batteurs, à les débarrasser des inégalités, des nœuds et des boutons, à les ranger plus ou moins parallèlement entre eux, à les épurer davantage pour leur arrangement en un ruban homogène continu. Pour un bon cardage, il faut agir également sur toutes les fibres sans amoindrir ni leur ténacité ni leur élasticité. Le coton cardé quitte l'appareil sous forme de rubans, qui se déposent dans un pot tournant en tôle ou passent dans un couloir.
Que les rubans de coton cardé soient recueillis un à un dans les pots tournants, ou qu'ils passent simultanément pour chaque rangée de cardes dans un couloir commun, ils sont toujours enroulés sous forme de nappe sur une machine à réunir, sauf quand ils doivent servir pour les gros filés, cas dans lequel ils vont directement au banc à broches sous forme de bobines. Les filés moins grossiers
exigent plusieurs passages d'étirages avec des doublages plus ou moins nombreux; de plus il faut un peignage pour les fils tout à fait fins. Par les doublages, les rubans réunis et juxtaposés acquièrent une composition plus homogène, en compensant les inégalités des diverses couches. Par les étirages successifs, les mêmes rubans s'amincissent sous l'effet d'un laminage ou de l'échelonnement des fibres, afin de préparer une mèche proportionnée à la finesse du fil. L'étirage et les doublages se font simultanément sur la même machine et sont régulièrement gradués. Pour les filés fins, les cotons cardés, avant de passer à l'étirage, doivent être peignés, afin d'éliminer tous les filaments trop courts.
COCR DE FABRIQUE AU LOGELBACH.
Deux machines de modèles différents, mais d'invention alsacienne toutes deux, se chargent de ce travail délicat.
A la grande filature du Logelbach deux sortes de métiers servent pour le filage, de même qu'il y a deux types de peigneuses ce sont le métier à chariot et le métier continu. Sur le métier continu à fonctions simultanées, le renvidage, l'étirage et la torsion du fil s'effectuent en même temps, tandis que sur le métier à chariot plusieurs temps sont nécessaires pour les mêmes opérations. Le but même ou la tâche propre au métier à filer consiste à continuer, à terminer l'étirage et la torsion du fil commencés dans les préparations que nous avons suivies une à une. Il n'y a de différence que dans la quantité d'étirage et de torsion, beaucoup plus considérables sur le métier à filer que sur le banc à broches. Au lieu de 65 tours de torsion par
mètre au dernier banc à broches, la mèche du fil n° 30 par exemple, représentant une longueur de 60 000 mètres par kilogramme, subit sur le métier à filer 800 tours au mètre avec un allongement de 10 mètres. Dans le métier à chariot et dans le métier à renvidage continu, un bâti fixe porte les cylindres d'étirage et plusieurs rangées de broches pour recevoir les bobines de préparation fournies par la machine précédente. Seulement, tandis que pour le renvidage continu les bobines qui enroulent le fil terminé restent sur le même bâti, sur le métier à chariot un chariot en mouvement sur des rails parallèles entre eux porte une rangée de broches pour recevoir le fil à son achèvement. Les cylindres du bâti principal font l'étirage; le mouvement du chariot produit la tension. avant l'enroulement en bobines, et la rotation de ses broches la torsion. Torsion, tension et étirage sont, sur le métier à chariot, trois opérations distinctes mais simultanées, accomplies pendant la sortie du chariot, pendant que celui-ci s'éloigne des cylindres du bâti fixe. Arrivé au terme de sa course, le chariot s'arrête un moment ainsi que les cylindres d'étirage pour laisser au fil le temps d'achever sa torsion; puis le fil s'enroule en bobines pendant la rentrée du chariot. Dans le métier continu, le fil livré par les cylindres d'étirage passe par un crochet dans un curseur mobile sur un anneau que traverse la broche sur laquelle s'effectue l'enroulement de la bobine en voie de s'achever avec un mouvement de 6 000 tours par minute. Ce mouvement est analogue à celui du banc à broches, avec cette différence que pour la broche du métier à filer continu l'ailette est remplacée par un anneau, d'où vient son nom de ringthrostle donné par l'inventeur américain. Comme avantage sur le métier à chariot selfacting, le métier continu ringthrostle prend moins de place et produit plus. Tous deux peuvent marcher à 6 000 tours des broches par minute, tandis que pour la fileuse au fuseau la vitesse du travail ne dépasse guère 60 tours. Une seule broche mécanique fait donc le travail de cent fileuses à la main. Les métiers ringthrostles que nous avons sous les yeux portent environ 300 broches chacun, les métiers selfactings à chariot de 560 à 1 000. Comme actuellement la filature mécanique exploite 75 millions de broches dans le monde entier, elle produit l'équivalent de 7 milliards et demi d'ouvrières, quand cependant le nombre des ouvriers de filature ne dépasse pas 800 000 pour le travail du coton dans tous les pays civilisés. Merveilleux effet des machines, qui deviennent ainsi des instruments d'émancipation pour l'homme, autant que de richesse, car à l'époque où, dans nos vallées des Vosges, les femmes et les enfants filaient le coton à la main, dans les premières années de ce siècle, ils gagnaient 18 sons par livre de filé, soit un salaire de 30 à 40 centimes par jour, au lieu de 4 à 5 francs payés aujourd'hui pour une journée d'homme et de 2 francs pour une journée de femme dans la manufacture moderne.
XXII
HISTOIRE ET STATISTIQUE DE L'INDUSTRIE COTONNIÈRE.
Ces observations sur l'une des principales branches d'industrie de l'Alsace ont excité au plus haut point notre intérêt et nous attachent à ces ateliers où la matière du coton s'épure et se transforme comme par enchantement. Admirons la marche de ces machines, qui s'accomplit avec une précision, une régularité, une souplesse de mouvement si remarquables. Voyons comment dans ces vastes salles à tempés rature constante et régulière, où la lumière abonde, les ouvriers ont bonne mine et circulent à l'aise. Une ventilation continue renouvelle l'atmosphère en chassant l'air vicié par les émanations et chargé de poussière et de fibrilles préjudiciableà la santé. Cette ventilation et les arrosages pratiqués à l'aide des fontaines qui se trouvent à l'intérieur même des ateliers, permettent de maintenir une fraîcheur relative, quand au dehors la chaleur devient accablante, au milieu des journées d'été, tandis qu'un chauffage à la vapeur maintient en hiver la température interne à vingt degrés centigrades. Avec le système de vitrage par en haut, au lieu de fenêtres sur les côtés, la lumière se répand par tout égale, nette et diffuse, ni masquée ni éclatante. En prévision des incendies, on entretient des vases remplis d'eau à hauteur d'homme, contre les colonnes de chaque galerie. Afin de prévenir les accidents, les transmissions et les engrenages trop exposés se trouvent recouverts d'enveloppes protectrices. Il y a aussi des vestiaires pour changer de vêtements, avec des fontaines pour les ablutions. Pendant les heures de travail, les ouvrières portent une blouse ou un grand tablier blanc en bavette fourni par l'établissement. Rien n'a été négligé dans l'aménagement de la fabrique pour une bonne. hygiène.
Nous avons suivi le travail de la filature à toutes ses phases, depuis le déballage des balles de coton brut arrivées du magasin jusqu'à l'emballage des bobines filées avant leur envoi au tissage. Il s'en faut de beaucoup que ce travail soit parvenu du premier coup au degré de perfection auquel nous le trouvons maintenant. Les machines employées sous nos yeux ont dû subir des modifications considérables. Jusqu'à la fin du dernier siècle le filage se faisait à la main ou avec quelques ustensiles des plus simples. Tout ou plus avait-on, en place de l'outillage compliqué d'aujourd'hui, des baguettes élastiques, une claie ou un filet pour épousseter la matière première et la débarrasser des corps étrangers, l'arçon sous l'action duquel les filaments reprennent la flexibilité primitive, la carde à la main de
la matelassière pour les épurer complètement, les redresser et les arranger en nappes, enfin le fuseau et le rouet qui les tord, les renvide sous forme de fil obtenu par une série de glissements successifs entre les doigts. Longtemps encore après l'introduction de la filature mécanique, nous avons pratiqué le battage et l'épluchage à la main. Pour le battage, le,coton s'étalait sur une toile ou bien une claie à cordes minces très tendues. Des femmes le frappaient à coups de baguettes et épluchaient à la main les plus grosses impuretés de la façon encore usitée dans l'Inde et en Chine procédé pernicieux pour la santé des ouvrières, constamment plongées dans une atmosphère remplie de poussière et de duvet. Jusqu'en 1814 le coton ainsi préparé était ensuite battu avec des cardes tournées à la main. En 1823 furent introduits les premiers batteurs mécaniques pour les cotons courts; mais l'ouvreuse et la nappeuse pour les cotons à filaments longs et plus délicats ne vinrent que trente ans après. Un constructeur de Cernay, M. Risler, présenta l'Exposition de 1831, à Londres, un épurateur pour la préparation automatique des cotons à fibres courtes comme ceux de l'Inde. En 1855, l'Alsace reçut d'Angleterre des cardes à hérisson, puis successivement l'application aux cardes du débourrage automatique et les perfectionnements qui suivirent. C'est de 1845 que date l'invention de la peigneuse à mouvement alternatif, construite par Josué Heilmann, qui comptera toujours comme un des grands progrès réalisés dans cette branche d'industrie.
Perfectionner l'outillage, ce n'est pas seulement améliorer les produits, c'est encore et surtout abaisser le prix des articles fabriqués au moyen d'un rendement supérieur obtenu avec moins d'ouvriers.
Les établissements de la maison Herzog se sont agrandis graduellement et n'ont pas eu dès le début leur importance actuelle. Leur fondateur a eu des commencements modestes, comme toutes les grandes familles industrielles dont l'Alsace s'honore. Venu au Logelbach en 1818, Antoine Herzog est né à Dornach, en 1786, de parents ouvriers. Ses titres de noblesse et la source de sa fortune se trouvent dans son intelligence, unie à un travail persévérant. A sa mort il a eu la satisfaction de laisser six manufactures en pleine prospérité avec l'exemple d'une vie active et bien remplie. Son fils aîné, continuateur de son œuvre, s'est appliqué à lui donner de nouveaux développements, s'attachant à améliorer le sort de ses ouvriers avec une attention toute particulière simultanément avec l'agrandissement de son industrie.
La plus ancienne filature mécanique de l'Alsace a été fondée à Wesserling en 1803 en 1762, à Mulhouse, le premier atelier de tissage pour le coton, tandis que la construction du premier moteur à vapeur dans le pays date de 1812. Au moment
de l'annexion à l'Allemagne, la statistique industrielle constatait chez nous l'existence d'un effectif de 1 550000 broches à filer le coton, donnant pour 86 millions de francs de produits. Ces produits pour le tissage de la même matière atteignaient alors une valeur de 60 millions de francs sur 28 875 métiers mécaniques, sans compter les métiers à bras des ouvriers travaillant à domicile. Ensemble les manufactures cotonnières de filature et de tissage comptaient dans nos deux départetements du Rhin 36 000 ouvriers, gagnant environ 24 millions de salaires. Un dernier relevé, d'après les dépositions d'une enquête officielle en porte à les ouvriers occupés à cette époque dans la filature avec 8 481 000 francs de salaires, contre francs de salaires pour ouvriers occupés au tissage mécanique et au tissage à bras. Ajoutons-nous en outre 6 575 ouvriers pour l'impression des tissus, avec 4 402 000 francs de salaires, le total des ouvriers cotonniers aurait été dans les dernières années, et serait encore maintenant, de 46108, touchant à peu près 30 639 000 francs de salaires annuels, la valeur des établissements des industries respectives étant estimée à 148 millions de francs, plus une somme de 155 millions pour leurs fonds de roulement. Pour le tissage et la filature, la part de l'Alsace représente le tiers de toute l'industrie cotonnière de la France ou de l'Allemagne. Aussi la population spécifique par kilomètre carré dépasse de beaucoup chez nous la moyenne générale des deux grandes nations auxquelles nous nous sommes successivement trouvés réunis. Rapides pendant la première moitié du siècle, les progrès de nos manufactures se sont ralentis pourtant à .partir de la seconde moitié, au point de devenir stationnaires après la conquête allemande. XXIII
CE QU'IL EN COUTE POUR FAIRE UNE ROBE.
Une voie de raccordement met les établissements Herzog en communication directe avec le chemin de fer de Colmar à Munster, en sorte que les wagons peuvent amener les marchandises dans les magasins et y être chargés commodément. Pour aller à Colmar, dont les fabriques du Logelbach ne sont qu'une annexe ou un faubourg, nous ne prendrons pas le chemin de fer. Mieux vaut suivre l'ancien chemin, par où ont passé les soldats de Turenne, aux trousses des Allemands le soir de la victoire de Turckheim. Il y a aussi la route poudreuse, plus fréquentéequi longe les fabriques et parfois touche le canal. Voilés par la fraîche verdure des parcs environnants, malgré les hautes cheminées qui les dominent, les ateliers si
animés d'où nous venons de sortir passeraient presque inaperçus pour le passant sur la grande route, si leur activité n'était décelée par le bruyant bourdonnement des moteurs montant au ciel comme un hymne de travail. A côté, derrière une haute grille de fer, s'élève une église, aux formes sveltes, aux beaux vitraux peints, construite sur les plans de la Sainte-Chapelle de Paris par la famille Herzog, et ouverte à la population locale pour les besoins du culte, car actuellement le Logelbach, malgré un nombre respectable d'habitants, n'a pas plus d'église publique que de mairie, n'étant pas encore classé au rang de commune indépendante ou autonome ni de paroisse.
A vingt minutes de la grande filature nous trouvons, au bord de la route également, le tissage Bagatelle. Bagatelle est le nom d'une vieille maison de campagne habitée par Voltaire pendant son séjour à Colmar. Tout à côté a été bâtie la nouvelle manufacture dans laquelle les filés du Logelbach sont convertis en tissus. Pas plus que la filature, le tissage ne présente d'apparence par l'extérieur. C'est un bâtiment en parallélogramme, d'une longueur de 135 mètres sur 70 de large, coristruit en rez-de-chaussée et éclairé par en haut. Plus de métiers à tisser y travaillent dans une seule salle, au plafond soutenu par des colonnes en fonte. Sur les côtés s'étendent les ateliers de préparation, séparés de la salle principale par une cloison vitrée, puis les bureaux, les différents magasins, les ateliers de réparation. Un auvent largement ouvert et aux dimensions hardies se dresse autour de la porte principale et sert d'abri pour le chargement et le déchargement des filés et des tissus qui sortent ou qui arrivent. A l'autre extrémité, également contre le bâtiment du tissage, sont adossés les locaux des moteurs, machines à vapeur et turbines. Les turbines, au nombre de trois, plongent dans le canal du Logelbach, avec une chute de 1 m. 05 seulement, au lieu de 16 mètres à la grande filature. Avec elles fonctionnent deux machines à vapeur accouplées, d'une force nominale de deux cents chevaux, alimentées par six chaudières. Au-dessus du canal et à côté des ateliers, la maison du directeur se tient coquettement au milieu d'un jardin. Depuis le balcon de la maison, la vue embrasse la route et le chemin de fer, qui passent devant la porte, la ville de Colmar, assise tout près dans la plaine fertile, puis, à l'entrée de la vallée, d'autres fabriques, retordages et filatures, éparpillées le long du chemin et du cours d'eau.
Mais entr'ouvrons la porte de la fabrique. Quel tapage assourdissant ne font pas les rouages, les battants, les navettes de ce millier de métiers en marche! Affreux concert, peu fait pour attirer une oreille délicate. On a peine à entendre sa propre parole. Tâchons donc de voir au plus vite possible par quelle série d'opérations le fil se transforme en tissus variés sur ces engins-si bruyants. Peut-être,
en examinant le jeu de ces ingénieux mécanismes, avec les mille combinaisons qui élaborent une merveilleuse variété de produits, suivant un procédé d'apparence uniforme, peut-être nous habituerons-nous un peu à ce tapage. Tout d'abord nous constatons l'ordre établi dans cette laborieuse fourmilière. Chaque ouvrier se tient à son métier. On circule peu dans la salle, où cependant travaillent plus de six cents personnes. L'éclairage ne laisse rien à désirer, la propreté du plancher
L'OURDISSAGE AU TISSAGE BAGATELLE.
étonne. Il y a des fontaines qui donnent de l'eau en quantité. Il y a un renouvellement continu de l'air obtenu par des ventilateurs bien aménagés. Rien ne manque pour satisfaire tous les besoins d'une bonne hygiène.
Avant d'être tissés définitivement, les filés venus de la filature doivent subir plusieurs préparations préliminaires indispensables. Il faut préparer les chaînes, les ourdir, les parer; il faut mettre en cannettes pour les navettes les écheveaux de trame qui ont passé par la teinture. La filature fournit ses filés en bobines dans les caisses que nous avons vues à l'emballage. Pour former la chaîne, je veux dire la nappe de fil destinée à constituer la longueur du tissu, on commence par dévider les bobines venues de la filature sur des bobinettes en bois. Par l'ourdis-
sage, immédiatement après le bobinage, le fil mis sur bobinettes se dévide sur les rouleaux d'une largeur à peu près égale à celle des tissus. Plusieurs rouleaux ourdis sont ensuite réunis, suivant le nombre voulu de fils pour la nappe complète de la chaîne; cette chaîne reçoit par le parage ou l'encollage un enduit de colle destiné à lisser les fils, à leur donner les qualités voulues de rigidité et de souplesse pour le tissage. Le tissage enfin opèrc l'entre-croisement de la trame, en large, avec les fils de chaîne en long, qui constituent le tissu. Quelques détails sur la disposition des machines et sur leur fonctionnement nous feront mieux comprendre la suite des opérations.
yoici d'abord le bobinoir, appareil très simple, pour ce motif, peu sujet à changer. Il a pour objet de dévider les fils de chaîne avant leur passage sur l'ourdissoir.
A l'ourdissage, les bobinettes chargées de fil vont se placer sur un cadre à deux branches en V, soit debout sur les deux branches, soit couché sur l'une, l'autre restant ouverte comme le feuillet d'un livre. Ensemble, les deux branches du cadre reçoivent jusqu'à huit cents bobinettes. Le fil déroulé des bobinettes vient passer entre les dents d'un râteau-guide. A la sortie du râteau, un cylindre compteur reçoit la nappe entraînée entre deux autres cylindres plus petits en fer-blanc. Un peigne fixé en avant du cylindre compteur, qui mesure la longueur de fil développé, maintient l'écartement des fils de la nappe, laquelle s'enroule sur un rouleau pour être transportée sur la machine à parer en quittant l'ourdissoir.
Dussent ces détails lasser votre patience par leur longueur, madame, la chaîne du tissu pour votre parure d'été demande encore d'autres préparations avant d'être prête pour le tissage. En effet la machine à parer ou l'encolleuse reçoit les rouleaux venus de l'ourdissoir. L'une ou l'autre achève de former la chaîne en rétknissant en une même nappe tous les fils de plusieurs rouleaux ourdis pour les imprégner de colle. Tandis que l'encolleuse à marche rapide sert pour les tissus forts, la machine à parer, plus ancienne, est préférée pour les articles plus délicats en fils fins. Dans la machine à parer, les organes sont en double et disposés symétriquement de part et d'autre de l'axe central. Cet axe central se compose d'un rouleau d'ensouple, qui réunit en une seule l'ensemble des nappes fournies par les quatre rouleaux d'ourdissoir. Quatre de ces rouleaux reposent en gradins sur chacune des deux extrémités du bâti. Les fils des quatre rouleaux, assemblés en nappe, pénètrent un à un entre les dents d'un râteau, entraînés par un cylindre colleur qui les imprègne dans une auge remplie de colle, dont la fécule de pomme de terre fournit le principal élément. Pendant que les deux nappes opposées s'avancent vers l'ensouple, où elles s'enroulent l'une sur l'autre, un double système de
brosses agissant à mouvement alternatif, comme dirigé à la main, répartit la colle plus également en même temps que le duvet du fil se couche. Bien brossés, les fils traversent, encore un à un, une planchette métallique percée de petits trous. Un ventilateur ménagé au-dessous chasse contre la chaîne, afin de la sécher, de l'air chauffé par un serpentin à vapeur. Un peigne d'envergure effectue l'arrangement des fils en nappe unie, tout en les tenant séparés, permettant par une disposition ingénieuse de partager chaque nappe montée en quatre nappes partielles pour faciliter le rentrage fil par fil dans le harnais. A la sortie du peigne, la nappe refaite passe sur deux cylindres-guides, qui la supportent et la maintiennent bien tendue jusqu'à son enroulement sur l'axe d'ensouple, lequel va ainsi au métier à tisser.
Ces dernières opérations ont préparé les fils de chaîne au travail définitif du métier à tisser, sur lequel ils arrivent sous forme de nappe régulière enroulée sur un cylindre en bois terminé par deux disques et appelé « rouleau d'ensouple ». Pour les fils de trame, la préparation est moins compliquée s'il ne s'agit pas de tissus en couleur, ces fils peuvent passer directement dans la navette du tisserand, tels que la filature les livre en forme de bobines, désignées sous le nom particulier de « canettes ». Or le métier à tisser présente quatre organes distincts le rouleau d'ensouple, le harnais, le battant avec la chasse, le rouleau de tirage, auxquels s'ajoute comme pièce indépendante la navette. Chacun de ces organes a son jeu propre, réglé toutefois d6 manière que les différentes pièces marchent ensemble, à l'unisson, avec certaines modifications dans la construction même de la machine, suivant la nature des tissus. Le rouleau d'ensouple porte la chaîne parée et se place à l'arrière du métier. Le harnais se suspend au-dessus, par une tige transversale, munie de petites poulies autour desquelles s'enroulent et oscillent les lanières de suspension des lames dont il est formé, afin de séparer par leur mouvement alternatif de montée et de descente la chaîne en plusieurs nappes, entre lesquelles passe la navette pour l'entre-croisement de la chaîne et de la trame, dont provient le tissu. Le battant, qui porte un peigne, et le mécanisme du chassenavette s'appuient sur un arbre dans le bas du métier pour serrer les fils de la trame dans la chaîne, après avoir guidé leur passage entre les nappes par le mouvement de la navette. Le rouleau de tirage enfin occupe le devant, dans le but d'enrouler le tissu à mesure de sa confection, en même temps qu'il entraîne la chaîne après chaque coup de navette.
Un ouvrier habile peut conduire trois ou quatre métiers à mouvement mécanique les femmes en font marcher au moins deux. Avec une production annuelle de 50 000 pièces de tissus, mesurant ensemble au minimum 50 millions de mètres,
le tissage Bagatelle fabrique actuellement près de cinq cents sortes différentes par la composition, la consistance, la finesse, la longueur, la couleur. Il produit des calicots ordinaires, des cretonnes, des percales, des jaconas, des mousselines, des moleskines, des satins, des finettes, des piqués, une quantité d'articles unis ou en couleur dont il serait fastidieux d'énumérer tous les noms. Beaucoup d'articles que d'autres centres industriels se réservaient à titre de spécialité sont devenus ici de fabrication courante, les mousselines fines de Tarare, aussi bien que les toiles pour lingerie introduites de Saint-Quentin et toute la série des piqués, depuis la couverture et les gros molletons jusqu'aux piqués fins dits « anglais », exportés en quantité d'Alsace en Angleterre. Comparés aux articles de fantaisie en couleur, d'un effet agréable à l'œil, les tissus écrus venant du métier ont en général peu l'apparence, mais ils en prennent par l'apprêt. Tel piqué pour gilet ou pour robe, qui ne dit rien à l'œil à la sortie du tissage, se relève sous les mains habiles de nos apprêteurs de Mulhouse, pour lesquels cette branche de travail n'a plus de secret. Disons toutefois que la multiplicité des articles produits dans un même atelier, si elle atteste l'habileté du fabricant, ne se concilie pas avec la fabrication au plus bas prix. Plus la production augmente, plus le prix de revient s'abaisse, l'ouvrier tissant d'autant plus de mètres à la journée qu'il travaille plus longtemps le même article. En changeant souvent d'article, sa production diminue. Une expérience journalière met ce fait en évidence. L'industrie anglaise s'applique à arriver au plus bas prix en fabriquant des articles peu variés. Les tisseurs alsaciens, moins favorisés pour les débouchés, doivent varier davantage leurs produits, malgré un rendement moindre, afin de répondre aux demandes de leurs acheteurs et aux besoins d'un marché plus difficile.
Grâce aux perfectionnements mécaniques, le tissu fin, léger et transparent qui sert pour une robe de bal à la femme la plus élégante, peut être livré à la couturière au prix de 30 centimes le mètre. Dans l'ivresse de vos fêtes splendides, n'oubliez pas quels efforts prodigieux il a fallu pour en venir à ce résultat! Heureuses du monde, songez quelle peine il en coûte encore pour répondre à un de vos caprices d'un instant! Le tissu de la robe dont je parle a dû passer sur vingt ou trente machines différentes, construites avec les acquisitions de la science la plus avancée, à travers les mains de centaines d'ouvriers, parmi lesquels beaucoup trouvent, dans le travail exigé par votre luxe, à peine de quoi satisfaire les besoins les plus pressants. En l'espace d'un siècle, le prix des tissus de coton s'est réduit de 10 à 1, par suite de l'introduction de nos machines actuelles. En 1762, à l'époque où Mathias Risler fonda à Mulhouse le premier atelier de tissage avec plusieurs métiers réunis, le coton pris dans le Levant était filé à la main et donnait des produits gros-
TISSAGE BAGATELLE GRANDE ALLÉE.
siers et inégaux. Une aune de calicot écru se vendait de 3 fr. 15 à 4 fr. 50, soit le mètre de 3 fr. 42 à 3 fr. 75. Sur ce prix l'ouvrier tisserand touchait de 66 à 75 centimes. Les tisserands, alors disséminés dans les vallées et à la campagne., n'étaient pas, comme aujourd'hui, réunis dans de grandes fabriques. Chaque père de famille avait son métier, sur lequel travaillaient alternativement la femme et les enfants. Dans les ateliers agglomérés de nos jours, le salaire journalier d'un bon ouvrier de tissage atteint 3 francs et même plus, tandis que le calicot écru se vend de 30 à 40 centimes. Simultanément avec la hausse de la main-d'œuvre, le prix du produit a diminué.
XXIV
INSTITUTIONS OUVRIÈRES DE L'ALSACE.
C'est le mérite des riches promoteurs de la grande industrie de l'Alsace d'avoir voulu faire participer, dans les jours de prospérité, leurs ouvriers aux bénéfices de leurs entreprises, par des institutions de secours et de prévoyance. Ces œuvres bienfaisantes, dues à l'initiative des patrons, doivent répondre à tous les besoins des ouvriers dans les diverses situations de l'existence. Elles se présentent au berceau de l'enfant; elles soutiennent le chef de famille dans les éventualités malheureuses, lui donnent les moyens d'instruction et lui facilitent l'acquisition d'un patrimoine. Sociétés de maternité, secours aux femmes en couches, crèches, salles d'asile, jardins d'enfants, cours d'adultes, cours d'arts et métiers, bibliothèques populaires, orphelinats, maisons de refuge pour les jeunes filles, maisons de retraite, sociétés de secours mutuels en cas de maladie, sociétés coopératives de consommation, caisses d'épargne, banques populaires, cités ouvrières, telles sont les fondations et les œuvres qui, sous des noms divers, concourent sur tous les points de l'Alsace, soit réunies, soit isolément, à améliorer le sort des travailleurs occupés par la grande industrie manufacturière et à augmenter leur bien-être moral et matériel.
Les chefs de l'établissement du Logelbach ont tout particulièrement pris à cœur d'étendre leur œuvre de patronage en faveur de leur personnel ouvrier en dehors des ateliers de travail. A quelques pas du tissage Bagatelle, avant d'entrer à Colmar par la route des Vosges, nous trouvons la cité ouvrière construite par M. Antoine Herzog afin de mettre des logements salubres et à bon marché à la disposition des ouvriers de ses établissements. Ces logements se distinguent de
ceux des cités ouvrières de Mulhouse, que nous visiterons plus tard, par une plus grande variété. Les loyers varient de 5 à 26 francs par mois, prix sur lequel les ouvriers particuliers des établissements Herzog jouissent d'une remise de 20 p. 100. Moyennant 6 à 8 francs, on a une chambre avec cuisine ou caveau; à 10 francs, deux chambres plus vastes avec cave, grenier et jardin. La plupart des logements donnant sur l'intérieur de la cité ont leur jardinet. Ces petits parterres émaillés de fleurs et fermés par une clôture à claire-voie, qui borde la rue, animent l'aspect du quartier. En été, les arbustes, la verdure mettent les habitations à l'abri de la
CITÉ OUVRIÈRE A COLMAR.
chaleur. L'air y circule à l'aise. On regrette seulement que les jardinets ne soient pas plus grands. On leur a donné plus d'étendue aux cités ouvrières de Mulhouse. En principe, la construction de la cité ouvrière de Colmar, tout en procurant aux ouvriers des logements plus commodes et à meilleur compte, devait leur servir de stimulant pour l'épargne, en les engageant à acheter la maison où ils demeuraient comme locataires, moyennant le payement de petites sommes, à peine supérieures au prix des loyers. Tout ce qui ressemble à un placement à long terme répugne aux ouvriers de fabrique. Capables seulement de petites économies, ils se défient de leurs débiteurs. Pour leur donner le goût de l'épargne, la meilleure de leurs combinaisons est dans la certitude de jouir immédiatement des économies faites. L'expérience de la vente des maisons ouvrières à crédit, contre le payement d'acomptes minimes, a mieux réussi à Mulhouse qu'à Colmar. La plupart des
ouvriers des établissements du Logelbach demeurent d'ailleurs à la campagne, dans les villages environnants, où un grand nombre de familles possèdent soit -une maison, soit quelques bouts de champs, une vache ou des chèvres. Presque tout le monde est propriétaire, par conséquent attaché au sol, intéressé à l'ordre établi.
Chemin faisant, nous avons vu entre Bagatelle et la cité ouvrière une troupe d'enfants sortir de l'école, en rangs et répétant le chant appris dans la journée. Pas une fausse note dans les couplets des petits chanteurs. Garçonnets et fillettes trottinent gentiment vers la maison. C'est encore la fabrique qui entretient cette école à ses frais, comme à la filature du Logelbach, pour les enfants des ouvriers et pour ceux des voisins, sans distinction, afin de leur éviter le trajet trop long de l'école communale. Toutes nos écoles de fabrique sont tenues par des sœurs et tenues parfaitement. Outre les matières du programme officiel, on y enseigne la langue française, exclue des écoles primaires communales sous le régime allemand. Comme les élèves répondent bien à toutes les questions du programme officiel, les inspecteurs ont fini par tolérer l'étude simultanée des deux langues, après avoir d'abord interdit le français, dans l'intérêt de la politique et de la germanisation. Chacun a profité de cette tolérance, et personne n'aura à en pâtir. Avec un peu de bonne volonté, l'entente est possible, même dans un pays voué à la germanisation.
Une des maisons d'école touche la maison de retraite. Les ouvriers sans famille sont recueillis sous le même toit où les enfants reçoivent l'instruction. Dans cet hospice doté par elle, Mme Herzog soigne, avec deux sœurs de charité, les invalides des établissements et les malades qui ne peuvent avoir à leur domicile des soins suffisants.
La loi sur l'organisation des caisses de malades dans les fabriques oblige lès ouvriers à payer une cotisation équivalente à 2 pour 100 de leur salaire. Moyennant cette cotisation, les sociétaires payants ont droit, quand ils tombent malades, aux soins gratuits des médecins et aux médicaments, plus une indemnité de chômage égale à la moitié de leur gain, pendant une durée de treize semaines au plus. D'après les statuts de l'ancienne caisse de secours des établissements Herzog, restés en vigueur sous le régime de la nouvelle législation allemande, la durée des secours s'étend à une année entière et peut être prolongée au delà si la maladie persiste. Mieux, les enfants et les femmes des ouvriers reçoivent également les soins médicaux gratuitement sans payer de cotisation particulière. Telles ont été les subventions des patrons; que le conseil d'administration de la caisse a pu constituer avec l'excédent des recettes'un fonds de réserve suffisant pour la création
d'une caisse de retraite pour les invalides. Les intérêts de ce. fonds servent à donner des pensions aux ouvriers devenus incapables de travail. C'est le conseil d'administration qui fixe le montant des pensions, en prenant en considération la durée des services, l'âge et la situation particulière du candidat. Nombre d'ouvriers occupés à la filature du Logelbach y travaillent sans interruption depuis trente à quarante ans. Convenablement traités, les ouvriers montrent plus d'attachement au chef d'industrie et ne manifestent pas l'extrême mobilité et les fréquents déplacements constatés dans les grands centres industriels, au grand détriment des institutions de retraite. Une organisation tout à fait démocratique ressort d'ailleurs s des statuts de la caisse de secours du Logelbach. Tous les ouvriers sont sociétaires de la caisse, et le conseil d'administration est nommé au suffrage universel par les sociétaires jouissant de leurs droits politiques. Les patrons peuvent désigner un tiers des membres du comité chargés de la gestion de l'œuvre. Une fois par an, tout au moins, les ouvriers ou leurs délégués se réunissent en assemblée générale pour l'examen des comptes de l'année et pour délibérer sur les mesures à prendre. Chaque sociétaire a le droit de saisir l'assemblée de ses plaintes ou de lui soumettre des propositions. Malgré une liberté complète de parole, ces réunions se passent dans le plus grand calme. Vienne une plainte, elle est toujours examinée avec soin, avec une équité parfaite. Au bout de l'année, les sociétaires de la caisse reçoivent un résumé des comptes et un extrait du rapport fait à l'assemblée générale par le président du conseil d'administration, de manière à pouvoir apprécier la situation.
Apprécier la situation, montrer ce que l'Alsace a de bien en regardant tout ce qu'elle a de beau, d'un œil attentif et plein de sympathie, voilà le motif déterminant de nos zigzags à travers le pays, voilà pourquoi, après avoir admiré les paysages gracieux de ses montagnes, nous donnons aussi l'attention voulue aux œuvres et aux institutions de ses habitants. Non moins que le spectacle de la nature, les manifestations du travail humain nous touchent
Homo sum, humani nihil a me alienum puto.
Aussi bien votre guide éprouve une satisfaction intime de vous avoir fait constater comment le travail manufacturier, en se substituant depuis un siècle aux anciens métiers, manifeste sa supériorité par la diminution du prix des objets fabriqués, par l'accroissement rapide des capitaux et de la richesse publique, par le développement du bien-être et l'amélioration du sort des populations ouvrières. En traversant les ateliers du Logelbach, nous avons constaté que les ouvriers rendent des services d'autant meilleurs que les chefs d'industrie s'intéressent
davantage à eux, en établissant la solidarité des intérêts entre le travail et le capital. Un sentiment d'humanité a inspiré les institutions ouvrières, dont le puissant homme d'État qui a créé l'unité nationale de l'Allemagne propose maintenant l'extension comme une garantie de paix sociale, en portant remède à toutes les misères imméritées des classes du peuple les moins favorisées par la fortune. Aux promoteurs de ce mouvement il appartient de montrer la supériorité des œuvres émanées de leur libre initiative sur les mesures obligatoires inspirées au nom de la politique par raison d'État.
XXV
COLMAR AUJOURD'HUI ET AUTREFOIS.
Colmar est une ville ouverte, agréablement située. A égale distance de Bâle et de Strasbourg, elle s'élève tout près des bords de l'Ill, avec vue sur les montagnes des Vosges. Ses anciens monuments, ses souvenirs historiques, ses fraîches promenades, fixent l'attention du passant et donnent à son séjour un charme particulier. Le Conseil souverain d'Alsace y avait son siège au dernier siècle. Aujourd'hui encore, la première cour de justice du pays y reste, malgré la centralisation des principaux services administratifs à Strasbourg, sous l'effet de l'annexion allemande. Peuplée de magistrats, comptant 26106 habitants au recensement du 1 er décembre 1880, la ville de Colmar offre à ses rentiers comme à ses visiteurs une résidence paisible. Une partie de la population s'adonne à l'agriculture, aussi calme que la justice, moins remuante que les ouvriers des manufactures textiles relégués dans les faubourgs ou le long du Logelbach. Pourtant les chemins de fer, qui mettent Colmar en communication non seulement avec la Suisse et la France, mais encore avec la Forêt-Noire par-dessus le Rhin, sans compter les embranchements détachés dans les vallées de Munster et de Kaysersberg, contribuent au développement de son industrie, de son commerce.
Trop à l'étroit dans son ancien mur d'enceinte, Colmar renverse ce mur, un pan après l'autre, pour se répandre au dehors et se donner de l'air. Vous diriez une cité en travail pour faire peau neuve ou qui se métamorphose. Partout de nouvelles percées de rues, au lieu des trois seules portes où aboutissaient autrefois les routes de Bâle, de Brisach et de Rouffach. Peu à peu les maisons, qui: empiétaient sur le passage à chaque étage, reculent leur façade, en s'alignant au cordeau. La fièvre des démolitions tend à faire tomber, bien au delà du nécessaire
les parties encore debout des vieux remparts d'autrefois. Les arbres des boulevards sont menacés eux-mêmes dans leur existence. Ne portent-ils pas ombrage aux spéculateurs avides, propriétaires de terrains avoisinants, plus encore qu'aux promeneurs? Si l'hygiène gagne peut-être à ces transformations, le pittoresque y perd certainement. Quand le dernier fossé sera comblé avec les décombres du
VUE DE COLMAR SUR LES BORDS DE LA LAUCH.
dernier mur, quand tous les abords de la place seront aplanis sous un commun niveau, non sans lourds charges pour les contribuables soumis à l'impôt d'octroi, Colmar aura quelques commodités de plus, avec les aises des villes modernes, mais aussi avec leur aspect monotone, uniforme comme une existence bourgeoise, sans caractère propre, sans originalité, sans cachet, parfaitement insignifiante et ennuyeuse tout autant.
Ce que nous redoutons pour l'avenir n'est cependant pas encore réalisé. La bonne ville de Colmar, malgré les velléités de ses niveleurs, continue à présenter
assez d'intérêt pour retenir un visiteur curieux. Que l'on vienne du chemin de fer ou par la route du Logelbach, le regard est attiré tout d'abord par la magnifique promenade du Champ de Mars, avec ses grands arbres et ses statues. Ancien fossé de ville, comblé et arrangé en boulingrins sur la majeure partie de son étendue, le Champ de Mars ne sert plus guère aux exercices militaires, dont il a tiré son nom. Au centre de la place carrée, où la garnison est passée en revue les jours de parade, se dresse la statue du général Rapp. Le monument de l'amiral Bruat occupe le milieu de la grande allée qui conduit de la place à travers la promenade devant l'hôtel de la préfecture, véritable palais, de construction récente, plus somptueux que mainte résidence princière. Sous le soleil de mai, les vieux tilleuls en fleur du Champ de Mars prodiguent l'ombre et la fraîcheur dans leurs verdoyants massifs, mêlant à leurs senteurs le parfum pénétrant des haies de jasmins. Combien d'heures j'ai passées là, pendant mes années de collège, à deviser, avec les camarades de la campagne, de projets de voyages d'outre-mer devant la statue de Bruat! Nous y venions à l'heure du dîner, sans dîner, contents d'un morceau de pain sec, afin d'économiser quatre sous par jour. Les quatre sous servaient à acheter les livraisons du Tour du Monde et celles des Voyageurs anciens et modernes d'Édouar d Char ton,. Chaque matin et chaque soir nous faisions à pied le trajet de Colmar à Turckheim, sans souci de la pluie, du froid ni du soleil. Ah! quel hon temps, plein d'illusions juvéniles!
La promenade du Champ de Mars touche les allées de marronniers et de tilleuls des boulevards. Ces boulevards font le tour de la ville, tracé par un mur d'enceinte. En fait, les plantations d'arbres n'existent plus qu'entre les portes de Rouffach et de Bàle, ou entre l'emplacement de ces portes, pour parler juste. Toutes les portes ont disparu. Dans l'ancien système de fortifications, construit vers 1220, les portes étaient formées par de grosses tours carrées, comme celles encore debout à Turckheim. Elles ont été déplacées par suite de l'extension du mur d'enceinte. A la place des tours, on a établi au commencement de ce siècle des grilles de fer à claire-voie, dont la dernière est reléguée à l'entrée de l'hospice civil, par suite de nouvelles démolitions. Partout la ville s'étend au delà des boulevards, dans toutes les directions. Le nouveau quartier aristocratique, où nous voyons des villas entourées de jardins, se développe derrière la préfecture, le long de la route de Roufl'ach. Le mur d'enceinte, qui a remplacé à partir de 1682 les anciennes fortifications rasées en 1673, présente seulement quelques tronçons mal entretenus, mais d'un effet pittoresque, sur le parcours de la Lauch. Rien de plus curieux que le coup d'œil sur la Lauch, au point où cette petite rivière, affluent de l'Ill, pénètre dans la ville et rencontre à la Poissonnerie, au Staden, pour l'appeler de son nom
LA MAISON PFISTER A COLMAB.
allemand, une des branches du canal du Logelbach. Vous diriez un canal de Venise, où des toits à haut pignon remplacent les coupoles des tours, où les bateaux des maraîchers, manoeuvrés avec des gaffes, passent, au lieu de gondoles, entre des rangées de lavoirs, au milieu du babil des laveuses battant leur linge. Sur les bords se pressent et s'allongent de petits jardinets, en bandes étroites, avec leurs arbres fruitiers, avec leurs treilles de vignes cramponnées aux murs gris. Au fond du couloir dessiné par le canal pointe la tour de la cathédrale. Les eaux ont une couleur chocolat et paraissent épaissies malgré leur courant rapide. Avancez un peu en suivant une partie encore intacte du mur d'enceinte à tons gris, vous voyez la scène changer, avec une échappée d'une part sur le pont du marché couvert et les nouvelles écoles municipales, de l'autre sur les bâtiments de l'hospice civil, dont les lignes magistrales se dressent derrière les murailles tapissées de lierre et au-dessus d'elles.
Assez larges pour suffire aux besoins de la circulation, les principales rues de Colmar ne suivent pas des alignements droits sur de longs parcours. Une des plus jolies perspectives de l'intérieur est celle de la Grand'Rue, depuis le temple protestant et la maison des Arcades jusqu'à la Cour d'appel. Quantité de maisons, celle des Arcades comprise, montrent aux angles de gracieuses tourelles en encorbellement. Après les monuments, tels que l'église collégiale de Saint-Martin, le cloître des Unterlinden, la halle aux blés, le bâtiment du Kaufhaus, l'hôtel de la préfecture, l'attention se porte sur les maisons antiques, plus remarquées des étrangers que des habitants de la ville. Ce que l'on voit tous les jours frappe moins le regard, un peu indifférent à l'aspect des scènes accoutumées. Notons entre autres la maison des Tètes, dans la rue du même nom, avec sa façade à pignon et sa tourelle en pierres de taille ornées de têtes grimaçantes; la maison Pfister, avec cage d'escalier en saillie, avec tourelle e.n encorbellement, avec galerie extérieure en bois, avec fresques fraîchement restaurées, le joyau des habitations bourgeoises du vieux Colmar, au carrefour de la rue des Marchands et de la rue des Orfèvres, derrière l'église. Cette rue des Marchands, étroite, bordée de bâtiments faisant saillie à chaque étage, passe powr avoir été au moyen âge la principale artère de la ville. Sur la droite, en descendant, une encognure marque l'endroit où jadis à certains moments une herse servait à barrer le passage. A la sortie, près de la Grand'Rue et de la Cour d'appel, une autre maison à tourelle. massive porte à l'intérieur du porche une inscription en vieil allemand rappelant comme quoi elle a été rasée en punition d'un soulèvement contre les autorités de l'Empire. Voici la traduction de cette inscription « L'an de la Nativité 1358, le lundi après la Sainte-Agnès, le sérénissime prince Rodolphe, duc d'Autriche, étant vicaire de l'Empire dans toute
CHEZ LE I) ROOUIS T E
D'après le tableau de M. Pabst.
l'Alsace, jugea et prononça condamnation au sujet du soulèvement qui a eu lieu contre le landvogt, le bourgmestre et le conseil de Colmar, et, pour ce, fit abattre -cette maison, qui ne devra plus jamais être reconstruite, en éternelle commémoration ».
Amère ironie que cette inscription conservée dans les murs de la maison reconstruite malgré l'édit souverain qui ordonnait une destruction à perpétuité. Elle apprend aux autorités enclines à faire acte de violence que dans notre pays les pouvoirs souverains entre les mains d'une dynastie durent moins qu'une maison bourgeoise. Aussi bien ne nous attarderons-nous pas à relater l'histoire de l'événement dont l'inscription ci-dessus conserve le souvenir. D'autres maisons, trop nombreuses pour être marquées toutes sur nos tablettes de touriste, nous présentent, à côté de leurs sculptures décoratives, au-dessus de la porte d'entrée, des devises religieuses, témoignage des sentiments du temps passé. Ordinairement le propriétaire a mis sa demeure sous la garde de Dieu Deus dedit incrementum, dit une de ces inscriptions, Deus quoque custodiet. Ailleurs la famille se confond avec la maison A ccrescatdornui simul res et deczcs! « Puisse cette maison croître en force et en honneur! »
A la maison Fleischhauer, où est installée une boutique de droguerie, une petite scène dont nous sommes témoins fournit un joli sujet de tableau à M. Pabst, notre peintre colmarien. La scène se passe sous nos yeux. Son héros est un bambin du Bas-Rhin en visite à Colmar. Le jeune gars vient de fouiller un rucher à l'exposition d'apiculture au Champ de Mars. Voulait-il simplement goûter le miel des rayons ou s'escrimer avec son bâton contre les laborieux hyménoptères, déjà agacés de se trouver au concours agricole? Aucune de ces intentions ne paraît avoir eu l'assentiment de l'essaim. Bien au contraire, ces abeilles, mises de mauvaise humeur par cette ingérence indiscrète dans le domaine de leur vie privée, sont tombées sur le bambin malencontreux, le criblant de leurs dards, au nez, aux joues, aux oreilles, à qui mieux mieux. Pauvre enfant, il lui a fallu reculer devant la multitude de ses assaillants et se sauver en ville, criant à tue-tête. Puis sa mère et sa sœur de le conduire chez le droguiste, la face enflée, pour requérir un remède. Sans posséder un diplôme de docteur, le droguiste, quelque peu apothicaire, a déclaré d'un air grave que les piqûres d'abeilles sont un mal dont on revient. Nous aussi, nous revenons le soir, continuer notre tournée archéologique à travers les rues. Par un beau clair de lune, dessinant en vigueur les grandes masses et noyant dans l'ombre les détails modernes d'effet disparate, le promeneur qui s'arrête au carrefour de l'ancienne rue des Marchands, en face du marché aux légumes, entre le Kaufhaus et le bâtiment de la Cour d'appel, peut se croire trans-
porté ici à quelques siècles en arrière. Devant lui il aperçoit une maison au pignon Renaissance, décorée de pilastres à cannelures, à gauche de laquelle se dresse, avec sa rampe à lourds balustres de pierre, avec son auvent en écaille de tortue, l'escalier extérieur du Kaufhaus, dessinant sur le vide la gracieuse balustrade à jour qui borde son toit. Sur la place même du Marché, à droite, l'Edelhof étale complai-
samment son haut pignon découpé en marches d'escalier, dont chacune porte un pinacle et une sorte d'éperon. Plus à gauche, la perspective est fermée par le pignon semblable de la maison aux Arcades, que nous avons déjà regardée depuis la Grand'Rue, devant le temple protestant, non sans admirer ses sveltes tourelles octogones, bordées d'arabesques et couronnées d'un toit aigu, s'élançant vers le ciel avec une hardiesse, une élégance de formes et de proportions que nous ne retrouvons pas dans les constructions plus récentes de la ville. Le bâtiment du Kaufhaus, aujourd'hui âgé de plus de quatre siècles, a souvent changé de destination et d'usage. Construit en il a d'abord servi de douane pour remiser les vins, les grains, les diverses marchandises sur lesquelles les empereurs Louis de Bavière et Charles IV ont concédé à la ville de Colmar le droit de prélever un impôt. Plus tard le magistrat y a établi son siège, avec la chambre de
STATUE DU VIGNERON, DE IWlltTfiOLDI.
torture au rez-de-chaussée, transformé maintenant en salle de gymnastique, tandis que la chambre de commerce occupe l'étage supérieur.
L'ancien marché aux légumes ou le Marché Vert, tenu naguère sur la place du Kaufhaus, a été transféré dans les halles d'un marché couvert, où nous allons voir la fontaine du Vigneron. Cette fontaine, ménagée dans une niche, à l'angle du marché couvert, mérite un regard, même des gens pressés. Son principal motif représente un jeune vigneron après le travail. La chaleur a fait relâcher au vigneron ouvrier son vêtement et détendre ses muscles. Tout ce que le rude piocheur con-
serve de force, il l'emploie à soulever, pour boire, son loyelé, le barillet en usage chez les cultivateurs du pays. A côté de lui est son roquet, compagnon obligé comme le loyelé, dans l'attitude de la vigilance. Cette statue en bronze, don du gouvernement français, est l'œuvre de M. Auguste Bartholdi, un enfant de Colmar, l'auteur des monuments Rapp et Bruat, dont le ciseau hardi a sculpté pour les
STATUE DE L'AMIRAL BRUAT.
États-Unis d'Amérique la statue gigantesque de la Liberté éclairant le monde. A ma dernière visite, le Vigneron du marché couvert ne tirait pas de son barillet le plus mince filet de vin ou d'eau. Est-ce pour cela qu'il élève le vase si haut au-dessus de sa tête? N'importe, cet ouvrage reste une des meilleures productions de l'artiste. La statue du général Rapp au Champ de Mars ne satisfait pas au même point les juges sévères. Comme le Vigneron du marché, comme le Schaengauer du préau des Unterlinden, la statue en bronze de l'amiral Bruat, dans la grande avenue du Champ de Mars, surmonte une fontaine. Ce monument a obtenu un grand succès lors de son exposition au Salon de Paris en 1863. Dans l'ombreuse allée de tilleuls, où elle se trouve placée définitivement, cette allée où j'ai appris mes premières leçons de géographie, la statue de Bruat, campée fièrement, surmonte un piédestal superbe en grès, remarquable à la fois par l'élé-
gance des proportions et par quatre grandes figures allégoriques représentant quatre parties du monde.
Rapp et Bruat sont tous deux nés à Colmar, comme Pfeffel et Schœngauer, dont nous verrons tout à l'heure les monuments aux Unterlinden. Rapp, commandant en chef de l'armée du Rhin sous le premier Empire, puis pair de France, célèbre par la défense de Danzig, vit le jour au Kaufhaus, où son père était portier, le 27 avril 1771. Engagé volontaire dans un régiment de cavalerie à l'âge de seize ans, il prit une part active aux campa-gnes de Napoléon, qui se l'attacha comme
LE KAUFHAUS, ANCIENNE DOUANE DE COLMAR.
aide de camp après la victoire de Marengo. Aucun général de l'Empire n'a montré plus de bravoure ni une égale indépendance de caractère. Il remplit plusieurs missions importantes et reçut sur le champ de bataille vingt-deux blessures. Plus jeune que le général Rapp, l'amiral Bruat, mort commandant de l'armée navale en Orient, après la prise de Sébastopol, entra au service en 1811. Son intrépidité et son audace lui ont fait une réputation devenue légendaire dans les annales de la marine française. Tour à tour engagé à la bataille de Navarin, sur la côte d'Afrique, dans le Levant, aux îles Marquises, dans les Antilles, la France lui doit l'acquisition ou le protectorat des îles Taïti, puis la direction et la réussite des brillantes expéditions dans la mer d'Azov, à Kertch et à Kinbourn, pendant la guerre d'Orient. Aux qualités du soldat et du marin, Bruat et Rapp ont également uni le mérite de diplomates et d'administrateurs distingués, dont le nom restera attaché à l'histoire de leur époque, dignes aussi d'exciter l'émulation par l'exemple de leur vie. Comme toutes les vieilles villes des bords du Rhin, Colmar a eu un grand nombre d'édifices religieux, la plupart désaffectés maintenant de leur destination primitive. Outre la collégiale de Saint-Martin, son église paroissiale, nous y voyons le prieuré de Saint-Pierre, le cloître des Unterlinden, le couvent des Franciscains, l'église des Dominicains; les couvents des Catherinettes, des Capucins, des Augustins, la commanderie de Saint-Jean; les cours des abbayes de Pairis, de Munster, de Murbach, d'Arlsheim et d'Alspach. Le prieuré de Saint-Pierre, avec une église ouverte au culte catholique, est devenu le lycée, beau bâtiment construit au siècle dernier, mais qui ne reçoit plus de pensionnaires sous le régime allemand. Le couvent des Franciscains, fondé au milieu du xme siècle, puis dépeuplé par la peste en sert d'hospice communal tous les religieux étant morts, à la seule exception du Père gardien, la municipalité en a fait l'acquisition, avec tous les biens en dépendant, au prix de 2700 florins, plus la charge de fournir à perpétuité l'hospitalité ou deux batz en argent aux religieux passant à Colmar.
L'ancienne collégiale de Saint-Martin, église paroissiale, ferait une bonne figure comme cathédrale si Colmar avait un évêque. Élevée au centre de la ville, imposante et correcte dans son ensemble, elle relie sans disparate des parties d'époques de construction différentes, sans les anachronismes d'ornementation choquante, si fréquents ailleurs. On peut y suivre le développement de l'art gothique depuis les tours du portail occidental, avec leurs ogives à lancette, jusqu'à l'abside au pourtour percé d'ogives à trois lobes et à meneaux prismatiques. Rien qui nuit à l'harmonie, point de transition criarde blessant le regard. Une décoration sobre et de bon goût laisse courir les lignes, qui s'agencent en liberté. Même le clocher en chapeau chinois, qui a remplacé le sommet de la tour, détruit en 1572 par un incendie,
ne fait pas un mauvais effet. Les portes primitives des transepts ont été bouchées. Au milieu des figures qui remplissent les voussures de l'arcade gauche du portail de Saint-Nicolas, sur le transept méridional, partie la plus ancienne de l'édifice, se
L'ÉGLISE SAINT-MARTIN PORTAIL DE SAINT-NICOLAS.
trouve, entre autres détails curieux, la statuette de l'architecte. Celui-ci s'est représenté lui-même, reconnaissable à l'équerre qu'il tient appliquée à une planchette posée sur ses genoux. Pour plus de sûreté, son nom a été gravé dans la pierre, à sa gauche, écrit en français Maistres Humbret. Ainsi le constructeur de l'église de Saint-Martin, comme celui du grand portail de Saint-Thiébaut à Thann, était
Français ou peut-être Lorrain. Le chœur, construit un siècle après la nef et les transepts, est attribué à Guillaume de Marbourg, mort le 12 février 1366. Au moyen âge, où notre bon peuple d'Alsace, comme d'ailleurs tous les peuples contemporains, avait plus de foi que d'argent, l'achèvement d'une œuvre considérable comme la collégiale de Colmar, dans une localité peu peuplée, devait nécessairement exiger beaucoup de temps, en raison des ressources disponibles. Quoi d'étonnant. que des monuments édifiés dans de pareilles conditions par des architectes d'origine diverse, formés successivement à différentes écoles, ne présentent pas l'unité du style propre aux constructions parfaites. Une humble chapelle, bâtie au ix, siècle par les moines bénédictins de Munster, près de leur cour colongère, a été l'origine de l'église de Saint-Martin. La construction de la nef actuelle, entreprise au moyen de dons recueillis de toutes parts, date du milieu du xiiie siècle. Elle n'a pas pris moins de cinquante ans. Primitivement deux grandes chapelles tenaient lieu de chœur. Pour bâtir celui-ci, il fallut recueillir de nouvelles offrandes à l'étranger. Dès l'année 1284, l'évêque Henri de Bâle invita les fidèles à ne pas laisser inachevée l'église de Colmar, mais d'avoir soin d'en faire une œuvre somptueuse. Son vicaire Albert sollicita des contributions de tous les Balois, parce que les revenus de la fondation particulière de Saint-Martin ne suffisaient pas. Deux années après, dix évêques italiens accordèrent des indulgences pour quiconque voudrait donner une aumône ou des offrandes en faveur de l'achèvement. Le second clocher qui devait flanquer le portail principal du côté nord n'a jamais été achevé et ne dépasse pas la hauteur des combles de la nef. Le dôme, avec le campanile qui domine la tour du sud, a été reconstruit à la suite de l'incendie du 23 mai 1572. Fermée et pillée en 1793, l'église a été rendue au culte catholique, après avoir vu la déesse Raison hissée sur ses autels en la personne d'une courtisane nue. A l'intérieur l'église est fort simple. Les murs, en pierre de taille, sont nus, sauf dans la chapelle de la Vierge à la droite du chœur. Restaurée récemment dans le style du XIIIe siècle, cette chapelle présente sur les murs des peintures polychromes d'un bel effet. On a peint dans le même style la statue de la Madone placée sur l'autel, charmante de pose et d'exécution. Cette statue offre un détail assez rare la Vierge porte l'Enfant Jésus sur son bras droit et le sceptre de la main gauche; ordinairement, c'est l'inverse. Le maître-autel, en bois sculpté, sans peinture aucune, s'harmonise bien avec la lumière diffuse de l'édifice, de même que ses sculptures se marient parfaitement avec son style architectonique. C'est le chef-d'œuvre d'un artiste colmarien, M. Klem, dont les remarquables travaux ornent beaucoup d'églises d'Alsace.
XXVI
ANCIENNES INSTITUTIONS.
Chaque édifice du vieux Colmar, les maisons bourgeoises y comprises, raconte ou rappelle une page de l'histoire de la ville. Nombre d'entre elles remontent au plein moyen âge, alors que le droit de bourgeoisie dans l'ancienne ville libre se rattachait à la possession du pignon sur rue. Telle est notamment la maison gothique sur la place d'Armes, en face du portail Saint-Nicolas de l'église paroissiale, restaurée à nouveau par le passementier Adolph avec une minutie d'antiquaire. A côté, le local de la police se pare d'un joli balcon en encorbellement, au-dessus d'un portail avec la date de 1597. La renaissance allemande n'a rien produit de plus beau en ce genre. Du haut de ce balcon, le magistrat de Colmar et le grand bailli d'Alsace prêtaient serment à la bourgeoisie de maintenir ses franchises municipales. Autrefois s'élevait à la place de cette construction une chapellesous l'invocation de saint Jacques et dont la crypte, qui servait d'ossuaire, existe encore. A droite, sous la grande arcade ogivale, qui livre passage dans la rue des Marchands, le prévôt rendait la justice. La porte cochère, sur l'axe de cette arcade, donnait entrée dans te poêle des cordonniers, où le poète Georges Wickram fonda son école des maîtres chanteurs, dont provient le manuscrit des Minnesinger et des Meistersinger, conservé à la bibliothèque royale de Munich. Toutes les corporations d'arts et métiers avaient chacune un poêle ou lieu de réunion, désigne par une enseigne particulière, comme les corporations religieuses, celles du dehors y comprises, avaient leur cour colongère ou leur maison en ville, servant à la remise de leurs dîmes et de leurs récoltes, ainsi qu'au logement de leur intendant. Ces sortes de bâtiments se distinguaient ordinairement par des détails p'architecture particulièrement soignés. Telles les sculptures de la maison des Têtes, ancien logis des hôtes du couvent des Dominicains; tel encore le portrait du poêle aes laboureurs, où les juifs ont célébré leur culte depuis la Révolution jusqu'à la construction de leur synagogue actuelle. Le portail des laboureurs porte le millésime de 1626 avec l'inscription Eh veracht als gemacht, « Plutôt méprisé que parfait ».
Modeste chef-lieu de département depuis la réorganisation administrative de l'ancienne France, Colmar se vante d'avoir eu sous le régime du Saint-Empire la qualité de ville libre avec un gouvernement autonome. Son origine remonte à une ferme dépendant du domaine des premiers rois francs; mais la découverte due
briques, de poteries et d'ornements de l'époque romaine indique l'existence d'habitations plus anciennes sur son emplacement. Une charte de 823 paraît en faire mention pour la première fois, dans la donation de Louis le Débonnaire à l'abbaye de Munster, datée ad fiscum nostrum nomine Columbarium. Le moine de Saint-Gall, en sa Chronique du temps de Charlemagne, raconte comment le grand empereur, dans une de ses guerres contre les Saxons, ayant remarqué la bravoure de deux jeunes soldats, apprit de ceux-ci qu'ils étaient des bâtards originaires du gynécée de Columbra. On a déduit de ce fait que la ferme royale de Columbarium, fisci regü ou fisci dominici, avait pour dépendance un gynécée. Le gynécée du domaine royal était un atelier de femmes employées à préparer, filer, tisser la laine et le chanvre, à confectionner les vêtements du personnel de la maison. En 884, l'empereur Charles le Gros y tint, vers la fête de la Purification, une assemblée générale de la noblesse et du clergé de ses États, une sorte de Reichstag, afin d'aviser aux mesures pour combattre les Normands. Suivant nos historiens, le domaine berceau de la ville à venir comprenait alors deux fermes, l'Oberhof et le Niederhof, situées l'une sur l'emplacement actuel du lycée, l'autre dans l'espace compris entre la place d"'Armes et la Grand'Rue. Un incendie détruisit la localité en 1106 Columbaria villa comiusta, disent les annales de Munster.
Cet incendie fit plus de bien que de mal. Non seulement la ville brûlée se releva de ses décombres, mais elle grandit assez pour être érigée au rang de cité, avec un mur d'enceinte un siècle après.
Gratifiée en 1226 d'une charte d'affranchissement par l'empereur Frédéric II, avec le titre de ville libre et impériale, Colmar prit les armes pour ce prince, dans la grande lutte des investitures. La commune affranchie resta fidèle à son bienfaiteur, au point de suivre la bannière d'un aventurier qui se faisait passer pour lui après sa mort, ce qui valut aux bourgeois une amende nominale de quatre mille marcs d'or, équivalent de quinze millions de francs en notre monnaie actuelle, imposée par l'empereur vivant, Rodolphe de Habsburg. Dans l'intervalle, l'évêque de Bâle avait institué un chapitre adjoint au curé pour l'administration de l'église Saint-Martin. Par un acte du 15 décembre 1283, l'un des chanoines du chapitre, maître Jacques, qui avait rempli pendant de longues années gratuitement les fonctions d'écolâtre, fit un don de quarante livres, auquel le chapitre ajoute dix autres livres, somme dont la rente annuelle de cinq livres servit à rétribuer le nouvel office d'écolâtre. La première école avait surgi sous les auspices de l'Église. Un sceau d'un écolâtre de Saint-Martin représente ce dignitaire assis devant son pupitre et expliquant un auteur aux élèves accroupis à terre autour de lui avec
une religieuse attention. A cette époque, la construction de l'église collégiale était en train, quoique entravée par des luttes intestines et des conflits entre les partisans de l'évêque de Strasbourg et ceux de l'empereur. Colmar se trouvait alors engagée dans la ligue des villes du Rhin, mentionnée au dixième rang dans le recez de la diète de Worms, du 14 octobre 1255, à la tête de toutes les cités secondaires de, l'Alsace. Son prévôt figure avec ceux de Francfort, d'Oppenheim et de Haguenau parmi les arbitres nommés par Guillaume de Hollande pour juger les différends survenus au sein de la ligue. L'alliance de la Décapole d'Alsace, dont l'acte cons-
COMM1SSAUIAT DE l' O L I G D-L COL 1\1.\ 1\
titutif reste encore aux archives de la ville, a été conclue le 23 septembre 1354, un siècle plus tard.
Quelle époque agitée plus encore que la nôtre! Ni les franchises des villes, ni la liberté individuelle, fort restreinte d'ailleurs, ne sauvegardaient l'ordre. La ligue des villes du Rhin, assez forte un moment, à la chute des Hohenstaufen, pour dicter la loi aux grands dignitaires de l'Empire, ne se maintint pas. Par la force des choses, le-s luttes des princes qui se disputaient l'Empire eurent leur retentissement à Colmar, où l'anarchie régna longtemps. Deux partis divisaient la ville, l'un tenant pour l'évêque de Strasbourg, l'autre pour l'Empire. Ce dernier parti, conduit par le prévôt Jean Rœsselmann, fils d'un simple artisan de Turckheim, livra la place au oomte Rodolphe de Habsburg, au prix de sa vie, longtemps avant l'avènement de Rodolphe au trône impérial. Après son élection comme roi des
Romains, le chef de la maison de Habsburg octroya de Vienne, le 29 décembre 1278, aux bourgeois de Colmar une constitution municipale, qui devint la base de leur droit et qui servit plus tard de code à d'autres cités. Malgré cette constitution, la paix ne régna pas. Un passage du premier article de l'acte de Rodolphe de Habsburg indique une première tentative pour subroger subrepticement à Colmar la maison d'Autriche aux droits de l'Empire, d'où s'ensuivirent des entreprises contre lesquelles la ville se souleva deux fois peu d'années après.
En effet le code municipal de Rodolphe de Habsburg stipule à l'article premier qu'en cas de guerre entre les bourgeois, ni le seigneur de la ville ni le prévôt ou schultheiss ne pourront contraindre l'une ou l'autre partie à en porter plainte, ni exercer aucune action publique de leur chef. En plaçant le prévôt, grand justicier, après le seigneur, l'auteur de la charte semble, en tant qu'empereur électif, se viser lui-même comme landgraf héréditaire de la haute Alsace et soumettre à l'ingérence de sa maison la ville de Colmar, affranchie, en vertu de ses prérogatives antérieures, de toute autre supériorité que celle de l'Empire. Par contre, /empereur promettait à la ville de ne lui donner pour prévôt qu'un de ses bourgeois résidants, l'autorisant d'ailleurs à admettre au droit de bourgeoisie qui bon lui semblerait, même des serfs, avec conservation de leurs privilèges, si leur seigneur ne réclamait pas dans l'année. Les bourgeois étaient autorisés à posséder des fiefs, les nobles dispensés des contributions ordinaires, en raison de leurs services spéciaux dus à l'Empire.
A côté du schultheiss ou prévôt nommé par l'empereur ne tardèrent pas à apparaître le bourgmestre et. les représentants des corps de métiers. Le bourgmestre, chef de municipalité, ne paraît avoir été d'abord qu'un délégué des corps de métiers auprès de l'administration. Approuvé par la population, sinon élu formellement dès l'origine par une majorité reconnue, afin de faire contrepoids à l'autorité du prévôt impérial, ce magistrat vit ses attributions grandir dans le cours de l'évolution politique de Colmar. Grâce aux progrès de l'esprit démocratique, sous l'influence des corporations ouvrières, le pouvoir ou la direction des affaires passa des mains du prévôt à celles du conseil de la ville et de son chef électif. Par une première concession, mentionnée dans la charte du 29 décembre 1278, l'empereur avait consenti à ne confier la charge de prévôt qu'à un bourgeois résidant. Par voie de rachat, cette charge devint plus tard une simple fonction municipale. La prépondérance appartient dès lors à la bourgeoisie. Est-ce à dire que les changements survenus assurèrent à la ville la paix, le repos, la prospérité, comme la république idéale les fait rêver? La lecture de nos archives, où nous suivons pas à pas la succession des événements, nous montre ici, comme partout, la liberté engagée
dans d'incessants conflits, dans la lutte des passions et des intérêts contraires. Être libre, pour une société humaine, ne signifie pas rester calme! Vivre, c'est agir.
Point d'action ni de bien sans liberté; point de liberté sans effort. Le peuple de nos villes libres d'Alsace a dû toujours lutter pour la vie et la justice. Pour comprendre son état présent, il faut suivre son histoire dans le passé.
En ce qui concerne les institutions de Colmar, la chronique des Dominicains signale la présence des chefs des corporations d'arts et métiers à propos du serment que le prévôt Walter Rœsselmann mort plus tard enfermé dont le donjon de Schwarzenburg, fit prêter, en 1293, par la population à son allié Anselme de Ribeaupierre. En 1304, un acte de vente du 26 mai, fait au nom de la ville, mentionne la participation des élus des corporations aux délibérations du conseil municipal. La population ou la bourgeoisie était divisée en un certain nombre de tribus, Zûnfte, d'abord vingt, plus tard dix, formées par les corps de métiers, à côté desquelles les familles nobles,
MAISON DES TÈTES A COLMAII.
une trentaine environ, composaient deux curies. Walter de Sleztat figure le premier, comme magister burgensium en 1296, sur la liste des bourgmestres donnée par le savant archiviste de la ville, M. Mossmann, dans ses Recherches sur la constitution de la commune de Colmar. Une sentence rendue le vendredi
après la Saint-Nicolas, en 1323, dans un procès des religieuses d'Unterlinden contre les nobles de Nortgasse, montre l'organisation de la justice à deux degrés. En bas il y avait le tribunal, présidé par un délégué du prévôt impérial; en haut, le conseil municipal, où se portaient les appels du tribunal. La jurisprudence du conseil municipal faisait loi. A ses pouvoirs judiciaires s'ajoutaient des attribu-
PORTAIL DE LA TRIBUNE DES LABOUREURS A COL M A R
tions politiques, législatives et administratives. Dès lors le prévôt devait borner son rôle à poser les questions à ses assesseurs, à recueillir leur avis, à convertir cet avis en sentence, sans avoir seulement la faculté de recevoir un contrat privé sans une autorisation préalable. D'après le statut principal concédé par Rodolphe de Habsburg, les bourgeois n'acceptant pas la sentence qui les frappait avaient le droit d'aller en appel devant les tribunaux des villes également pourvues de cod.es, ou de faire décider l'affaire selon le droit de Cologne.
Le recours à une juridiction étrangère ne pouvait avoir une sanction sérieuse en ces temps troublés, après que l'autorité impériale ne se trouva
plus représentée que par un prévôt fonctionnaire de la commune. Aussi les troubles intérieurs devinrent si fréquents que, dans l'intérêt commun, le conseil municipal ou conseil de la ville dut expulser les adhérents des deux partis en 1 guerre, désignés sous le nom de Rouges'et de Noirs en raison de leurs couleurs. On institua le 27 mai 1331, pour une durée de cinq ans, une sorte de comité de salut public. Ce comité, formé en dehors du magistrat et des tribus, fut composé de 9 membres, d'où sa dénomination de novemvirat. Ses décisions devaient être prises à l'unanimité, et tous les bourgeois s'engageaient à leur obéir sans réserve.
Rouges et Noirs se soumirent pourtant, à la condition de pouvoir rentrer. Les chefs des tribus, en renouvelant le magistrat et le conseil, au jour de l'Épiphanie, consentirent à y faire entrer les proscrits pour un tiers, les deux autres tiers étant pris parmi les bourgeois. Jean de Lichtenberg, doyen de la cathédrale de Strasbourg, sanctionna par un acte du 15 novembre en qualité de délégué de l'empereur Charles IV, une nouvelle constitution de la cité, fixant à trois le nombre des membres du magistrat, avec un conseil de 24 membres, choisis moitié dans les deux tribus nobles, moitié parmi les gens du commun. Quant aux corps de métiers, chacun élisait son chef pour un an. Sous l'inspiration de l'empereur, Colmar entra en 1354 dans l'alliance de la Décapole d'Alsace, dont nous avons signalé les dispositions principales en passant à Turckheim.
Par la force des choses, le gouvernement autonome de l'ancienne ville libre ne pouvait se maintenir après l'annexion à la France. Colmar vit son magistrat subordonné à l'autorité du conseil souverain transféré dans ses murs. Déjà auparavant Louis XIV y avait établi un préteur royal, représentant civil du gouvernement français auprès de la cité. Les attributions de ce préteur rappellent celles du prévôt impérial ou schultheiss d'autrefois. Au lieu de se renouveler par des élections périodiques, les magistrats municipaux devinrent inamovibles en vertu d'un arrêt du Conseil d'État français. La grande Révolution enfin eut pour effet d'assimiler l'Alsace à la France plus complètement, par l'organisation des départements, mais surtout par une participation active au mouvement d'idées, qui aboutit à la proclamation de l'égalité civile et de la liberté politique dans le pays tout entier. Les principes libéraux de la grande Révolution avaient trouvé un champ bien préparé dans les institutions républicaines de nos villes libres d'autrefois.
XXVII
LE MUSÉE DES UNTERLINDEN.
Parmi les monuments de l'anci-enne ville nous avons indiqué le cloître des Unterlinden. C'est une construction sans prétention, sans apparence extérieure, située entre le théâtre et le marché de bric-à-brac, non loin de la Halle aux grains, installée dans l'ancienne église des Dominicains. Le canal du Logelbach passe derrière ses murs, du côté opposé à la nef de l'église conventuelle. Devant la façade donnant sur la place du Marché s'élève la statue de Pfeffel, due au ciseau de Friederich. On entre au musée par une porte donnant sur la ruelle qui longe le théâtre,
et qui est fermée aux extrémités par des grilles en fer. Plus de tilleuls visibles, quoique le nom d'Unterlinden signifie Sous-les-Tilleuls. Au-dessus de la porte d'entrée vous remarquez le blason de l'ordre de Saint-Dominique un chien tenant dans la gueule un flambeau qu'il approche du globe terrestre. Outre une galerie de tableaux de l'école de Schœngauer, fort importante pour l'histoire de l'art en Allemagne, le musée renferme de riches collections d'antiquités, de médailles, d'ethnographie et d'histoire naturelle, plus une bibliothèque considérable, avec une entrée spéciale du côté de l'eau. A lui seul l'intérieur du cloître mérite une visite comme œuvre d'architecture, plus remarquable à tous égards que le cloître gothique des Dominicains.
En entrant, vous découvrez une élégante galerie à arcades, courant autour d'un préau carré. Au centre du préau est la statue en pierre du peintre-graveur Martin Schœngauer, sur un piédestal destiné à servir de fontaine. Une des faces du corps de bâtiments autour du cloître est formée par la nef de l'ancienne église, les trois autres par les locaux d'habitation et de service. La nef a subi, dès avant la Révolution, des changements qui ne permettent pas de juger de son aspect primitif. En revanche le chœur est très pur de style et d'une simplicité d'excellent ton. Malgré cela l'intérêt capital de l'ensemble se concentre sur le cloître. Avec ses ogives trilobées, ses colonnettes, ses roses à jour, ce cloître se manifeste comme un joyau de la première et de la plus belle époque de l'introduction en Allemagne du style ogival français. Peut-être est-ce le seul spécimen de ce genre de construction dans le style du xme siècle qui nous soit parvenu aussi complet. Trois arcades doubles à plein cintre, avec chapiteaux fleuronnés de la galerie ouest, proviennent d'une construction plus ancienne que le reste et sont à reporter en tout cas à la première moitié du xme siècle. Des traces de petites baies ogivales et de grandes arcades trilobées, masquées après coup, apparaissent encore dans le mur extérieur, tandis que les énormes croisées carrées pratiquées dans la façade occidentale, près du Théàtre, pour l'aménagement d'une salle d'antiquités jurent avec l'ordonnance de l'ensemble comme des mutilations barbares. Par contre, la statue de Schœngauer, sculptée par M. Bartholdi, cadre bien avec le caractère général du cloître. Elle représente en pied et en costume de l'époque un artiste du moyen âge feuilletant un album Son piédestal est décoré de quatre charmantes figures, un peintre mélangeant des couleurs sur sa palette, un graveur appliqué à promener son burin sur la planche, un sculpteur qui termine un encensoir richement décoré, enfin un savant absorbé par la lecture, personnifiant l'étude, tandis que les trois autres sujets représentent les arts décoratifs. Sous l'effet du demi-jour, qui règne habituellement à l'intérieur des galeries, et des ombres projetées sur le préau par les .hautes
murailles, au milieu d'un calme profond, l'esprit recueilli se laisse aller à la méditation.
La fondation du couvent des Unterlinden remonte aux premières années du xme siècle. La dédicace de l'église se fit en 1269 par Albert le Grand, évêque de Ratisbonne. La belle exécution du cloître et l'importance des bâtiments conventuels
LA HALLE AUX GRAINS DE COLMAR.
font juger de la prospérité de la communauté. En peu de temps, l'établissement des religieuses dominicaines de Colmar acquit un grand renom, célèbre dans l'histoire du mysticisme en Allemagne.
Longtemps le monastère des Unterlinden, enrichi par des dotations et les apports des religieuses, forma tout un quartier de la ville, avec ses dépendances de l'Ackerhof, construites pour son exploitation agricole. La tourmente révolutionnaire amena sa sécularisation, comme celle des autres établissements religieux. Devenus propriété de l'État, les bâtiments des Unterlinden servirent de caserne jusqu'en
1842, époque à laquelle la ville les reçut, en échange de sa contribution pécuniaire pour la construction d'un nouveau quartier de cavalerie. Une partie des locaux a été démolie ensuite, l'autre affectée aux usages les plus variés, sinon les plus grossiers. Enfin des conseillers bien avisés proposèrent d'y installer la bibliothèque de la ville et un musée. Idée excellente, véritable inspiration; l'affectation du couvent des Unterlinden à la conservation des collections artistiques et scientifiques de la Haute-Alsace a beaucoup servi à provoquer et à stimuler dans le pays un mouvement intellectuel digne d'attention.
Et d'abord le musée de peinture attire les connaisseurs par des tableaux de maîtres allemands précurseurs d'Albert Dürer et de Holbein. Ces tableaux sont dans la nef de l'église conventuelle. Un peu exiguë, l'église présente pourtant des proportions heureuses. D'étroites fenêtres ogivales, alternant au dehors avec des contreforts, laissent pénétrer à l'intérieur un jour suffisant. Au fond de l'abside vous avez l'autel des Antonites, en bois sculpté, enlevé d'une église d'Isenheim. Deux diptyques de la même provenance, et qui recouvraient les statues de l'autel, séparent dans l'église des Unterlinden les tableaux de la nef de ceux du chœur. Le chœur est occupé par les peintures de l'école primitive allemande, tandis que les œuvres plus modernes disposent de la nef. Les deux diptyques représentent l'un le Christ en croix, l'autre la Vierge et l'Enfant; ils ont pour revers une Annonciation et une Résurrection, une Tentation de saint Antoine et une Visite de saint Paul à saint Antoine. D'après une ancienne tradition ces peintures seraient d'Albert Dürer; mais les critiques d'aujourd'hui les attribuent soit à Hans Baldung Grün, soit à Mathias Grünewald d'Aschaffenburg, sans preuve décisive pour l'une ou l'autre hypothèse. Sur le côté gauche du chœur, une suite de scènes de la Passion, peintes sur fond d'or avec une rare minutie, porte au revers la date de 1465. Les scènes de la Passion provenant de l'école de Schœngauer sont d'un style différent, d'un dessin plus expressif et d'une facture bien supérieure, ainsi que la Pieta tant admirée, la Vierge adorant l'Enfant et l'Ange de l'Annonciation, le Saint Antoine et la Vierge de l'Annonciation, autant de compositions merveilleusement conservées. On n'est pas d'accord sur les auteurs de ces panneaux, et l'examen des gravures de Schœngauer semble bien indiquer une touche différente. Nous en reparlerons tout à l'heure, après un coup d'oeil sur la galerie des peintres modernes, dans laquelle quelques charmants ouvrages d'artistes alsaciens contemporains attirent l'attention des amateurs et enlèvent leurs suffrages. Notons entre autres au hasard les tableaux de genre et les scènes alsaciennes de Pabst, de Jundt, de Brion, les paysages des deux Salzmann et de Bernier, l'Escalier de Capri de Benner, le Baigneur ez2dormi et une Madeleine de Henner, la Rentrée des Vendangeurs de
Lix, le Char de la Mort de Schuller et surtout ses Schlitteurs des Vosges, enfin les miniatures de Michel Hertrich, dont nous reproduisons quelques vues de Colmar. Le parvis du musée de peinture renferme dans le chœur des fragments d'une magnifique mosaïque romaine trouvée à Bergheim, aux environs de Colmar. Les
galeries du cloître servent de musée lapidaire avec des fragments de sculptures de toutes les époques, depuis les tombes gallo-romaines du Kempel, les pierres appareillées à queue d'aronde du mur païen de Frankenbourg, les autels votifs de la forêt de Hatten, les stèles et les cippes de Horbourg, jusqu'aux bas-reliefs romans et aux gargouilles d'églises du moyen âge provenant de toutes les parties de" l'Alsace. La statue de Schœngauer, érigée au milieu du préau, comme l'oeuvre d'un de nos contemporains, M. Auguste Bartholdi, digne de figurer parmi les maîtres de tous les temps, semble veiller sur ces restes de l'art sculptural des âges écoulés. Toutes les richesses lapidaires données au musée des Unterlinden ne trouvant plus place dans les galeries du
CHEMINÉE ANTIQUE AU MUSÉE DES UNTE R Ll N D E N
cloître, une partie en a été mise au dehors, dans le square autour du monument de Pfeffel. Une salle spéciale a reçu les moulages en plâtre des -chefs-d'oeuvre de la statuaire classique. A part les arcades du cloître, les bâtiments mêmes du musée ne présentent guère de sculpture autre que le blason de l'ordre des Dominicains au-dessus de l'entrée primitive dans la ruelle du Théâtre.
Œuvre de la Société Schœngauer, instituée à la fois dans le but de répandre le goût des arts et de favoriser les études d'archéologie, le musée lapidaire et la
galerie des tableaux se complètent par une collection d'antiquités, une collection de médailles. Toute l'existence de nos devanciers ou de nos ancêtres sur le territoire de l'Alsace revit dans ces galeries, libéralement ouvertes à tout le monde. Aussi chacun s'y intéresse, et pas une trouvaille curieuse ne se fait en ville ou à la campagne sans prendre aussitôt le chemin du musée régional. Une série de vitrines, dont le nombre s'accroît d'année en année, renferme des objets de parure, des ustensiles, des armes, autant que possible classés par ordre géographique, suivant leur lieu de provenance. Il y a là des spécimens de toutes les civilisations, de toutes les races qui ont paru en Alsace depuis les temps préhistoriques et l'occupation des Celtes. Il y a des costumes anciens et des ouvrages de tapisserie, de jolis vitraux peints, des meubles en bois de chêne sculpté susceptibles de servir de modèles à nos -artistes. Prenez donc la mesure des bahuts et des superbes armoires dont les vastes flancs suffiraient presque à loger un petit ménage et d'un magnifique travail! Sur les verrières, des portraits de bourgeois notables de Colmar en costume d'autrefois, et les armoiries des villes de l'union de la Décapole, provenant des fenêtres de la grande salle du Kaufhaus, où elles auraient dû rester en place, malgré tout le zèle pour l'enrichissement du musée des Unterlinden. Un amateur de goût, autant que collectionneur infatigable, M. Fleischhauer, président actuel de la Société Schœngauer, a fort bien disposé ces objets, de manière à présenter autour de la cheminée du Waagkeller une sorte de salle avec mobilier antique.
La bibliothèque de la ville compte actuellement environ soixante mille volumes Riche en manuscrits et en incunables, elle représente, depuis l'incendie de la bibliothèque de Strasbourg, la marche des études dans le pays couche par couche, en quelque sorte, dès le vie siècle.
XXVIII
GALERIE SGHOENGAUER L'ART ALLEMAND AU MOYEN AGE.
Tout à l'heure nous avons promis de revenir sur les anciens tableaux de la galerie des Unterlinden. Ces peintures sont trop précieuses pour ne pas nous arrêter davantage au point de vue de l'histoire de l'art. N'auraient-elles d'autre mérite que leur brillant coloris, avec sa fraîcheur première, inaltérée malgré le temps, encore tout chaud des caresses du pinceau, cette qualité suffirait à elle seule pour les signaler. Durer quatre siècles sans se ternir, quand tant de toiles
COL M AH CLOITRE DES UNTERLINDEN.
modernes, suspendues contre les mêmes murs, subissent les injures du temps au
VIERGE ADORANT L'ENFANT.
Musée des Unterlinden, à Colmar, galerie Schœngauer.
point de changer complètement de ton dans le cours restreint d'une vie d'homme, n'est pas un faible témoignage en faveur de l'artiste d'autrefois. Les perfectionnements de la chimie, dont l'industrie de nos jours se fait honneur à juste titre, n'ont donné à nos peintres contemporains rien de comparable aux procédés de l'école de Schœngauer. Positivement la pâte qui compose les couleurs de cette école semble avoir figé dans les chairs leurs tons d'ambre et de rose inattaquables à la lumière. Solide comme l'émail, elle défie les siècles. Pour la correction du dessin, les tableaux attribués au maître colmarien peuvent donner prise à la critique. La conservation de leur coloris intact excite une admiration justifiée au-dessus de tout éloge.
En attribuant à Schœngauer les tableaux anciens du musée de Colmar, nous suivons la voix de la tradition ou l'opinion en cours. La critique savante, ou prétendue telle, soulève des doutes, non seulement sur leur auteur, mais encore sur le nom même de Schœngauer et sur les dates de sa vie.
Faute d'une signature et de témoignages authentiques, les critiques les plus pénétrants en sont réduits à des conjectures sur les auteurs de ces tableaux. Aussi bien les contradictions des juges compétents doivent nous servir d'avertissement pour ne pas avancer mal à propos une opinion tranchée. Dans son livre sur le Musée de Colmar, édition de 1875, M. Charles Goutzwiller, après avoir passé en revue les idées et les appréciations émises sur la galerie des Unterlinden, attribue à
Schœngauer une dizaine de tableaux conservés dans cette galerie et à l'église de
Saint-Martin. A l'église de Saint-Martin, dans la sacristie, nous avons la Vierge
aux rosiers, fort admirée par les enthousiastes et citée souvent dans les fastes de la peinture. Schœngauer a gravé beaucoup de figures de Vierge. Elles charment par leur maintien religieux et manifestent une touche plus gracieuse que le dessin des tableaux. Au musée des Unterlinden nous avons une Vierge adorant l'Enfant et une Annonciation sur deux volets de retable peints des deux côtés et qui portent en outre un Ange de l'Annonciation et Saint Antoine, tronpa des Antonites. Ces peintures faisaient partie de l'autel d'Isenheim, exposé dans le chœur. Parmi les autres tableaux de la galerie attribués au même maître avec plus ou moins de vraisemblance, signalons une Descente de croix,; une Mise au tombeau; la Vierge et saint Joseph devant l'enfant Jésus; la Vierge et saint Jean sous la croix; Saint Jean-Baptiste et saint Georges. La série de seize tableaux, réunis deux par deux dans un même cadre, provenant de l'ancienne église des Dominicains et représentant des sujets tirés de la Passion, ne peut être sérieusement mise sur le compte de Schœngauer. On a bien voulu reconnaître sur les principales figures le souffle de son inspiration et la touche de son pinceau. Attribuer au maître des compositions aussi peu réussies que celles de ces panneaux dénote en vérité plus de zèle que de pénétration ou d'intelligence. Tout au plus peut-on admettre des retouches du maître sur certaines parties des essais des écoliers ou de la besogne des compagnons, qui ont pris ses compositions pour modèles, comme par exemple dans le tableau représentant Jésus et Madeleine, où le treillage du fond, avec les oiseaux au milieu des
SAINT ANTOINE.
Musée des Untcrliiu!eii. ù Colmar, galerie ScliuL'iig-aucr.
feuilles, rappelle le fini et la manière de la Vierge a2cx rosiers. Placez les
clessins et les gravures du maître colmarien en regard de ses peintures supposées, et voyez quelle supériorité d'expression, quelle correction plus grande, quel mouvement, quel souffle. Si le coloris des tableaux est d'une conservation surprenante, les figures des gravures et des dessins à la plume semblent animées du souffle de la vie.
Comme tous le grands artistes,s s Schœngauer a subi l'action de modifications successives, qui se reflètent dans les œuvres des différentes époques de sa carrière. Les œuvres de sa jeunesse se ressentent des influences d'écoles où domine le goût flamand elles sont plus froides que celles de l'âge mûr, où le burin, conduit par une inain plus libre et un sentiment plus personnel, affirme nettement l'individualité de l'artiste maître de son procédé. Réaliste de sa nature, habitué à reproduire à la plume et au burin des observations accessibles aux sens, il n'en a pas moins traduit dans plusieurs de ses meilleures compositions les caprices d'une imagination fantastique. Témoin le diable vert du tableau de la Descente du Christ aux enfers et les figures des démons tourmentant saint Antoine. Ceux-ci se retrouvent dans la Tentation de saint Antoine des diptyques des Antonites d'Isenheim, qui ornaient le maître-autel en bois sculpté placé dans le chœur des Unterlinden. C'est une curieuse peinture que celle de cette Tentation, avec son grouillement de monstres sataniques, ses larves, ses vampires, ses êtres hybrides, produit d'un rêve délirant, acharnés sur le pauvre anachorète.
Pour faire contraste avec l'expression singulière de la Tentation de saint Antoine, le panneau à côté montre une image d'un calme ravissant dans l'Dntretien de saint Paul avec saint Antoine dans la solitude. Ici, comme dans le tableau précédent, Lrne tonalité chaude et brillante se dégage de l'oeuvre entière, supérieure, comme exécution, aux peintures attribuées à Schœngauer ou à son école. On sent un novateur versé dans les règles de l'art, dont le talent d'expression faiblit toutefois un peu quand il touche à la figure humaine. En effet, suivant la remarque de M. Goutzwiller, les traits des personnages de cet autre maître inconnu sont loin d'être beaux. Même ses types de Vierge deviennent vulgaires, comme dans la Nativité, sur le revers du panneau de la Tentation. Néanmoins l'intensité de la vie qui circule dans ces compositions, leur sûreté de dessin et leur puissance de coloris les font admirer malgré leurs imperfections, atténuées déjà par quatre siècles d'ancienneté. Et en y regardant bien, si la figure de la Vierge laisse à désirer, ce défaut est racheté par les qualités d'exécution qui éclatent dans la figure de l'Enfant. Celui-ci semble formé d'une substance éthérée rayonnante, dont le reflet illumine les objets d'alentour et rend diaphanes les doigts de la mère. Au-dessus des nuages, dans une perspective très éloignée, Dieu le Père trône au
milieu d'une légion d'anges. Des chœurs d'anges, jouant de divers instruments, glorifient le Père céleste d'avoir donné un sauveur au monde. Cette scène du ciel
opposée à la scène terrestre frappe par sa facture originale. Un rideau les sépare i'une de l'autre, peint sur la jonction des deux battants du tableau en diptyque.
En face de ces
images toutes riantes, le second diptyque d'Isenheim porte d'un côté le Christ en croix et sur le revers une Annonciation et une RPsurrection. Dans la pensée du peintre la scène du crucifiement devait exciter chez les fidèles la foi en la vie éternelle par la résurrection. Le Christ sur la croix est de grandeur naturelle avec la bouche déformée par le rictus de l'agonie, dont les dernières
SAINT ANTOINE TOURMENTÉ PAR LES DÉMONS.
Musée des Unterlinden, à Colmar, galerie Schœngauer.
crispations se prolongent jusqu'à l'extrémité des doigts. Ce détail révèle une science anatomique rare chez les peintres du moyen âge. Des plaies en partie saignantes, en partie tuméfiées sillonnent le corps livide du divin supplicié, où les tons verts
dominent. Sous la croix Marie-Madeleine est à genoux, les mains élevées et jointes.
L'ANGE DE L'ANNONCIATION.
Musée des Unterlmden, à Colmar, galelici
Schœngauer.
A sa droite la Mère de Dieu tombe dans les bras de saint Jean, raidie par la douleur. A gauche saint Jean-Baptiste et l'agneau du sacrifice. L'oeil est choqué par les défauts de proportion des personnages. Mais quel pathétique dans l'expression de Madeleine et dans l'affaissement douloureux de la Vierge, tom bant tout d'une pièce, comme un corps inanimé
E cccdi corne corp'o morto cade!
Détail à retenir dans ce tableau du Christ en croix le mouvement noble des draperies, au jet simple et large, ne rappelle ni de près ni de loin le fouillis maniéré des peintres allemands et flamands de la même époque. Sur le revers du panneau, l'Ange de l'Annonciation est peu séraphique par l'expression et la figure, et la Vierge, à physionomie vulgaire, semble accueillir son message d'un air revêche. Par contre, le tableau de la Résurrection, qui fait pendant, atteste de nouveau des qualités magistrales. Tout y est lumineux, éblouissant. Le Christ sorti du tombeau se transfigure, s'élève glorieux au milieu de l'éther rayonnant, comme dégagé de toute substance matérielle. De même le tableau de la Mise a2c tombeau et les peintures en pied de saint Antoine et de saint Sébastien qui complètent l'œuvre de l'artiste inconnu, devenu le plus intéressant joyau de la galerie des Unterlinden, se distinguent également parune coloration magnifique, aux tons nacrés. Saint Sébastien et saint Antoine sont peints sur deux volets oblongs qui décoraient, ainsi
que la Mise au tombeau, le superbe autel des Antonites d'Isenheim. Sur tous ces
tableaux le coloris conserve sa fraîcheur primitive, et la patine du temps lui a
donné la consistance de l'émail. Par son merveilleux fini, la tête de saint Antoine rappelle la manière de Holbein; l'attitude du corps et la draperie attestent la touche d'un dessinateur habile. La figure de saint Sébastien, moins noble pour l'expression, répond à un type vulgaire, mais elle est faite d'après le modèle vivant, remarquable par la vérité du rendu, sinon par le sentiment esthétique, de même que l'anatomie paraît bien entendue. Dans la scène de la Mise au tombeau, le dessin laisse à désirer davantage. Il est plus correct pour les figures d'un autre tableau, de l'année 1512, provenant de la sacristie d'une église de Ribeauvillé récemment acquis par le musée. Peint sur les deux faces, sans signature, ce tableau est un ancien volet en bois, qui porte l'étendard des comtes de Ribeaupierre, écartelé du lion des Geroldseck. Une des faces représente saint Euchaire, premier évêque de Trèves, ayant à ses côtés saint Martin et saint Sébastien. Sur l'autre face on voit encore saint Martin à cheval, coupant, comme toujours, son manteau en deux, d'un coup d'épée, pour le donner à un vieillard malade, couché dans le chemin. A sa droite se tient saint Maurice, en tenue de chevalier, couvert de son armure et tenant une oriflamme à sa gauche, sainte Ursule, qui porte une cassette, une flèche et une palme. Ces deux peintures, traitées avec hardiesse, rappellent davantage la manière de l'école de Holbein.
L'autel en bois sculpté dont proviennent les panneaux qui représentent saint Antoine, le Christ en croix, l'Annonciation et la Résur1'ection, a été enlevé du couvent des Antonites
l'annonciation.
Musée des Unterlinden, à Colmar, galerie
Schœngauer.
d'Isenheim, lors de sa fermeture à la grande Révolution. Longtemps il a passé
pour un des plus riches monuments de son espèce dans la chrétienté entière. Au dernier siècle, des voyageurs et des artistes venaient de loin pour le voir. En Alsace nous n'avons à lui comparer aujourd'hui que le chef-d'œuvre de M. Klem, notre sculpteur colmarien, dans l'église de Saint-Martin. Ce que nous en voyons encore dans le chœur du musée des Unterlinden représente seulement une faible partie de ses richesses d'autrefois. Deux chariots de sculptures peintes et dorées, provenant de l'autel, ont dû être vendus à une époque déjà éloignée, dans une province voisine, au témoignage de M. Hugot, l'ancien archiviste de Colmar. Les restes conservés, tout en ravivant le regret de son démembrement, suffisent pour faire apprécier la magnifique ordonnance de l'ensemble. Tel qu'il est maintenant, l'autel de Colmar, comme celui de l'ancienne abbaye de Blaubeuren, en Wurtemberg, présente dans trois niches, immédiatement au-dessus de la table, le buste du Christ et ceux des douze apôtres. Plus haut, au centre du retable, la statue de saint Antoine, le patron de l'ordre, avec saint Augustin à sa droite et sur sa gauche saint Jérôme, tous deux debout de grandeur naturelle en haut relief. Saint Antoine est représenté assis, vêtu d'une tunique et d'un ample manteau, tenant d'une main le tau des Antonites, dans l'autre un livre fermé, la règle de l'ordre. Un petit personnage, portant l'habit des religieux, à genoux devant saint Augustin, doit être le donateur de l'autel. Toutes les figures sont peintes en polychromie et en bon état de conservation. Elles appartiennent aux créations les plus considérables de l'art allemand de la période où l'idéal du moyen âge règne et agit encore, avec sa profondeur et sa naïveté candide, mais où l'influence d'une époque nouvelle plus réaliste commence à se faire sentir, pour unir ou substituer au pur sentiment un puissant pouvoir d'individualisation. Considérez bien l'expression de grandeur et de calme qui caractérise la statue de saint Antoine trônant au milieu de l'autel. La figure du patron des religieux d'Isenheim est celle d'un vieillard chargé d'années, mais encore plein de force, dont la barbe superbe descend noblement sur la poitrine en deux longues ondes, tandis que des mèches de cheveux flottantes apparaissent sous sa coiffure. Saint Augustin est revêtu des vêtements et des insignes épiscopaux, la mitre, le pluvial, la crosse, tout aussi finement traité que ,la statue du milieu, tout aussi vivant. La tête de saint Jérôme doit être particulièrement désignée comme une œuvre qui cherche son égale dans l'art de son époque pour la profondeur et la puissance de l'expression. Vêtu du costume de cardinal romain, sous lequel on le représente habituellement, avec le chapeau sur la tête, le fameux Père de l'Église élève au ciel son regard suppliant et sévère; le visage amaigri, émacié, avec ses traits énergiques, mais adouci par de longues pratiques, témoigne d'une vie remplie d'âpres
combats et d'abnégation. Dans la main gauche, le livre sacré dont la traduction et l'explication ont occupé la plus grande partie de son existence, tandis que la main droite se lève, pour prêcher ou exhorter l'auditoire. Le lion, compagnon de
AUTEL DES ANTONITES.
l'anachorète, dort à ses pieds, de même que saint Antoine tient le cochon traditionnel entre les plis de sa robe.
Quel sculpteur de génie a bien ciselé les magistrales figures de l'autel des Antonites d'Isenheim? Ce n'est pas ce Desiderius Beychel, dont le nom se trouve
écrit au pinceau en caractères allemands du xvie siècle derrière le groupe des apôtres saint Jacques et saint Thaddée. Les statues de la partie supérieure du retable portent certainement l'empreinte d'une main plus habile que celle de l'auteur des bustes placés dans les niches du bas. Oh! ne demandez pas à la critique de nous donner sur ce sujet controversé des renseignements précis, impossibles à tirer de ses investigations. Ces investigations, plus elles se multiplient, plus elles soulèvent de doutes. Si la critique a pour objet de séparer le vrai du faux, si l'attention constitue son essence, les historiens de l'art, qui ont pris à tàche de fixer l'opinion sur la date et les auteurs des sculptures et des tableaux anciens des Unterlinden, semblent avoir manqué à la fois et d'attention et de sens critique. Tour à tour les tableaux du maître inconnu que nous venons de décrire ont été attribués à Baldung Grün, à Grünewald d'Aschaffenburg, à Albert Durer
Quoi qu'il en soit, ces tableaux marquent les premières étapes de l'art allemand à ses débuts, vers la fin du xve siècle, cet art dont Albert Dürer et Holbein le jeu-le sont devenus les plus glorieuses personnifications.
En ce qui concerne Schœngauer, les critiques continuent à se disputer sans arriver à s'entendre sur les dates de son existence ni sur la forme de son nom, pas plus que sur la valeur de ses œuvres. Sans prétendre nullement faire acte d'autorité ni trancher les questions en suspens, nous avons dit sur les œuvres de notre vieux maître de Colmar ce que nous avons pu en apprendre. Sur la date de sa mort nous nous en tiendrons à l'indication d'un relevé manuscrit des anniversaires fondés à l'église paroissiale de Saint-Martin, découvert par M. Hugot et conservé aux archives de la ville. A la page 29 de ce registre on lit « Martinus Schongouwer Pictorum gloria legauit V S p aniver0 suo et addidit 19 s d ad anm paternum cc q° habuimi A Obijt in die Purificatos Marie, AnnO (Af CCCC) LXXXVIII. (Martin Schœngauer, la gloire des peintres, légua V sols pour son anniversaire et y ajoute 19 sols 7 deniers pour l'anniversaire de son père, d'où il obtint un anniversaire sans vigiles. Il mourut le jour de la Purification de la Vierge, l'an 1488.) » Au lieu du jour de la Purification en 1488, un écriteau collé sur le portrait de Schœngauer placé à la Pinacothèque de Munich, et provenant de la main de Hans Burgkmair, rapporte la mort du vieux maître au 2 février 1499 « Mayster Martin ,Schongawer Maler genent Hipsch Martin von wegen seiner Kunst, geboren zu Kolrnar, aber von' seinen Aeltern ein Augsburger Bu(rger) des gesch,lechts vo her Casparn und ist (gesto)rben zu Kolmar anno 1499 (czus den) 2 t(en tag) hornungs dem got genad. Ich sein jûnger Hans Burgkmair im jar 1488. (Maître Martin Schengauer, peintre surnommé le Beau Martin (à cause de son art), né à Colmar, mais par ses ancêtres
citoyen d'Augsbourg, fils du sieur Caspar, décédé àColmar(?) l'an 1499 le 2 février. Dieu lui fasse grâce! Moi, son élève, Hans Burgkmair, en l'an 1488). » A part ces deux indications, d'où il résulte que Martin Schœngauer ou Schongouwer, né à Colmar, mourut dans cette ville vers la fin du xve siècle, les particu-
larités de sa vie restent inconnues.
La tradition locale
et d'anciens livres de comptes désignent comme ancienne propriété de Schœngauer en 1482 la Maison du Cygne, ZumSchwanen, dans la petite rue des Augustins, derrière l'église de Saint-Martin. Par ses portes dessinées en accolades et surmontées de choux frisés, par ses fenêtres qui présentent encore quelques vestiges de meneaux prismatiques, cette maison constitue un des rares spécimens de l'architecture civile du xve siècle à Colmar, malheureusement mutilé pour satisfaire au goût moderne. A en
SAINT JÉRÔME SCULPTURE DE L'AUTEL DES AN TON 1 TES.
juger par son portrait de la Pinacothèque de Munich, daté de 1453, Schœngauer, qui paraît avoir sur ce tableau une trentaine d'années, serait né vers 1420. Albert Dürer, venu à Colmar en 1492 pour étudier dans son atelier, ne le trouva plus en vie, au témoignage de Christian Scheurl dans sa Vita d'A ntonii Kressen, imprimée en 1515. Schœngauer lui-même fut élève de Rogier de la Pasture ou Van der Weyden, natif de Tournai. Créateur de l'art allemand, avec Albert Dürer, il a répandu en Allemagne les procédés des peintres de l'école flamande
par ses nombreux disciples et ses imitateurs. Ses peintures, particulièrement répandues dans les villes de la vallée supérieure du Rhin, étaient recherchées en Italie et en Espagne, en Angleterre et en France, comme l'atteste Wimpheling dans son Epitome rerum germccnicarum, dont la première édition a paru à Strasbourg en 1505. Parmi les œuvres qui lui sont attribuées, j'ai vu hors d'Alsace et bien loin du Rhin au musée de Madrid, un retable à trois arceaux de style gothique représentant le Sauveur, la Vierge et saint Jean; dans la galerie du palais Sciarra Colonna à Rome, une Mort de la Vierge; à la Pinacothèque de Munich, Y Entrée triomphale de David ce Jérusalem avec lcc tête de Goliath; à la National Gallery de Londres, une autre Mort de la Vierge, de dimensions beaucoup plus petites que nos tableaux de Colmar, d'une facture supérieure aussi, d'une finesse d'expression et d'un sentiment auxquels Schœngauer n'a su atteindre que dans ses gravures.
XXIX
LA PLAINE DE L'ILL. AUTOUR DE COLMAR.
A la sortie de Colmar s'étend la plaine. C'est la plaine de l'Ill, unie, égale, fertile. C'est la grande plaine d'Alsace, que, la belle chaîne des Vosges encadre au couchant et limitée du côté opposé par le Rhin aux flots rapides. Alsace, Elsass en allemand, signifie le « Séjour ou le Pays de l'Ill ». L'Ill et le Rhin ont formé son territoire de leurs alluvions. Les alluvions du Rhin sont plus arides, celles de l'Ill d'une productivité merveilleuse. Toutes les cultures arables prospèrent sur les puissants dépôts de limon le long de l'Ill, au point d'en faire un grenier d'abondance. Sur les graviers arides déposés par le Rhin apparaît la forêt de la Hart, accompagnée de bouquets de bois ou de massifs forestiers moins étendus, partout où l'humidité manque pour les prairies et la terre végétale au blé. Aussi les cantons riverains de l'Ill ont, à surface égale, une population double des cantons de la zone du Rhin, quoique ceux-ci, comme ceux-là, vivent de l'agriculture. Ni les uns ni les autres ne présentent un développement considérable de l'industrie manufacturière. Mulhouse retient ses fabriques sur les confins de la plaine et des collines du Sundgau. Hors des agglomérations industrielles placées à l'entrée et à l'intérieur des vallées, le nombre des habitants diminue avec la pauvreté du sol. Ce sol, sans accident qui interrompe l'uniformité de sa surface; n'ouvre pas aux regards de vastes horizons. Des massifs boisés se dressent de distance en distance entre les villages au clocher blanc ou le long des cours d'eau. La rencontre des eaux et
des arbres ménage au passant une succession de sites gracieux. Avec la végétation des forêts, point de monotonie dans le paysage.
Issue du Jura, sur la frontière de la Suisse, l'Ill décrit une ligne sinueuse à travers les collines et la région ondulée du Sundgau, pour se diriger parallèlement au Rhin à partir de Mulhouse jusqu'à Strasbourg. La rivière mesure une longueur
TRAQUE AUX LIÈVRES DANS LA PLAINE D'ALSACE.
D'après un tableau de Jundt.
totale de 180 kilomètres, dont 120 de Mulhouse à son embouchure. Son embouchure dans le Rhin, à la Wanzenau, se trouve à 135 mètres d'altitude; sa source, derrière Winckel, à mètres. Mulhouse est à l'altitude de 240 mètres, Strasbourg à 140, Colmar à 190, Altkirch à 323. L'Ill se réunit à la Largue, venue comme elle des premières pentes du Jura; puis elle reçoit successivement la Doller, la Thur, la Lauch, la Fecht, la Liepvrette et le Giesen, la Brusche enfin, autant d'affluents descendus par les vallées des Vosges.
Que l'on suive la route de Colmar à Ensisheim, pour gagner la Hart, ou bien la route du Rhin par Horbourg et Brisach, le caractère de la plaine se montre également avec ses particularités propres. Point de paysage grandiose comme les sommets et les vallées des Vosges nous en ont tant offert, point de monuments remarquables non plus; mais le spectacle de la vie des champs, toujours laborieuse, sinon agréable et riante. La première agglomération rurale sur la route de la Hart est Sainte-Croix-en-Plaine, gros village de 1 800 habitants, formé autour d'un ancien couvent de femmes. A dix kilomètres plus loin vient Meyenheim, où la route franchit l'Ill sur un beau pont en pierres. Niederhergheim, Oberhergheim, Bilzheim, Niederentzen et Oberentzen font pointer leurs clochers sur la gauche le long de la rivière. Puis se montrent sur l'autre rive de l'Ill Reguisheim et Ensisheim. Avant les chemins de fer, ces localités, anciens relais de poste, étaient traversées journellement par douze ou quinze diligences, par de nombreuses voitures de roulage. Maintenant la route paraît déserte et sert seulement pour l'exploitation rurale. La population n'en jouit pas moins d'une bonne aisance, .grâce à la fécondité du sol. La terre végétale est formée d'un puissant dépôt de limon. Peu ou point d'arbres sur de grandes étendues, ce qui rend le parcours monotone. N'étaient de jeunes plantations de saules et d'acacias faites lors du redressement du cours de l'Ill, les bords mêmes de la rivière apparaîtraient dénudés. Horbourg se présente comme une sorte de faubourg de Colmar, pareillement au Logelbach. Au-dessus de son superbe pont en pierre, l'Ill reçoit la Thur, un peu plus bas la Lauch, deux affluents venus des vallées de Thann et de Gebwiller, dont les eaux réunies rendent la rivière navigable au bas du Ladhof. Le Ladhof, littéralement « Cour-de-chargement », servait de port à la ville pendant le moyen âge, alors que la navigation de l'Ill était très active, faute de voies de communication plus faciles. Peuplé de 1 048 habitants, le village de Horbourg fait partie du canton d'Andolsheim, avec dix-huit autres communes toutes exclusivement agricoles, disséminées entre la route du Rhin et l'Ill.
L'entrée de Horbourg, ombragée d'énormes tilleuls au lieu de porte, à l'extrémité du grand pont sur l'Ill, ne manque pas d'un certain cachet. On y vient manger d'excellentes asperges, dont les maraîchers de la localité font un commerce important. Pendant six à huit siècles, Horbourg a formé un comté dépendant des princes de Wurtemberg. Son château fort a été à diverses reprises détruit et reconstruit. Des fouilles pratiquées dans la localité y ont mis à découvert les restes d'un castrum romain avec de nombreux objets de la même époque. Beatus Rhenanus et d'autres historiens de l'Alsace placent ici l'antique Argentovaria, près de laquelle les légions de l'empereur Gratien, plus heureuses que la garde nationale de Colmar
en 1870, ont repoussé une invasion des Alamanns, après l'éclatante victoire dont Ammien Marcellin nous a transmis le récit émouvant. Pour la commission de la Carte historique des Gaules dressée par ordre de l'empereur Napoléon 111, Argentovaria doit au contraire être cherchée à Grussenheim, tandis que d'Anville et Walckenaer l'identifient avec Artzenheim.
XXX
DANS LES ILES DU RHIN. PÊCHE AU SAUMON.
Plus encore que la plaine, les îles du Rhin attirent le chasseur comme le naturaliste. Le fleuve, en reliant la mer du Nord aux grands lacs de la Suisse, offre une voie naturelle aux migrations des oiseaux d'eau. Palmipèdes, voiliers à grande envergure, coureurs de rivages hauts sur jambes, toutes les espèces, petites et grandes, de la gent emplumée, que les glaces de la zone arctique obligent à la retraite vers un climat moins rigoureux, s'abattent sur le Rhin alsacien. Impossible de trouver une ligne de passe plus favorable aux innombrables canards, aux oies sauvages, aux macreuses, aux sarcelles venues du golfe de Finlande et des écueils de l'océan Glacial. Sur son tracé apparaissent aussi, quoique plus rarement, le magnifique cygne noir, l'orfraie scandinave, l'aigle pêcheur, le cormoran, espèces rares, accidentelles, égarées ou dépaysées, sous l'effet de grandes tourmentes de l'atmosphère, mais qui reprennent leur route en se guidant sur le courant des eaux vertes du thalweg. Les eaux stagnantes des anciens bras du fleuve, oblitérés par les travaux de correction, changés peu à peu en marais touffus, impénétrables, offrent un asile plein de confort aux échassiers bécassines, butors, hérons, maronettes, foulques, râles, poules d'eau, tous oiseaux palustréens aux longs doigts faits pour marcher sur la boue. En hôtes complaisants, les échassiers partagent aussi leur domaine avec les barboteurs, les familles aux pattes palmées. Lorsque l'angélus du soir sonne, les canards quittent les grandes nappes des parties profondes et des prairies submergées, leur résidence du jour, où ils se croient inabordables, pour venir s'abattre en sifflant sur les mares boueuses. De leur côté, les vanneaux, par centaines, tournoient, soir et matin, sur les champs labourés les plus voisins, mais se prélassent pendant les heures chaudes du jour sur les bancs de sable et sur les galets au milieu du lit rectifié. Les pluviers à collier, qui nichent sur le sable nu, sont aussi très nombreux, ainsi que les étourneaux dans les roseaux. Deux ou trois espèces de sternes, ces gracieuses hirondelles marines, de
passage seulement pour élever leurs jeunes couvées, décrivent pendant la belle saison, le long des rives, leurs courbes sans fin.
Ces oiseaux ont pour habitat le réseau d'îles formées par les bras du Rhin, îles qui, par suite du redressement du cours du fleuve, sont condamnées à disparaître. En effet, à mesure de l'oblitération ou du colmatage des anciens bras du Rhin, elles tendent à se réunir et grandissent d'année en année.
Quelques-unes de ces îles ne sont que de simples bancs de cailloux, souvent recouverts par les hautes eaux, sans végétation. D'autres plus étendues, séparées
ILES LU' RHIN, PliÈS DE BIESI1EIM.
par des nappes d'eau larges et profondes, présentent des berges élevées et des plages de sable fin, de vieux saules séculaires aux souches rongées par les inondations, des bois touffus de chênes, des prairies dans les dépressions, des champs cultivés sur les hauteurs inaccessibles aux débordements. Les chevreuils se délectent par groupes à l'intérieur des clairières et derrière les rideaux de hautes herbes, où les jeunes paysannes, sorties du bain, les épient en été. Le sanglier recherche ses bauges favorites dans les parties basses, au milieu de fourrés d'épines, où le lièvre trouve une quiétude inconnue dans la plaine. En automne, quand l'eau manque ailleurs, dans les grands bois entre l'Ill et le Rhin, le faisan abonde à l'abri de ces retraites, et la perdrix leur demande un asile à ses yeux inviolable. Aux jours de battue, cette zone oppose au chasseur beaucoup de difficultes, à cause de la multitude de petits cours d'eau à traverser dans toutes les directions.
PÊCHE AU SAUMON DANS LE RHIN
Ici le plaisir de la pêche peut être uni aux agréments de la chasse. Malgré les progrès du colmatage, accélérés par les travaux de correction du fleuve, les anciens bras d'eau cachent encore mainte excavation insondable. Des poissons centenaires vivent au fond de ces trous dans un fouillis d'herbes épaisses et de branches vermoulues. Impossible d'y traîner un filet pour prendre les carpes au dos moussu et
BATELIÈRE DU RHIN.
D'après une peinture do Schiitzenberger.
les vieilles lottes. Par contre, de jolies perches, des brochets énormes mordent à l'hameçon. Au mois de mai, on voit apparaître l'alose, espèce de passage comme le saumon et l'esturgeon. L'esturgeon est rare dans le Rhin supérieur; mais le saumon continue à donner de belles pêches, entre Strasbourg et Brisach, malgré la difficulté de frayer dans un lit rétréci, au courant trop rapide. Doué de la faculté de vivre indifféremment dans l'eau salée et dans l'eau douce, le saumon quitte la mer du Nord en été pour remonter le Rhin jusqu'à la chute de Laufenburg. Sa.pêche se pratique surtout du mois de juin au mois de décembre, époque du frai.
C 11 E Y II K U I L SET JEUNES S FILLES DANS S LES ILE UU H Hl ;'1-, D'après 10 tableau de Juudt.
C'est à son arrivée de la mer que sa chair rouge a le plus de délicatesse. Pendant son séjour dans feau douce le poisson maigrit. Au moment de frayer, la femelle, avec sa tête, creuse un trou dans le gravier et pond ses œufs dans cette sorte de nid. Le mâle suit et féconde les œufs avec sa laitance. Sept à huit semaines après, les saumoneaux sont éclos. Ils restent dans le Rhin pendant quinze à seize mois et se rendent à la mer par bandes au mois d'avril de l'année qui suit leur naissance. « La pêche du saumon dans le Rhin, dit Maurice Engelhard, se fait au moyen de filets, mais elle est pratiquée, selon les localités, de diverses façons. L'engin ordinaire consiste dans un grand filet carré muni d'une longue perche. Ce carrelet est disposé au fond de l'eau, et au devant est tendu verticalement un autre filet aux mailles très larges. Le saumon peut y passer facilement, mais il frôle toujours plus ou moins le filet, qui, au moyen de ficelles, fait retentir une sonnette. Aussitôt le pêcheur accourt, fait jouer le balancier du carrelet, et le saumon est pris. D'autres fois les pêcheurs s'en vont passer la nuit sur un banc de sable du Rhin. Ils ont soin de choisir un ciel sans nuages et un beau clair de lune. A quelques mètres du banc de sable est dressé avec des perches un petit échafaudage de trois mètres de haut qui se termine par une espèce de siège. Là s'installe le guetteur. Il surveille le fleuve, et, comme le saumon en remontant le Rhin nage à fleur d'eau, un sillage décèle son approche. Aussitôt le guetteur agite son chapeau; à ce signal une barque se détache en amont du banc de sable, et la capture est faite, à moins cependant que le guetteur n'ait été trompé par les effets ondoyants de la lune. La bonne et la mauvaise chance varient selon la bonne et la mauvaise lune. »
C'est à l'époque du frai que se font les prises les plus abondantes. Quand les eaux du fleuve baissent en automne, après la fonte des neiges, nos pêcheurs d'Artzenheim vont construire une petite hutte pour un séjour prolongé au bord de l'eau. Ils choisissent dans le lit du Rhin un petit courant d'eau claire et rapide, pas trop large ni trop profond, où les cailloux reluisent et forment une cuvette appropriée pour recevoir les œufs du saumon. Les brouillards du mois d'octobre se sont étendus le long des rives. On dispose dans l'eau deux filets, l'un tendu en travers du ruisseau perpendiculairement au courant, l'autre d'une surface de 3 mètres carrés, placé au fond en avant du premier. Les deux engins, attachés ensemble, forment un angle droit, le filet perpendiculaire étant fixe, le filet immergé mobile, de manière à pouvoir être soulevé et replié contre le filet perpendiculaire, au moyen de cordes qui aboutissent à la hutte. Un saumon mâle retenu par une corde sert d'amorce. Il circule au milieu des engins avec la corde sous les narines, fixée à la place de deux dents cassées, tandis que l'extrémité communique avec une sonnette
à l'intérieur de la hutte, où les pêcheurs aux aguets fument tranquillement leur pipe. Après une attente plus ou moins longue survient une saumonne suivie d'un ou deux mâles. Ceux-ci se querellent bien un peu en tenant compagnie à leur dame; mais ils finissent à la longue par s'entendre et se partagent les faveurs de la camarade. Arrivée près des pièges, la grosse saumonne est séduite par la limpidité de l'eau elle ne résiste pas au plaisir de déposer ses œufs sur cette couche de brillants cailloux. Ses deux compagnons de voyage s'apprêtent à se glisser amoureusement dans le nid choisi par leur bonne amie. Pas si vite cependant, car le saumon captif veut se mettre de la partie. Ce nouveau rival sera chassé. Être deux, c'est déjà- beaucoup; être trois, c'est trop! Lancé comme un trait, un des associés fond avec fureur sur le nouveau venu. Le malencontreux poisson, qui a la corde au cou et des dents cassées, ne peut se défendre et s'enfuit. Le saut de carpe qu'il fait pour échapper tend violemment la corde et met en branle la sonnette à l'intérieur de la hutte sur quoi les pêcheurs d'accourir. L'un saisit la corde attachée aux narines du fuyard pour le diriger vers le filet, où le saumon jaloux s'élance à sa suite. De son côté, l'autre pêcheur tire sur le filet horizontal, qui se relève contre le filet vertical, et la jalousie compte une victime de plus. Ainsi le plus beau poisson du Rhin, comme le superbe coq de bruyère des hautes Vosges, succombe aux imprévoyances de l'amour. Dans des circonstances favorables, deux pêcheurs adroits peuvent prendre en une journée jusqu'à six saumons de 10 à 30 livres chacun. XXXI
NEUF-BRISACH PLACE DE GUERRE. ANCIENS DÉBORDEMENTS.
Pauvre petite ville que Neuf-Brisach, malgré son rang de place forte Aucune n'a plus souffert, dans le pays, des conséquences de l'annexion allemande. Sa population civile, de 1981 habitants en 1870, est descendue en 1885 au nombre réduit de sa garnison, de 1 600 hommes à 426. Sur 270 maisons existant dans la localité, il y en a actuellement 55 à vendre par suite de l'émigration de leurs propriétaires, sans trouver d'acheteurs. C'est que Neuf-Brisach n'est pas une ville comme une autre, manufacturière, commerçante ou agricole. Citadelle construite par Vauban, dans les dernières années du xvne siècle, en face de la position de Vieux-Brisach, l'ancien Mons Brisacus, restée à l'Allemagne sur l'autre rive du Rhin, sous l'effet du traité de Ryswyck, elle a pour affectation spéciale de loger des militaires. Sa population civile, attirée par des lettres patentes
du mois de septembre 1698, portant privilèges et exemptions en faveur des familles qui viendraient s'y établir, a eu pour principale industrie d'héberger, sa garnison. La garnison maintenant se trouve tellement réduite et demande si peu de chose au commerce local que les bourgeois d'autrefois sont obligés de quitter l'endroit pour ne pas mourir de faim. C'est une habitude admise par les fonction-
UN ORAGE DAN'S LES RUES DE NE UF- BRIS A C H.
naires allemands placés en Alsace, et dont nous payons les traitements avec nos contributions, de faire venir de leur pays d'origine les comestibles et les objets à leur usage, autant que le permet la facilité des transports pour les petits colis postaux. Aussi dans les rues désertes de Neuf-Brisach, l'herbe pousse tellement dru que certains quartiers peuvent être loués comme pâturages. Un voyageur en sueur, arrivé à pied, après une course fatigante, peut en plein midi changer de chemise au milieu de la place sans inconvénient, sans blesser un regard, sans
attirer l'attention de la police ou d un passant. Quoi d'étonnant que les habitants de cette petite ville regrettent le temps français!
Depuis le centre de la place d'Armes, le touriste, mis à l'aise, aperçoit à la fois les quatre portes de la forteresse. Les pavillons de ces portes se font face réciproquement. Un octogone régulier représente le plan de l'ensemble de la
PÊCHEUR D'ÉCREVISSES AU GIESSEN DE BIESHEIM.
localité. Toutes les rues sont tirées au cordeau, et les groupes de maisons se distribuent en carrés réguliers. Construites sur un modèle à peu près uniforme, les maisons particulières ne doivent pas s'élever à plus d'un étage. Lors du bombardement de 1870, un quart à peu près des bâtiments existants a été brûlé par les obus ennemis. Les propriétaires ont été indemnisés après la guerre à condition de reconstruire leurs immeubles, en partie inhabités aujourd'hui et sans emploi. La place d'Armes, qui occupe le centre, est de forme carrée, d'une superficie de 13 456 mètres carrés et entourée d'une triple rangée de tilleuls, dont beaucoup montrent encore des traces d'éclats d'obus. A chaque angle se trouve un puits
pour ralimentation d'eau, ensuite, de distance en distance, des bancs sous les arbres de la promenade. 2 000 hommes peuvent faire l'exercice ou manœuvrer à leur aise sur cette grande place, animée seulement à l'heure du soir par quelques demoiselles respectables venues pour faire la causette. Dans les quatre casernes de la forteresse, plus de 2 000 soldats trouvent à se loger convenablement, tandis que les maisons particulières sont en état d'en recevoir 500 et 120 chevaux, sans compter les casemates des remparts et les écuries des casernes, susceptibles de recevoir, celles-ci 240 chevaux, celles-là 4 000 hommes. Outre les 270 maisons bourgeoises, il y a à Neuf-Brisach 30 maisons d'habitation appartenant à l'État, logements des chefs de service de l'administration militaire, enfin les arsenaux. La mairie, où est installée la justice de paix, vient de l'Ile-de-Paille, d'où elle a été transférée dans la ville actuelle. L'église, quoique bien conditionnée, est une construction moderne sans cachet. En ce moment l'administration militaire fait construire une école préparatoire de sous-officiers, à recruter parmi les enfants du pays. Point à noter, Neuf-Brisach n'a pas de banlieue, et les terrains de son emplacement ont été achetés par l'État à la commune de Wolfganzen. Sous le régime français, l'établissement des manufactures y était interdit, à cause de sa situation dans la première zone des douanes. Depuis l'annexion à l'Allemagne, la localité souffre de tous les inconvénients du régime des places fortes, sans la compensation de ses anciens profits procurés par la garnison.
Avant la construction de Neuf-Brisach, le territoire de l'Ile-de-Paille, rattaché à la terre ferme sous l'effet de la correction du Rhin, était occupé pendant le dernier quart du xvne siècle par la petite ville provisoire de Saint-Louis, où siégea de 1681 à 1698 le Conseil souverain d'Alsace. Plus de trace visible de cette localité, transformée aujourd'hui en un champ de labour. Les paysans lui avaient donné le nom de Ville-de-Paille, Strohstadt, à cause de ses toits de chaume. On le sait, le traité de Ryswyck imposa à Louis XIV la destruction de la ville neuve de Brisach, construite sur territoire alsacien en face du Vieux-Brisach allemand. Cette ville, située sur la rive immédiate du Rhin, fut bien rasée, suivant la lettre du traité; mais à côté Vauban éleva la forteresse que nous voyons encore sous le nom de Neuf-Brisach à quelques kilomètres du fleuve corrigé. Sur l'emplacement d'une demi-lune qui défendait naguère l'accès d'un ancien pont fixe du Rhin, fut bâti le fort Mortier, au bord même du fleuve. Par suite de travaux de correction le lit rectifié du Rhin a été rétréci et reculé artificiellement. Un pont de bateaux remplace l'ancien pont fixe du XIIIe siècle, appuyé sur une île. Depuis 1875, un.autre pont fixe en fer a été construit un peu plus en amont, pour la traversée du chemin de fer de Colmar à Fribourg. Près du pont de bateaux, sur la rive alsacienne, se-
trouve une vieille auberge, où les amateurs trouvent toujours d'excellent poisson, des écrevisses pêchées dans le Giessen et du gibier arrosé de vin blanc. Des fenêtres de l'auberge, en attendant votre friture de carpes, vous distinguez dans tous ses détails la face du Vieux-Brisach tournée du côté du Rhin. Cette ville n'a pl-us ses anciennes fortifications d'autrefois, qui baignaient leurs murs dans le fleuve. Combien son aspect est changé, comparé à son image sur des gravures du xvne siècle! Plus de bastions, ni de remparts à triple enceinte, ni de tour élevée à l'extrémité du pont, ni le. donjon à créneaux, ni les cloches des couvents de Franciscains et de Dominicains, ni l'antique tour du puits avec son campanile dans le haut de la ville. Seule la masse imposante de l'église paroissiale reste debout sur la cime du mamelon volcanique, au-dessus du fleuve, entourée de murs de clôture avec des fenêtres, débris des maisons incendiées sur la hauteur par les boulets français lors du bombardement de 1793. Bombardement pour bombardement, les boulets allemands ont durement vengé en le mal fait au dernier siècle par les canons de Neuf-Brisach. Oh l'affreuse, la triste chose que la guerre! Brûler et détruire, est-ce là la règle des rapports entre peuples voisins, vivant en bonne harmonie sans les inimitiés de leurs gouvernants?
XXXII
HYDROGRAPHIE DU RHIN. LE LAVAGE DE L'OR.
Aucune carte assez exacte ne permet de bien suivre les variations du cours du Rhin depuis le moyen âge jusqu'au début des travaux de correction actuels. Une carte du chevalier Beaurain, gravée en France pour y représenter les campagnes de Turenne sur les bords du fleuve, de 1674 à 1675, indique dans son lit une multitude d'îles boisées, séparées par autant de bras d'eau plus ou moins forts, au point qu'un pont militaire, établi entre le village de Plobsheim et le fort d'Altenheim, traversait alors huit bras du fleuve, pour relier le pays de Bade à l'Alsace. Schœnau, Rhinau, Drusenheim, Schattmatten et Seltz, éloignés aujourd'hui d'un à deux kilomètres du Rhin, se trouvaient alors sur sa rive. De forts chenaux baignaient la Wanzenau et Gambsheim, tandis que Dalhunden appartenait à la rive droite, et que trois voies d'eau perpendiculaires, antérieures à la construction du canal de l'Ill au Rhin, exécutée en 1838, reliaient Strasbourg avec le courant principal. Les travaux de correction entrepris par les pays riverains sur
un plan d'ensemble, au milieu du siècle actuel, maintiennent le fleuve dans an lit artificiel plus stable.
Le Rhin rencontre et touche la frontière de l'Alsace à la sortie de la trouée de Bàle, creusée entre les contreforts du Jura et du Schwarzwald. Sa longueur depuis les sources dans les Grisons jusqu'à son embouchure dans la mer du Nord atteint 1 326 kilomètres, dont 440 jusqu au tournant de Baise et 200 sur la frontière de l'Alsace. Au Tomasée, dans les Grisons, le fleuve se trouve à 2 344 mètres d'altitude, à 384 mètres dans le lac de Constance, à 276 sous le pont de Bâle, à 135 au pont de Kehl et à 100 à Lauterbourg, hauteurs mesurées au-dessus de zéro du repère d'Amsterdam. Le volume des eaux ou leur débit atteint 800 mètres cubes en moyenne à la hauteur de Bâle, un jour dans l'autre, à l'époque actuelle, avec des variations allant de 200 à 1 200 mètres cubes et au delà. En temps de crue, nous avons eu un débit de 5 000 à 6 000 mètres cubes par seconde à Kehl, fin décembre 1882, et de 500 mètres cubes en moins à Bâle à la même date, contre 7 000 mètres cubes à Mayence le 4 janvier 1883. Sans être une frontière naturelle, puisque, lors des migrations des peuples, ces mouvements se sont au contraire portés transversalement à son cours, le Rhin forme pourtant une des limites qui ont été toujours le plus vivement disputées. Telle est la raison de sa célébrité et qui l'a fait diviniser en quelque sorte par ses riverains. Que d'événements mémorables se sont accomplis en effet sur ses bords dans les temps historiquc-s Que de batailles livrées pour la possession de ses villes et de son domaine! Nul fleuve n'a été plus chanté ses poètes le vénèrent comme s'il était vivant. C'est un père, dans les traditions de l'Allemagne VaterRhein, comme s'il avait fait naître la terre et la population de ses rivages.
Bâle est construit sur un terrain de gravier, composé de cailloux pareils à ceux que charrie le Rhin et dont le point culminant s'élève à 65 mètres au-dessus des eaux du fleuve, à leur niveau actuel. Dans l'intérieur de la ville et du côté de la plaine d'Alsace, ce dépôt de gravier forme des terrasses disposées en gradins. Les gradins présentent des talus inclinés de 15 à 20 degrés du côté de l'eau. Cette inclinaison augmente sous l'effet d'érosions survenues sur l'emplacement des nouveaux quartiers de la cité, où les trois terrasses se réunissent. A la colline Sainte-Marguerite, près de Bâle, on remarque dans le gravier une entaille faite par le cours de la Birsig à 20 mètres de profondeur, en deux gradins symétriques. Du côté de la plaine les gradins vont en divergeant à mesure qu'ils s'éloignent du point de départ. Les différentes terrasses, étagées les unes au-dessus de.s autres, présentent une certaine inclinaison dans la direction du Rhin. Tout naturellement ces terrasses se développent avec symétrie sur l'une et l'autre rive du fleuve. Pourtant une ter-
rasse peut se dédoubler sur une certaine étendue en deux gradins, sans que l'opposée présente le même accident. Près de Huningue, au point où passe le nouveau pont du chemin de fer, construit pour tourner le territoire suisse à 2 kilomètres de Bâle, la première terrasse, dont les grandes eaux dépassent rarement le niveau, présente une berge élevée de 6 à 7 mètres au-dessus de l'étiage. Sur la seconde terrasse, qui s'élève à 6 mètres plus haut, sont établis les deux villages de Saint-
VIEUX-BRISACH, VU DE LA RIVE ALSACIENNE.
Louis et de Michelfelden. La plate-forme de la terrasse supérieure, la troisième, porte Burgfelden, dont les rues se trouvent à 20 mètres au-dessus du niveau des plus hautes eaux connues. Au lieu d'un plan uni, l'espace compris entre le second et le troisième gradin présente des ondulations jusque dans l'intérieur de Bâle. Toutes ces terrasses, dont le talus abrupt porte le nom spécifique de « rideau », vont en s'abaissant graduellement vers le nord. Celle de Burgfelden disparaît déjà à 7 kilomètres de son origine. Celle de Saint-Louis se prolonge jusqu'au fort Mortier, près de Neuf-Brisach, côtoyant la ligne du fleuve à des distances variables, plus ou moins grandes. Elle est facile à suivre pas à pas sur tout son parcours, d'autant plus aisément que les villages riverains sont bâtis sur son bords comme
sur une plate-forme naturelle, de manière à dominer la plaine submersible et exposée aux inondations avant la correction du fleuve. C'est aussi sur la lisière de la même plate-forme que s'avance la route de Bâle à Neuf-Brisach, par Hombourg et Ottmarsheim, qui remonte à l'époque de l'occupation romaine. De même, le long de la rive badoise, la terrasse inférieure, interrompue un moment par le promontoire calcaire d'Effringen, dont le Rhin baigne le pied, présente, dans une position correspondante, les villages de Weil, de Kirchen, de Schliengen, de Neuenburg, de Hartheim. Au delà du Kayserstuhl, vers le nord, vous ne voyez plus de rideau formé par le gravier rhénan ancien.
Au-dessus du gravier ancien des terrains apparaît sur de grandes étendues, mais d'une manière inégale, la formation du lehm ou du lœss, qui constitue les terres les plus fertiles de la plaine d'Alsace, bien différente du limon marneux déposé maintenant. Probablement le lehm provient des eaux sorties de l'ancien glacier du Rhin à l'époque de son extension aux environs de Bâle. Alors le Rhin devait avoir et a eu certainement un débit et un volume beaucoup plus forts qu'aujourd'hui, susceptibles de répandre au loin ces amas de lehm dont l'épaisseur atteint par places jusqu'à 50 mètres. Le limon en suspension dans l'eau du fleuve, entre Bàle et Strasbourg, pèse de 5 grammes à 1 kilogramme par mètre cube, suivant que cette eau est plus ou moins limpide, suivant les jours.
Entre les deux terrasses étendues le long du fleuve en aval de Bâle, les digues de hautes eaux enlacent une plaine unie, large de 3 à 6 kilomètres, dans laquelle le Rhin se répand encore en temps de crue et où il divaguait autrefois à travers un réseau de chenaux aux mailles changeantes. Les digues se tiennent à distance des terrasses en amont de Brisach. Par intervalles apparaissent, à 2 ou 3 kilomètres du thalweg, des sillons tortueux, lits d'anciens bras, la plupart séparés maintenant du fleuve. Ils sont remplis plus ou moins par des eaux d'infiltration et forment les îles du Rhin, ou se découpent plutôt dans la zone littorale désignée 'sous ce nom. Forêts et fourrés, terres de cultures et prairies palustres, désignés sous le nom de Ried et de G7°ün, se succèdent et s'entremêlent, recherchés surtout par les chasseurs pour leur gibier varié. Sans le redressement du thalweg dans un lit artificiel, maintenu par un système de digues, les débordements des grandes crues détermineraient encore des changements de cours comme ceux qui ont fait passer en W'70 le village de Neuburg, près Germersheim, de la rive droite sur la rive gauche, qui ont forcé au commencement de ce siècle la rivière de Haguenau et de Bischwiller, la Moder, à s'allonger d'une vingtaine de kilomètres pour rejoindre le Rhin aux environs de Fort-Louis, en s'écoulant par de longs méandres à travers un ancien lit du fleuve abandonné. Signaler ces traits de l'hydrographie, c'est dire
ORPAILLEURS DU RHIN.
combien l'accès du fleuve était difficile pendant l'antiquité romaine et durant le moyen âge. Ainsi s'explique aussi l'importance stratégique des points de passage faciles, où l'eau du Rhin se resserre en un seul canal.
A part les crues extraordinaires dues à des pluies d'une abondance ou d'une violence exceptionnelle, le niveau du Rhin atteint son maximum normal en juin lors de la fonte des neiges dans les Alpes. Le niveau mensuel inférieur correspond par contre au mois de janvier, époque la plus froide de l'année. Une année dans l'autre, les eaux du fleuve se tiennent pendant le mois de janvier entre 50 et 60 centimètres au-dessus du 0 au pont de Kehl pour atteindre près de 2 mètres au-dessus du même point en juin. Année moyenne, la différence entre le mois le plus bas et le mois le plus haut équivaut ainsi à 1 m. 40, abstraction faite des positions extrêmes..
En février le fleuve commence à monter. Son mouvement ascensionnel, lent au début, s'arrête en mars, à cause de la sécheresse habituelle de ce mois dans nos contrées, pour s'accélérer ensuite à partir du mois d'avril. Parvenues à leur maximum en juin, les eaux commencent à redescendre en juillet, avec un mouvement de baisse le plus rapide en septembre. D'une année à l'autre il y a d'ailleurs des différences assez considérables pour que le débit varie dans la proportion de 1 à 3, suivant que les années sont humides ou sèches, à en juger par les observations faites de 1807 jusqu'en 1885. Depuis le redressement du fleuve, commencé en 1840, le lit du Rhin s'est approfondi en face de Strasbourg de 30 centimètres environ; en amont, bien plus encore, abaissant d'autant la nappe d'eau souterraine sur les bords du fleuve, à l'avantage de la salubrité et de l'agriculture. Chaque année, les ingénieurs du Rhin relèvent la position des bancs de gravier qui encombrent le lit du fleuve. Pendant les crues, les bancs disparaissent sous les eaux; quand les eaux baissent, ils émergent. On n'en compte pas moins de soixantetrois entre Lauterbourg et Strasbourg, également nombreux jusqu'à la hauteur de Bâle. Disposés alternativement tantôt près de la rive badoise, tantôt du côté alsacien, ils atteignent un volume de 1 million de mètres cubes pour la partie mobile jusqu'au fond de l'eau sur leurs bords. Le déplacement du gravier, curieux à observer, s'effectue au moment des crues, en proportion de la force du courant. En hiver, les bancs changent peu ordinairement, parce que pendant cette saison ils s'élèvent de 1 à 2 mètres au-dessus du niveau de l'eau et que le courant touche seulement les côtés, sans avoir assez de force pour entraîner les cailloux. Survient une crue, les eaux enlèvent les graviers d'amont pour les déposer à l'extrémité d'aval du banc en glissant peu à peu sur ses flancs, parallèlement à la ligne de correction, marquée par un talus en perré. A cause de l'influence directrice des ouvrages de
correction parallèles, les graviers ne peuvent guère dévier à droite ou à gauche. Raccourcissement en amont et allongement en aval, voilà le mécanisme du mouvement des bancs. Les dépôts de la rive alsacienne glissent toujours le long de cette rive, les bancs de la ligne badoise se meuvent sur le côté opposé. Les bancs de gravier du Rhin, où nous avons vu pêcher le saumon au mois de novembre, alimentent aussi l'industrie des chercheurs d'or. Une charte de l'an 667 concède déjà à un monastère le droit de faire le lavage de l'or, accordé par le duc d'Alsace Ethichon à titre de donation. Dans les derniers temps encore, les orpailleurs alsaciens et badois livraient annuellement à la monnaie de Carlsruhe pour 40 000 à 50 000 francs du précieux métal. Cet or se trouve en paillettes mêlées au sable, surtout au milieu des bancs de gravier. Pourtant les pauvres gens qui le recherchent gagnent si peu, qu'ils s'y livrent seulement quand ils n'ont pas d'autre occupation. Nous en avons rencontré à Niffern, près de Nambsheim et de Geiswasser, puis entre Rhinau et Kehl. Point de grosses pépites ni même de petits grains, mais des paillettes minces, telle est la forme sous laquelle l'or se présente ici. A peine les paillettes atteignent-elles un millimètre. Leur surface examinée au microscope paraît couverte de petites aspérités, comparables à la peau de chagrin. Rarement la richesse des dépôts dépasse 6 grammes par 10 000 kilogrammes de gravier aurifère. Un tas de 10 inètres cubes, formé par 4 165 pelletées, a donné au lavage 2 gr. 3 d'or, ou 2 gr. 5 en tenant compte des pertes. Chaque pelletée contenant 10 à 12 paillettes, le poids moyen d'une paillette dépasse un peu 0,05 de milligramme. Pendant les années les plus productives, la monnaie de Carlsruhe en a reçu de 12 à 15 kilogrammes, représentant les quatre cinquièmes de la production totale sur le parcours de Bàle à Philippsburg. Au début des travaux de correction du fleuve, cinq cents hommes à la fois, bateliers, pêcheurs et cultivateurs, s'occupaient du lavage, gagnant au plus 50 000 francs à cette industrie pendant les meilleures années. Quiconque sait que le gain journalier d'un orpailleur n'atteint pas 2 francs comprendra sans peine l'abandon de plus en plus prononcé d'une occupation aussi peu rémunératrice. Mieux vaut se faire manœuvre aux travaux des digues ou émigrer dans une ville manufacturière que de rester chercheur d'or le long du Rhin.
XXXIII
NAVIGATION SUR LE RHIN, DE BALE A STRASBOURG.
Deux fois de suite j'ai eu l'agrément de descendre le Rhin à partir de Bâle, d'abord avec les ingénieurs du service des travaux, puis dans la société des membres de notre diète provinciale, le Landesausschuss d'Alsace-Lorraine, venu, lui aussi, pour se rendre compte de l'état de la correction. Ce jour-là, le jour de l'inspection du Landesausschuss, le ciel s'est fait particulièrement beau pour la circonstance, avec le plus splendide soleil du monde. Guirlandes et pavois, coups de canon ou détonations de boîtes, champagne pétillant, entrain et bonne humeur, tout a été prodigué, dans cette fête nautique, aux législateurs du pays, soucieux de la bonne exécution des entreprises d'utilité publique. L'assemblée de la diète était à peu près au complet, ainsi que les commissaires du gouvernement. Manquaient ceux-là seulement dont le tempérament ne s'accordait pas avec les risques d'une traversée sur un courant d'eau. Le courant du Rhin, personne ne l'ignore, est rapide, bien fort, même violent à certaines heures, surtout quand dans les Alpes neiges et glaces fondent. Et le plancher des vaches, la terre ferme, inspire plus de confiance aux gens, députés ou non, qui n'ont pas le pied marin, qui suivent l'instinct de leur conservation comme première règle de conduite.
Au lieu d'un compte rendu officiel, dans la forme d'un procès-verbal, relatant les faits et gestes de notre honorable corporation du Landesausschuss, je préfère vous narrer plus simplement ma première excursion sur le fleuve avec les ingénieurs du service de la correction. Il est vrai, cette autre fois, le temps était moins favorable, le vendredi 23 septembre 1882. Le flot rapide nous emporte pressé, impétueux. Quelques coups de rames, et déjà nous passons sous le pont de Huningue. Bâle reste en arrière, bien loin, avec ses clochers et ses hautes berges. Près du pont de bateaux de Huningue, un pont en fer relie les chemins de fer du pays de Baden au réseau de l'Alsace-Lorraine, de Leopoldohe à Saint-Louis, afin de permettre les mouvements de troupes venant du lac de Constance et du Wurtemberg, sans violer le sol neutre de la Suisse. Tout près débouche aussi le canal du Rhône au Rhin, où des bateliers sont occupés à faire entrer des trains de bois de la Suisse et de la Forêt-Noire méridionale. Les pontons du pont sont en partie en bois, en partie en tôle. Ces derniers ne se réparent pas facilement. Aussi la pratique se prononce contre leur emploi. Pour les réparations à faire au pont, il y a un magasin à côté, avec le matériel nécessaire. Pour le service des avertis-
sements en temps de crue et de hautes eaux, l'administration a fait établir une ligne télégraphique. Le télégraphe met en rapport les bureaux des ingénieurs à Colmar et à Strasbourg avec les gardes des ponts et des digues, qui d'ailleurs communiquent entre eux au moyen du téléphone. Ainsi les flots menaçants ont beau monter vite et grossir fort, le téléphone et le télégraphe les devancent pour les avertissements. Ce qui laisse à désirer, c'est la défense des digues de hautes eaux par les habitants riverains, quand il y a menace de rupture. Ce service aurait besoin d'être organisé comme celui des sapeurs-pompiers en cas d'incendie. Aux
PO" DU R1I1N A BR 1 SAC Il
communes qui n'envoient pas leur contingent d'ouvriers pour veiller sur les digues aux moments de danger, l'État devrait à l'avenir refuser ses subventions. Une sorte de barrière, formée par des pieux en fer ou en bois, plantés en ligne oblique à partir du milieu du pont de bateaux, du côté de la rive gauche du Rhin, sert à abriter les pontons contre le courant quand la violence des crues trop fortes oblige à défaire le pont. Les trains de bois flotté qui doivent passer viennent aussi se garantir de ce côté dans une eau plus calme. Ici nous quittons la nacelle qui nous a amenés de Bàle, pour entrer dans le bateau du service des travaux du Rhin. Celui-ci constitue une embarcation mue par quatre rameurs, avec une cabine couverte au milieu, où nous sommes à l'abri de la pluie et du soleil. Plus de pluie pour le moment; mais le ciel reste couvert. Certes j'eusse préféré un temps clair et chaud à cette atmosphère morose. Seulement, quand on n'a pas ce que l'on
aime, il faut aimer ce que l'on a, au dire d'un proverbe connu. Suivant ce proverbe, nous faisons contre fortune bon cœur. D'ailleurs il en est du temps comme des gens en faisant la grimace, nous ne les rendons pas meilleurs. Mais quoi! pendant que le bateau file de toute la rapidité du courant, j'entends autour de moi, nous entendons comme le crépitement d'une grillade, quelque chose comme le bruit de la grêle contre les vitres. Nous avous beau lever les yeux et tendre l'oreille point de grêle dans l'air ni de rôti sur le gril! « Ce bruit, me dit un des ingénieurs, vient du mouvement des cailloux, qui déplace au fond de l'eau les bancs de gravier. Pour le moment, aucun de ces bancs n'est visible à la surface. Les hautes eaux les recouvrent tous. Vous ne les verrez reparaître et émerger qu'après la baisse du fleuve, plus loin, en avant des points où ils gisaient avant la crue. » Ils marchent donc ou s'avancent, et d'autant plus vite que le Rhin est plus fort. Leur frottement produit la boue qui trouble l'eau et la rend limoneuse. Par places, les galets, entraînés par la violence du courant, sautent par-dessus les ouvrages bas de la ligne de correction, par-dessus les barrages à l'entrée des anciens bras soumis au colmatage; barrages et ouvrages bas dépassent d'un mètre les bancs de gravier. La ligne de correction, établie au moyen de tunages en terre avec perrés, revêtements de pierres en talus, a un tracé artificiel destiné à fixer sur les deux rives le lit d'eaux moyennes. Elle coupe sur bien des points l'ancien thalweg, ligne de plus grande profondeur du cours d'eau.
En ce qui concerne les beautés du paysage, sur la rive alsacienne, plus basse et plus plate, la scène présente moins de variété que sur la rive badoise, plus acci dentée et plus montueuse. Petit-Kembs avec ses collines boisées, puis Bellingen, offrent de charmants sites. A Bellingen un rayon de soleil perce les nuages gris au moment où nous mettons pied à terre pour aller dîner.
A Challampé, pour livrer passage au canot des ingénieurs à travers le pont de bateaux, les gardiens et leurs aides détachent deux pontons accouplés, retenus par des chaînes. Le courant, toujours impétueux, enlève les deux pontons avec leur plancher. Ceux-ci se rangent au-dessous du pont. A travers la passe ouverte nous glissons lestement, non sans admirer l'adresse de nos rameurs, qui font filer notre légère embarcation par le milieu du chenal. Puis la manœuvre des crics ramène à leur place les pontons déplacés, mais avec lenteur, en leur faisant décrire un mouvement oblique. Quand le pont se referme, nous sommes loin.
Une pluie assez forte commence à tomber en vue de Vieux-Brisach, dont l'église apparaît plantée sur son rocher. Ce rocher provient d'anciennes éruptions volcaniques. Depuis l'apparition de l'homme, le Rhin, qui baigne sa base, a tour à tour passé sur ses deux versants. Les maisons de l'ancienne ville occupent aujourd'hui
son pourtour et le versant exposé au soleil, tourné vers le courant d'eau et entouré de beaux vignobles. La forteresse de Neuf-Brisach, plus basse, elle, n'est pas visible au niveau du fleuve. Voici le pont en fer de la ligne de Colmar à Fribourg, le troisième de son espèce sous lequel nous avons passé dans la joirnée. Quelques coups de rames, et nous abordons au pont de bateaux situé en aval, à l'entrée de la ville. Une averse battante nous engage à prendre gîte ici pour la nuit. Aux bateliers le soin d'attacher notre embarcation sur la rive. Nous traversons les rues
CASTORS DU RHIN.
avec parapluies déployés, sans rencontrer personne. On aurait dit que tout le ciel allait se fondre en eau.
L'éclaircie est venue pour la suite de notre navigation. Au matin nous rentrons dans le bateau en saluant un gai rayon de soleil, après une visite à la prise d'eau du canal de Colmar. Peu après encore, nous franchissons ou nous traversons *le pont de Markolsheim, comme nous avons fait pour les ponts de bateaux de la veille. Celui de Markolsheim tombe droit sur le Limburg. Le Limburg est un château ruiné, où la tradition locale place la naissance de l'empereur Rodolphe de Habsburg. Plusieurs autres ruines de la vallée du Rhin disputent au Limburg l'honneur d'avoir vu naître le fondateur de la maison d'Autriche.
« Rien de nouveau depuis la dernière inspection », viennent dire à leur chef les gardes du pont de Rhinau. Et nous passons avec hâte Au pont de Gerstheim, rien de particulier non plus. Et nous filons encore, avec le soleil en plein. Décidément
le beau temps est plus agréable que la pluie pour une navigation sur le Rhin en temps de crue. Sans peine ni fatigue, nous atteignons vers quatre heures de l'aprèsmidi le débouché de la Kraft, la branche de l'Ill qui se détache à Erstein. A deux kilomètres plus bas, la ferme d'Altenheim, Altenheimer Hof, se dégage derrière les arbres. Des groupes de soldats s'exercent à naviguer, dans le voisinage d'un nouveau fort élevé au bord du fleuve et masqué par des talus de gazon vert. N'étaient les fantassins qui montent la garde, coiffés du casque à pointe, sous la bouche des canons braqués sournoisement derrière les embrasures du rempart, rien ne ferait croire ici à l'existence d'un fort. Un autre fort se tient non loin de là sur la rive badoise. Tous deux appartiennent au système de défense de la place de Strasbourg. Des bois ferment l'horizon autour du fort d'Altenheim, mais la vue du Rhin y offre de magnifiques perspectives. La surface du fleuve, dont la largeur atteint maintenant 250 mètres, sans aucun banc de gravier qui émerge, apparaît plus tranquille, moins rapide. Par moments on la croirait unie comme un lac. Une petite nacelle, toute chargée de promeneurs, traverse le courant à côté de nous, filant avec légèreté. Dans le lointain, la flèche de la cathédrale de Strasbourg pointe dans le bleu du ciel. Vous ne vous figurez pas la variété présentée successivement par les mille combinaisons de l'eau du fleuve et des arbres de la forêt, à chaque bout de chemin. Avant la correction, les différents bras du Rhin, en temps de hautes eaux, présentaient ensemble, par places, une nappe de plusieurs kilomètres de largeur. Même aujourd'hui, sur les points où les anciens bras non encore comblés remontent à travers les forêts riveraines et s'ouvrent sur le chenal de la ligne de correction, la nappe liquide déploie de belles perspectives. Quelles magnifiques futaies de chênes et d'érables revêtent encore en partie les anciennes îles, envahies la plupart par d'épais fourrés, retraite des sangliers et des faisans! Sur les parties basses, les roseaux et les herbes disputent la terre au bois, quand d'inextricables fouillis d'épines ou de mûres sauvages ne prennent pas toute la place pour eux. Plusieurs de ces îles portent le nom caractéristique de Biberkopf et de Saulager (Tète-du-Castor et Gîte-des-Sangliers), entre autres près de Balzenheim. J'ai vu au musée d'histoire naturelle de Mayence un fort castor empaillé pris au bord du Rhin.
Sur le couronnement du perré de la ligne de correction, des ouvriers ont installé un chantier de saucissons. Oh! je ne vous parle pas de charcuterie. Il s'agit pour le moment de saucissons destinés à boucher les trous produits par l'affouillement des eaux à la base des travaux de correction. Ces affouillements creusent des trous de 8 à 10 mètres de profondeur, sur des longueurs plus ou moins étendues. Pour combler ces trous et arrêter l'érosion, afin de prévenir des glissements plus
considérables sur la rive, les ingénieurs du fleuve font couler dans la profondeur des engins en forme de boyaux longs de 2 à 4 mètres, et même de 10 mètres, suivant les besoins. Composée de branches de saules, l'enveloppe de ces boyaux est remplie, non pas de chair de porc ou de taureau finement hachée, mais de gravier menu ou de gros moellons. Chaque année, des provisions de fascines se font à l'avance, pour servir en cas de besoin. Si vous suivez attentivement la couronne des perrés sur la ligne de correction, en temps de basses eaux, vous remarquerez par places, particulièrement au point où le thalweg passant entre deux bancs de gravier vient toucher cette ligne, des lézardes plus ou moins profondes déchirer les revêtements de moellons. Le courant bat sur ces points la rive avec tant de force, que les perrés affouillés par la base se disloquent et risquent de s'effondrer si les fondations ne sont renforcées au plus vite au moyen de forts saucissons. Autrefois les saucissons à gravier avaient la préférence ils étaient plus fins. Aujourd'hui, pour avoir des matériaux plus résistants, on emploie davantage les garnitures de moellons.
Malgré le mauvais temps au départ, hier matin, et les fortes eaux du moment, nous arrivons parfaitement disposés dans le chenal du petit Rhin, où nous mettons pied à terre sur l'île des Épis, après avoir passé encore sous le pont du chemin de fer de Strasbourg à Kehl, que nous avons vu construire en 1860, et près duquel on peut encore voir l'ancien pont de bateaux.
XXXIV
SCÈNES ET PAYSAGES DES ILES.
Une autre fois donc nous descendrons le Rhin de Strasbourg à Lauterbourg. Avant de redescendre son cours, nous avons maintenant à le remonter, afin de décrire nos zigzags à travers le Sundgau par la forêt de la Hart. Dirai-je que, tout d'abord, j'ai voulu flâner encore dans les îles du fleuve, sous prétexte de chasse et de croquis. A courir trop vite, on n'apprend pas à connaître un pays à étudier. Le 24 septembre, de grand matin, le peintre Lix et moi, nous sommes allés surprendre au saut du lit, dans sa chasse de Plobsheim, notre ami Louis Schutzenberger, qui a fixé sur cent tableaux les scènes de la vie dans les îles du Rhin, si bien interprétées par son pinceau. Pour le moment le sympathique artiste a échangé sa palette contre son fusil, dans le domaine de la villa Finck. La villa Finck, bien connue des chasseurs de notre métropole alsacienne, est une simple
cabane de pêcheurs, flanquée d'un débit de boissons. A côté les locataires de la chasse environnante se sont ménagé un pied-à-terre dans une maisonnette à blanche façade, dont les hôtes s'installent chacun à sa guise pour le coucher, qui dans un hamac suspendu solidement, qui dans une paillasse bourrée de feuilles de maïs. S'il pleut longtemps, ou quand le froid devient trop intense, il y a un foyer pour se chauffer. Puis la mère Finck, cuisinière de l'endroit, tient dans sa cave un petit vin blanc, dont la bonne vieille déguste la provision plus souvent qu'il ne faudrait. Pour le vivre, les eaux tranquilles d'anciens bras du Rhin renferment toujours assez de poissons pour fournir une friture de choix ou une matelote soignée, tandis que le gibier de toutes espèces, à plume et à poil, ne manque pas aux bons tireurs. Sangliers et chevreuils, lièvres, loutres, blaireaux, vanneaux, perdrix et faisans, bécasses et pluviers se présentent d'euxmêmes à portée des chasseurs les plus novices, sans compter tous les canards en chair et en paroles que le premier amateur venu rapporte toujours de ces parties.
Le temps paraissait beau lors de notre arrivée. Au départ de Strasbourg, vers six heures du matin, des brouillards s'élevaient des prairies et des nappes d'eau. Pour le moment le soleil est chaud et promet de nous rester tout le jour, de l'avis de maître Finck, malgré quelques nuages tant soit peu suspects. Maître Finck, je dois vous le présenter, nous a fait un cordial accueil. Pêcheur de profession, et quand l'occasion s'y prête, enclin au braconnage, il a toujours l'œil au guet. Pas un être de la création, susceptible de remuer sous terre, dans l'eau ou au ciel, n'échappe à son regard d'épervier, alerte, fascinateur, constamment en éveil, comme à la recherche d'une proie.
Autant notre visite chez Schutzenberger était inattendue, autant l'accueil fut gracieux. Les chasseurs, encore au lit, faisaient la grasse matinée. Pendant qu'ils se sont mis sur pied, nous avons regardé par la fenêtre. Tiens, le temps, tout à l'heure au beau, se met à la pluie. Il pleut même assez fort pendant que nos hôtes s'habillent. Voici moins d'une heure que maître Finck nous a prédit du soleil pour toute la journée! Nous l'avons cru sur parole, prêtant foi à son expérience des influences locales. Un indigène des îles du Rhin, qui a grisonné au grand air et a passé cinquante années de sa vie à pêcher et à braconner, devrait se connaître en pronostics. Maintenant il nous soutient que la pluie pourra durer. Toutefois, pour faire un pied de nez aux pronostics, le vent tourne encore et la pluie cesse de nouveau. Un instant et nous avons le plus beau soleil du monde. Après un déjeuner rustique, Schutzenberger et ses chasseurs s'en vont lever les perdrix, afin de nous procurer un rôti pour le dîner. Lix et moi, nous nous faisons con-
LA CONSTRUCTION DU PONT DU RHIN A ILEIIL.
duire par le fils Finck sur le bras d'eau voisin, à l'intention de croquer dans nos carnets toutes sortes de motifs.
Ah! l'agréable promenade en bateau, sous bois. Pas n'est besoin de ramer sur cet ancien bras du Rhin aux capricieux détours. Une simple gaffe suffit pour nous conduire. Sur le point où ce chenal tortueux touche la villa Finck, une berge de 3 mètres d'élévation domine le niveau de l'eau. Quelle onde limpide, pure comme un cristal, sur un lit de gravier fin! Plusieurs bateaux sont amarrés au même point, avec des paniers de pêche en osier pour recevoir le poisson. Sur la rive, de -vieux saules au gros tronc noueux et d'autres saules en buissons. Tous ont un feuillage gris cendré. Plus à l'intérieur, des chênes, à la couronne puissante, dominent les taillis de bois blanc. Taillis et futaies, fourrés épineux, nappes d'eau, prés et champs cultivés dans les clairières alternent, offrant à tout moment un nouveau point de vue. Ajoutez le silence profond, un calme pénétrant, quelque chose de mystérieux, qui porte au recueillement dans la solitude. Pour le moment le Rhin est bas. Dans l'ancien bras du fleuve, où nous glissons entre des berges tour à tour nues ou boisées, exposées au soleil ou ombreuses, le courant reste assez faible. Par intervalles, des roseaux succèdent aux arbres, et leurs racines chevelues, pareilles à de longues barbes, tapissent les talus et pendent altérées vers le niveau de l'eau en retraite. Sur la tranche de la berge, les couches de limon compact ou sableux se montrent superposées en plaquettes minces, marquant autant de phases ou de périodes pour la formation des sédiments. Des herbes, des feuilles, des insectes s'enfouissent dans ces dépôts, fossiles de notre époque pour les âges à venir. Plus loin, des souches d'arbres morts sortent de l'eau, enveloppées d'algues et d'herbes, qui servent de refuge à des carpes centenaires.
Une demi-heure de cette navigation nous amène à l'embouchure de ce chenal dans le Rhin corrigé. La ligne de correcticn du fleuve est interrompue au débouché, dans la passe, afin de faciliter l'écoulement des eaux. Ces eaux proviennent toutes d'infiltrations, car le seuil en perré à l'entrée du chenal formé par un ancien bras fluvial se trouve à sec en amont.
Pendant que Lix dessine ses croquis des diverses opérations de la construction des digues, de la préparation et de la pose des clayonnages, de l'application des perrés en moellons sur les fascines pourries contre le corps de l'ouvrage, je suis descendu à la ferme d'Altenheim, en face du fort élevé près du kilomètre 115 de la ligne de correction. Une nouvelle maison de garde-digue est en construction sur ce point, à côté de la buvette installée à l'intention de la garnison du fort. Au fluviomètre, dont le 0 se trouve à 138m, 75 au-dessus du 0 d'Amsterdam, la hauteur du
Rhin est aujourd'hui, 24 septembre 1885, de 2m,60. En ce moment les bancs de gravier, couverts par les eaux lors de notre descente de Bàle à Strasbourg, émergent de distance en distance. Sur un de ces bancs une volée de vanneaux, cinquante au moins, au ventre noir, bat le rappel pour l'émigration et tourbillonne par moments au-dessus de ma tête. Le soleil piquant fort sur l'heure de midi, comme si un orage était imminent, je gagne le chemin sur la digue de hautes eaux. Cette digue touche presque la ligne de correction en ce point et croise, non loin du fort d'Altenheim, un large fossé fermé par une écluse à triple vanne, allant dans la direction de Strasbourg. Quelques fermes isolées étalent de loin en loin leurs murs blancs au milieu de la verdure. A la sortie de la passe, où je retrouve
ILES DU RHIN.
Lix, qui a terminé ses dessins, nous remontons dans le bateau. La largeur de cette passe atteint une vingtaine de mètres. Autant le fleuve est rapide, autant la nappe de son ancien bras paraît tranquille dans la direction de la villa Finck. Un pêcheur nous y rejoint, qui est allé chercher dans le pays de Bade, sur l'autre rive, un millier de carpeaux pour le repeuplement du canal du Rhône au Rhin, sous les auspices de la Société alsacienne de pisciculture. Plus loin vient une bande de canards domestiques, ces traîtres qui amènent sous le fusil du chasseur leurs congénères sauvages. Dans le bocage les oiseaux chanteurs se taisent à cause de la sieste de midi. A fleur d'eau, dans la berge, une tanière à loutre. Lentement notre bateau remonte le chenal ouvert comme un chemin sous bois, à travers la forêt et les fourrés de joncs, où le regretté Jundt a pris le motif d'une de ses plus charmantes compositions le tableau des jeunes filles épiant deux chevreuils dans une île du Rhin. La marche de l'embarcation est plus difficile à la remonte, à cause de la résistance du courant par places. Dans le
silence de la solitude, à chaque coup de gaffe donné par notre batelier, on entend le clapotis cadencé de l'eau contre les bords. Rentrés à point pour dîner, nous nous sommes remis à fouiller les fourrés dans l'après-midi, avec les chasseurs. Ceux-ci se plaignent de la rareté des lièvres, décimés l'été dernier par une épizootie qui a sévi dans toute la région du Rhin. Plus d'une fois, le père Finck a ramassé deux ou trois de ces rongeurs, morts côte à côte dans la même chènevière. Quelle maladie a fait de pareils ravages, je laisse à de plus savants le soin de le rechercher.
Le ciel, dégagé plusieurs heures durant, s'est couvert à nouveau, avec des coups de tonnerre lointains. Il fallut la chute d'une pluie abondante pour nous arrêter dans la poursuite des faisans. Trempés jusqu'à la peau, nous serrons la main de Schutzenberger avec l'intention de regagner le Rhin autour de Brisach. En effet, le lendemain matin, nous roulons en char à bancs sur la chaussée, entre la station de Neuf-Brisach et Geiswasser, vers Obersaasheim triste canton et terre maigre tout le long de cette route.
Non loin d'Obersaasheim, un moulin brûlé apparaît à côté d'un canal à sec. L'approfondissement progressif du lit du Rhin, par suite de la correction, enlève l'eau au canal des moulins inconvénient d'un grand travail d'utilité publique qui enlève aux meuniers leur pain. Derrière cette usine en ruines, la forêt pittoresque et verdoyante succède à la plaine aride. Un chemin de traverse, laissant la route bordée de noyers, conduit à Geiswasser, sous bois, en quelques instants. Nous nous retrouvons dans le périmètre des îles. En automne Geiswasser est un village charmant, caché sous le feuillage, sans rues, à l'abri des digues de hautes eaux, tout près du Rhin. Ses maisonnettes s'éparpillent sans plan tracé, sans ordre, chaque habitant construisant à sa guise, sans souci de l'alignement. Autour de la plupart s'étend un verger, enclos de haies, avec quantité d'arbres fruitiers. Les propriétaires cultivent leurs champs, pêchent dans les anciens bras du fleuve ou travaillent aux digues quand elles offrent du travail. Par la fenêtre entr'ouverte d'une maison, devant laquelle nous passons, nous entendons une famille dire le Bénédicité, avant de prendre son dîner! Tout en écoutant ces bonnes gens prier, nous marquons, quant à nous, les contrastes du paysage. Tout à l'heure nous avons eu autour de nous la plaine, unie, plate, à perte de vue, limitée à l'horizon par un rideau de forêts, que dominaient au loin les lignes bleuâtres du Kayserstuhl, le massif volcanique en arrière de Vieux-Brisach. Maintenant voic.i une sorte de rempart à talus, avec un chemin sur la crête, praticable aux voitures. D'une part s'étendent des champs cultivés; de l'autre, des massifs de bois en taillis, coupés de bras d'eau. Variés à l'infini, plus attachants les uns que
PAYSANS DES ILES DU RHIN. D'après une peinture de Jundt.
les autres, des points de vue à photographier se présentent en quantité à notre objectif.
Figurez-vous un large bras d'eau, toujours une ramification du Rhin d'autrefois, très profond en certains endroits, et assez bas par places pour être traversé à pied avec de grosses bottes. Tantôt l'eau est envahie par des roseaux et des hautes herbes, d'autres fois elle coule avec un léger murmure, à peine perceptible, sur du gravier menu, tandis que, derrière les arbres des îles voisines, le fleuve fait entendre un mugissement sonore. Partout la nappe liquide est d'une transparence extrême, claire comme du cristal, en ce moment du moins où le Rhin se tient bas. Des bancs de gravier blanc allongés tranchent sur le fond vert du rideau d'arbres au-dessus duquel montent encore les flancs du Kayserstuhl aux tons bleuâtres. Ces arbres, qui occupent les surfaces émergées, se composent d'essences tendres des aunes, des ormes, des saules de toute espèce, formant d'inextricables fourrés, avec des buissons épineux, où les sangliers cachent leurs bauges. Du côté de la rive se dessinent des bouquets de peupliers, accompagnés de chênes et d'érables, mais en quantité moindre, au milieu des broussailles de troène, de bourdaine et de fusain. Dans les parties basses, les roseaux et les joncs disputent la terre au bois. Autour des arbres les plus hauts montent et s'enroulent le houblon sauvage et d'autres plantes grimpantes qui suspendent leurs capricieuses volutes aux branchages. Au niveau de la partie profonde du bras d'eau, deux barques sont amarrées ensemble, d'un effet ravissant sous la lumière adoucie d'un jour d'automne d'une sérénité parfaite. Un coq chante dans le voisinage et décèle la présence d'habitations humaines à proximité.
Effectivement des fermes isolées se trouvent de ce côté, comme dans toute la zone des îles. Les fermiers cultivent avec un soin particulier de grandes houblonnières, aux hautes perches. Chaque domaine a son nom propre. Entre les villages de Geiswasser et de Vogelgrün je relève ceux de l'Ochsenkopf, du Kalberkopf, du Weissdorn. Plus loin, sur la droite de la digue de hautes eaux, est une redoute en terre à la lisière du bois. Vogelgrün se dérobe derrière ses verger, où les maisons basses semblent jouer à cache-cache au milieu des jardins. Biesheim, village plus gros au delà de Neuf-Brisach, sur la route du Rhin, a ses jardins alignés derrière un mur très long, tout droit, percé d'une multitude de portes ouvrant sur chaque parcelle. Beaucoup de juifs y demeurent, exerçant le métier de marchands de bestiaux et d'immeubles, une plaie pour les paysans. Un quartier de Biesheim touche le Giessen, ancien bras du Rhin encore profond, renommé pour ses poissons et ses écrevisses. Avant d'y arriver, vous voyez à la croisée de la route le monument de Beaupuy, élevé à la mémoire du général de ce nom par
LE BÉNÉDICITÉ.
D'après une peinture de Brion.
l'armée du Rhin. C'est un cénotaphe en style antique, de construction massive, pareil au monument de Desaix, près du pont de Kehl. Il rappelle les tombeaux de la campagne de Rome. Le général de Beauchartie de Beaupuy a été tué le 19 octobre par un boulet de canon près d'Emmendingen, sur le territoire badois, en couvrant le défilé du Hœllenthal lors de la retraite de Moreau. XXXV
LE TERRITOIRE DE LA HART.
Entre le Rhin et l'Ill, le territoire aride allant des collines du Sundgau au Ried, depuis Blotzheim et Huningue jusqu'à la limite départementale entre la Haute et la Basse-Alsace, forme la Hart. Hart, en vieil allemand, désigne une forêt ou une région boisée, s'écrivant aussi indifféremment Haardt, Hard ou Harth, suivant les variantes d'une orthographe mal fixée dans l'origine. A côté du terme générique appliqué à toute la contrée boisée autrefois, nous avons les Hart locales, restreintes à une banlieue ou à une région déterminée Reinhart, Speshart, Rueschenhart, Heitererhart en offrent des exemples. La dénomination a survécu au bois dans beaucoup de localités, car les progrès de la population et le besoin de subsistances plus abondantes que le simple produit de la chasse ont amené le défrichement graduel de toutes les terres susceptibles de se prêter à une culture plus rémunératrice que les forêts.
Actuellement la forêt de la Hart constitue encore un massif d'un seul tenant de hectares environ de superficie, sur une longueur de 32 kilomètres et une largeur de 2 à 12. Dans la moitié de sa longueur elle est traversée par le canal du Rhône au Rhin, du nord au sud entre Münchhausen et l'île Napoléon, d'où se détache, dans la direction de l'ouest à l'est, le canal ou l'embranchement de Huningue. Elle confine, dans son pourtour, aux banlieues de 23 communes, dont les terrains arables avoisinant la forêt s'appellent Hartfeld ou Campagne de la Hart. A vrai dire, le peuple des campagnes applique le nom de Hart à tout l'ensemble des cantons d'Ensisheim et de Habsheim, partiellement à ceux de Landser et de Huningue, dont ces communes ressortissent et qui conserve ainsi le caractère d'une véritable division géographique. Le massif du Kastenwald, du côté de Brisach, et les bois moins étendus situés dans l'intervalle sont autant de restes de l'ancienne Hart primitive, rebelles au défrichement. Il s'en faut que les bois de la Hart soient aussi beaux que ceux de la forêt de Haguenau et surtout des monta-
FORÊT DE LA IIART.
gnes. Leurs essenc.es dominantes sont le chêne et le charme. Au commencement du siècle dernier, les coupes et les ventes y étaient réglées à « la quantité de 600 arpents demi-futaie de l'âge de cinquante-deux ans de recrû pour chaque an ». Dans les derniers temps l'aménagement a été réduit à des révolutions de trentecinq ans. Aussi la demi-futaie tend à disparaître pour faire place au taillis simple. La mauvaise réussite, l'irrégularité du repeuplement laissent surgir, à la place des arbres coupés, des broussailles dont la verdure exubérante peut tromper l'œil du passant, sans faire illusion au forestier attentif. Ces broussailles en taillis ne dépassent pas 8 à 10 mètres d'élévation. Là où les chênes arrivent à l'état de futaie, ils dépassent à peine le taillis environnant de demi-hauteur, la végétation maladive de ces chênes, la quantité de branches mortes, la pauvreté de leur feuillage font pitié. Si la hache et la cognée ne se hâtent d'abattre ces arbres en temps voulu, la pourriture les gagne au cœur et diminue la valeur du bois. Peut-être vaudrait-il mieux renoncer ici à l'exploitation du chêne en futaie pour de simples taillis de charmes, si le pays vignoble ne venait demander à la Hart ses provisions d'échalas en chêne. Toute culture, pour donner son maximum de rendement, doit s'adapter le mieux possible aux conditions naturelles de sol et de climat. Le choix des essences forestières demande à être en harmonie avec ces conditions. Pourquoi les chênes de la Hart et du Kastenwald ne grandissent-ils pas comme ailleurs? Par la simple raison que leur sol trop maigre ne leur donne pas une nourriture suffisante pour prospérer et vivre longtemps. Arrivées à un certain âge, les racines sont arrêtées par les cailloux réunis en un poudingue compact, où la terre meuble manque. La terre végétale à la surface du sol forme seulement une couche mince, où les cultures arables ne réussissent pas du tout, où l'humidité manque également. On a voulu convertir en prairies la majeure partie de la forêt. Ce projet ne saurait donner de bons résultats s'il était réalisé un jour. Au lieu de continuer les défrichements, déjà trop avancés, il faudrait au contraire reboiser et transformer en prés, au moyen d'irrig.ations prises sur le Rhin, une partie des terres en blé. Une visite dans une ferme de la région mettra le fait en évidence. Constatons que, malgré son aridité et son dénuement, le territoire de la forêt de la Hart a donné à l'État un revenu net annuel d'un demi-million de francs pendant les dix dernières années du régime français, sans compter le bois mort fourni aux ménages pauvres des localités environnantes. Puis la forêt abrite Mulhouse, la ville et la plaine, contre les vents desséchants ou froids du nord-est. Enfin les gastronomes apprécient la truffe récoltée dans ses clairières, autour des chênes. La truffe de la Hart n'acquiert peut-être pas l'arome propre aux produits de choix du Périgord. Elle remplace souvent ceux-ci comme succédanée, ou l'une et l'autre
variété se trouvent associées par des mariages de raison, dont pâtissiers et maîtres d'hôtel ont le secret. Déjà le topographe Ichtersheim mentionne l'expédition de cette délicatesse bien loin en Allemagne et même en France, dès le xvne siècle, en signalant une petite montagne près d'Orschwihr, sur laquelle se trouvait alors une
chapelle consacrée à sainte Polona, comme ayant la réputation de donner les meilleures truffes de la contrée. Pendant les mois de septembre et d'octobre, les habitants des villages de la Hart se livrent activement à la recherche de ce produit. Comme les règlements défendent l'introduction des porcs dans la forêt, les truffiers de profession dressent les chiens pour les aider à la tâche. Afin de ménager leur odorat et de conserver à leur flair la finesse, la subtilité et la sûreté nécessaires à leur emploi spécial, les chiens élevés à cette fin sont tenus enfermés jusqu'à la saison de la récolte. On emploie de préférence des caniches et des roquets, qui se montrent
CHERCHEUR DE TRUFFES.
intelligents et empressés dans cet office. Ils ne dévorent pas les truffes déterrées, comme font les porcs. Ceux-ci travaillent plus pour eux que pour leur maître. Douées d'un arome moins pénétrant et moins intense que celles du midi de la France, nos truffes de la Hart sont aussi moins colorées. Les espèces diffèrent considérablement, leur prix aussi. A entendre les gastronomes, les truffes des bois de chêne du Haut-Rhin ont plus de goût que leurs congénères des environs de Strasbourg.
XXXYI
ENSISHEIM ET LA PRISON CENTRALE.
Non loin de la Hart, sur les bords de l'Ill, les malfaiteurs du pays se rencontrent tous dans la maison centrale d'Ensisheim. Ensisheim est une petite ville rurale, ancien siège de la régence d'Autriche et du Conseil souverain d'Alsace, réduite au rôle de modeste chef-lieu de canton. Sur une population de 3 206 habitants, recensés le 1 er décembre il y avait alors 77 militaires et 800 détenus condamnés soit aux travaux forcés, soit à la détention simple. La maison centrale de force et de correction, pour l'appeler par son nom officiel, a reçu dans le courant de l'année dernière hommes et en a libéré 238, qualifiés de Zuchthausstràflinge. Ce mouvement représente la marche de la criminalité en Alsace-Lorraine, à condition d'ajouter à l'effectif masculin détenu à Ensisheim le nombre de femmes enfermées dans les mêmes conditions dans la maison de force de Haguenau, à raison de 36 entrées contre 38 sorties, pour personnes enfermées.
Triste et lamentable statistique que celle de la pénalité Comment s'y soustraire pourtant quand, comme à l'approche d'Ensisheim, le regard est retenu involontairement par les constructions de la prison, dont la masse imposante domine tout l'ensemble de la ville? A l'entrée, derrière une lisière de vignes et de jardins, se présentent d'abord les restes d'une double enceinte fortifiée, avec de larges fossés et des tours. Au pied des murs, en partie renversés et qui n'atteignent plus nulle part leur hauteur primitive, passe le canal du Quatelbach, dérivé de l'Ill. Le lit même de l'Ill est à sec pour le moment, ainsi que le canal des Douze-Moulins, dérivation de la Thur. Du haut des anciens remparts, ou de la flèche de l'église paroissiale, la vue s'étend à la fois sur la chaîne des Vosges et sur les montagnes de la ForêtNoire. Une quantité de maisons gothiques et de la renaissance allemande fixe l'attention dans la rue principale, au voisinage de l'hôtel de ville. Plusieurs de ces habitations bourgeoises sont ornées de gracieuses tourelles en encorbellement, entre autres la brasserie Schmidt et l'hôtel de la Couronne. La tourelle de l'hôtel de la Couronne, où logea Turenne la veille de la bataille de Turckheim, s'appuie sur une demi-colonne conique appliquée contre la façade principale. Elle a des fenêtres gothiques aux deux étages, et, au-dessus de la porte d'entrée, ouverte entre des pilastres ioniques, la date MDCIX. Sous l'encorbellement de la brasserie Schmidt, ancienne commanderie de Saint-Jean, du commencement du xvie siècle, en style gothique, deux médaillons représentent la figure d'un empereur et de son héritier.
D'autres bâtiments encore offrent des tourelles avec escaliers tournants ou des croisées en bois sculpté. De tous côtés, des pignons hauts se dressent sur la rue.
ANCIENNE MAISON A EKS!8ffE!M.
Dans la rue des Moulins, les murs d'une jolie maison gothique sont atteints de boulets en pierre, dont plusieurs gisent à terre dais un jardin voisin. L'église paroissiale, spacieuse, voûtée et à ogives, est de date moderne et légèrement construite.
Beaucoup plus ancien, l'hôtel de ville remonte à la première moitié du xvie siècle. Il a servi de palais à la régence d'Autriche et se compose de deux étages séparés par une puissante frise. La façade principale, tournée vers la grande rue, est divisée en quatre parties, au moyen de contreforts appliqués à plat verticalement. En arrière, sur la place du Marché, se détache une aile latérale à angle droit, ornée d'une tourelle, avec l'inévitable escalier tournant pour monter à l'étage supérieur. Tout le devant de cet étage repose sur un vestibule à jour, percé sur trois côtés de larges baies et dont les voûtes reposent à l'intérieur sur deux piliers massifs, l'un carré, l'autre cylindrique, ornés également de colonnettes à chapiteaux de feuillage engagés dans la masse. Des arcs à nervures prismatiques partent
AÉROL1THE TOMBÉ A ËJNSJ SH JS IM.
de ces piliers, en se croisant à la voûte, afin de s'appuyer par leur extrémité opposée sur les piliers qui séparent les ouvertures extérieures. Les fenêtres de l'étage principal s'ouvrent largement, à trois baies, celle du milieu plus élevée que les deux autres. Toutes sont entourées de nervures prismatiques comme au Kaufhaus de Colmar. Une de ces fenêtres donne sur un balcon avec balustrade en fer, appliquée à une date postérieure. A côté se trouve une clochette pour les publications. De forme octogone, la tourelle de
l'escalier a un portail décoré de colonnes cannelées et de médaillons d'empereurs romains. L'étage principal, vu à l'intérieur, paraît avoir présenté dans l'origine deux grandes salles, affectées l'une et l'autre, avec quelques dépendances, aux deux chambres de la régence. Plus tard, l'une d'entre elles a été divisée en plusieurs pièces pour les besoins actuels des services de la mairie. On y voit sur un mur un groupe doré représentant la Justice avec les yeux bandés. Celle de ces salles qui reste intacte est d'une ampleur majestueuse, décorée de colonnettes sculptées symétriques, mais non pas semblables, qui supportent l'entablement des fenêtres et s'écartent du mur à l'intérieur. Elle a été restaurée en et ornée de boiseries, par ordre du maréchal de Manteuffel, alors statthalter impérial de l'Alsace-Lorraine, qui manifesta son plaisir d'y voir sur les murs l'aigle de l'ancien empire allemand. Murs et plafond sont maintenant repeints à neuf, ainsi que les voûtes du vestibule du bas. Des cartouches disposés à l'intersection des poutrages portent les armes des villes de l'ancienne Décapole. Au-dessus de la porte de la grande salle, un écusson montre les armes
d'Ensisheim avec l'aigle autrichienne d'autrefois à côté de l'aigle allemande à deux
PALAIS DU CONSEIL SOUVERAIN A ENS 1 S HEDI.
têtes de l'empire nouveau. Les vitres des fenêtres sont rondes, suivant l'ancien modèle gothique. Dans les arcades, sous les baies ogivales du vestibule, sont ten-
dues de fortes chaînes, fixées contre des barres de fer. Les pilastres extérieurs, faisant service de contreforts, portent au dehors du vestibule des chapiteaux fleuronnés. Ceux-ci, arrivés à la hauteur des arcades, se continuent en formant des cadres jusqu'au niveau ou à la rencontre du grand entablement, qui supporte les croisées de l'étage supérieur. Les pilastres de cet étage sont plus simples, à cannelures, sans chapiteaux, coupés en haut par un entablement plus faible, superposé aux fenêtres pour se continuer jusqu'à la corniche du toit. Sauf quelques détails gothiques, l'ensemble de l'édifice manifeste le style de la renaissance allemande caractère qui répond parfaitement à la date de 1535 ciselée sur plusieurs points dans la pierre de taille.
Mentionné pour la première fois dans une charte de l'année 768, Ensisheim est désigné dans un titre de 823 sous le nom d'Einsigesheim, écrit Einsiclesheim dans un autre document. Sous la domination autrichienne, la ville fut le chef-lieu du landgraviat de la Haute-Alsace et le siège de l'administration de la régence établie en 1431, dont la juridiction s'étendait aux deux Brisgau, au Schwarzwald et aux quatre Waldstaedte suisses. Regenten und Raten unseres Régiments im obern Edsccss zu Ennsiszheim, dit un acte de 1522, cité par Stoffel dans son Topographisches Wôrterbuch des Ober Elsasses. Les comtes de Habsburg ont construit sur son territoire le château de Kœnigsburg, dont il ne reste plus trace aujourd'hui. Entre autres droits, la ville jouissait de la faculté de battre monnaie. En 1469, les appels de sa cour de justice étaient portés en Flandre, à Malines, puis à Musbruck, dans le Tyrol et à la Chambre impériale de Spire. S'étant soulevée contre Charles le Téméraire, le lieutenant du duc de Bourgogne, Pierre de Hagenbach, connu pour ses atrocités, essaya en vain de la surprendre en 1474. Pendant la guerre de Trente Ans elle fut prise et pillée trois fois. Cédée à la France par le traité de Westphalie, Ensisheim devint de à 1674 le siège du Conseil souverain d'Alsace.
L'histoire du Conseil souverain d'Alsace a été écrite par deux magistrats de la Cour d'appel de Colmar, MM. de Neyremand et Pillot. Lorsque l'archiduc Ferdinand d'Autriche, frère de Charles-Quint, fut chargé par l'empereur du gouvernement des possessions antérieures, vorder cesterreichischen Lande, il organisa la régence sur de nouvelles bases, avec deux chambres, l'une plus particulièrement chargée de rendre la justice, l'autre instituée pour l'administration financière. Après la rectification du traité de Munster, le roi de France établit en 1649 à Brisach, qui faisait alors partie de sa conquête, quoique sur la rive droite du Rhin, « une chambre royale et souveraine au lieu et place de la régence d'Autriche, cidevant séante à Ensisheim » Cette institution fonctionna malgré des difficultés
multiples jusqu'en 1657. Annexées à contre-cœur, la noblesse d'Alsace, les villes impériales et la masse de la population continuèrent à soumettre, pendant des années, la solution de leurs litiges à la chambre impériale de Spire, au lieu de s'adresser aux magistrats français. Le roi de France, décidé à conserver et à étendre sa conquête, mais désireux de ne pas froisser inutilement ses nouveaux sujets,
SALLE DU CONSEIL A ENSISHEIM.
comprenant d'ailleurs que les habitudes locales se ploieraient plus facilement à d'inévitables changements si les nouvelles institutions fonctionnaient au siège des institutions disparues, Louis XIV remplaça la chambre royale de Brisach par un Conseil souverain. Ce conseil, organisé en vertu d'un édit de 1657, était formellement invité à procéder « en la forme et manière que faisait la régence autrichienne et conformément aux lois et ordonnances des empereurs et archiducs, coutumes et privilèges généraux et particuliers des lieux sans aucune innovation ». Par une lettre datée de Metz, le 22 septembre, et dont nous avons l'original aux archives de la préfecture de Colmar, le grand roi invite l'évêque de Bâle à assister à l'ouverture
du Conseil souverain au jour fixé par « le sieur Colbert, intendant de la justice et finances audit pays ». L'Autriche et ses adhérents continuèrent malgré cela à susciter encore longtemps sous main mille difficultés. Aussi bien le Conseil souverain put être installé seulement le 4 novembre dans sa nouvelle résidence. Malgré l'invitation du roi, l'évêque de Bâle, Conrad de Roggenbach, se contenta, en sa qualité de prince du Saint-Empire, de déléguer à la solennité l'abbé de Lucelle. Celui-ci, après avoir harangué la cour et célébré la messe du Saint-Esprit, dut prendre, en sa qualité de membre de la corporation, le rang d'un simple conseiller à la cérémonie civile, où de fait l'évêque ne fut pas représenté. Cette dernière cérémonie eut lieu à la maison de la noblesse de la Haute-Alsace, le palais de la régence se trouvant en trop mauvais état. Plus tard, après le traité de Ryswyck, le Conseil souverain d'Alsace fut transféré à Colmar, où il a été remplacé depuis par la Cour d'appel, encore en fonction.
XXXVII
DISSERTATION ARCHÉOLOGIQUE SUR L'ÉGLISE D'OTTMARSHEIM.
Journée employée à voir les prairies du domaine de Hombourg et à visiter la vieille église d'Ottmarsheim. Le projet de canal d'irrigation de la Hart nous oblige à prouver l'utilisabilité des eaux du Rhin pour la création des prairies. Chemin faisant, nous avons occasion de varier notre entretien par une dissertation archéologique sur l'église d'Ottmarsheim. Tout d'abord, la route de Colmar à Mulhouse, que nous gagnons depuis la ferme d'Adolsheim, ferme que les Rudolf, actuellement représentés par quatre générations, exploitent avec tant de compétence, nous conduit à Battenheim, gros village où les Rudolf ont une succursale et dont les maisons blanches dressent leurs pignons des deux côtés du chemin. Non loin de là, au bord de la même route, s'élève un obélisque ou une aiguille en pierres de taille, haute de dix mètres, avec l'inscription Terme méridional d'une base de 19045 mètres nzesurée sous le règne de Napoléon I0T, empereur des Français, pour servir à la cirte de l'Helvétie et à la détermination de ta grandeur et de la figure cLe Lcc terre. Août MDCCCIV. Un écusson portant l'effigie du roi de Rome sculptée sur une des faces de l'aiguille a été brisé par les Autrichiens lors de l'invasion de 1813.'Après le passage du canal du Rhône au Rhin, à l'île Napoléon, le regard se porte sur les coteaux de Rixheim, formés en terrasse à pente douce d'un niveau uniforme et revêtus de beaux vignobles. Dans la plaine à leur
base exploitée à la charrue, les lapins, immigrés dans les bois de la Hart, renouvellent les dégâts reprochés ailleurs aux lièvres. Le sarrasin, banni des bonnes terres, couvre les sols maigres et arides le long de la forêt. Cette forêt de la Hart,
QUATRE GÉNÉRATIONS DE CULTIVATEURS ALSACIENS LES RUDOLF.
nous l'avons déjà constaté, ne compte pas parmi les plus riches du pays. Par-ci parlà, quelques baliveaux passables de charme ou de chêne élèvent leur couronne au-dessus du taillis, sans attester pourtant toute la vigueur désirable. A la sortie de la forêt, où la route et le canal s'avancent en ligne droite, tirés au cordeau,
apparaissent Hombourg et Ottmarsheim. Hombourg montre dans sa banlieue une bande de terre meilleure que le sol de gravier. Ottmarsheim détache son église blanche sur le fond brumeux du ciel, bordé par un rideau de peupliers indiquant le cours du Rhin, que domine le massif du Blauen, au-dessus des coteaux calcaires où pousse le vin du Margraviat.
Plusieurs antiquaires ont cru reconnaître dans la vieille église d'Ottmarsheim un temple gallo-romain consacré à Mars. Suivant leur avis, le nom de ce dieu se trouve fondu dans Ottmarsheim Quelques-uns, entraînés plus loin par leur imagination, ont mêlé au même nom Othon, pour accoucher de la phrase latine Othonis Martis templum. Malheureusement pour ces étymologies ingénieuses, outre qu'elles ne répondent pas à un latin correct, elles sont encore démenties par des faits historiques incontestés. En effet, le fondateur de l'abbaye de Saint-Gall, en Suisse, qui s'appelait Ottmar, possédait ici au vm° siècle des terres et des droits considérables, par suite de quoi la localité a pris le nom de son domaine. Ce que nous constatons en entrant dans l'église, c'est que l'édifice a la figure d'un octogone inscrit entre les murs internes, avec une galerie voûtée semblable aux bas-côtés d'une cathédrale en miniature, entre ses piliers et les murailles d'enceinte. Une seule porte donne accès dans l'intérieur par une sorte de vestibule ou pronaos ouvert à l'occident. Le circuit extérieur de l'église, de forme octogonale également, mesure 64 mètres. Des escaliers pratiqués dans l'épaisseur même du mur conduisent dans une galerie octogone à l'étage supérieur. Cette galerie s'ouvre sur l'église par huit grands arcs à plein cintre hauts de 7 mètres. Dans chaque arcade il y a deux colonnes, dont l'entablement supporte deux colonnettes plus petites. D'un effet bizarre, cet assemblage de colonnes ne repose pas sur une base générale, sur un stylobate. L'intervalle entre les colonnes atteint un mètre. Elles ont 35 centimètres d'épaisseur au milieu. En face de l'entrée, vous apercevez une espèce de niche, qui se répète au premier étage. Deux autres niches existent au maître-autel, dont l'une sert encore de chapelle; l'autre a servi autrefois de communication avec la salle du chapitre du couvent voisin. Au-dessus des arcs supérieurs s'arrondit une coupole élevée avec des proportions bien prises. De petites fenêtres, qui communiquent aux combles de la voûte, s.'ouvrent intérieurement sur l'église.
Schœpflin et Sébastien Munster parlent d'une statue de Mars placée dans l'église d'Ottmarsheim. Cette statue, provenant du temple primitif, avait été enlevée par ordre d'un ancien curé de la paroisse, d'après la tradition locale. Dans ses Antiquités de l'Alsace, Philippe de Golbéry discute le point où devait être placée la (statue et admet la transformation du temple païen en église chrétienne. Pourtant,
ajoute-t-il, « on ne peut se dissimuler que les trente-deux colonnes ne ressemblent en rien à celles du paganisme, que d'ailleurs on en ornait les péristyles et non
INTÉRIEUR DE L'ÉGLISE D 0 T T M A R S II E I M
point l'intérieur ». Le savant archéologue n'a pas pu se dissimuler non plus que la forme octogone de l'édifice, considérée comme un caractère de temple gallo-romain, permet un rapprochement avec plusieurs églises du temps de Charlemagne, notam-
ment avec la chapelle du couronnement à Aix-la-Chapelle. A l'époque de la visite .de Golbéry vers 1820, une voûte se détachait de l'édifice, menaçant d'écraser dans sa chute tout l'étage inférieur. Depuis, les réparations nécessaires ont été faites, et l'église d'Ottmarsheim se trouve en bon état d'entretien. Le dehors, nous l'avons vu, présente aussi une forme octogonale; mais l'octogone intérieur est beaucoup plus élevé. Sa corniche est entourée de festons semblables à ceux de l'architecture lombarde ou romane. Je n'oserais pas affirmer que ce genre d'ornement marque une transition susceptible de justifier l'opinion de Schoepflin, que le temple supposé a été bâti par un habile architecte des derniers temps de l'empire romain. Si l'édifice a été comparé au temple octogone de Dioclétien à Spalatro, le christianisme a également admis de bonne heure la construction de vraies églises, non seulement de simples baptistères, en forme de coupoles appuyées sur des colonnes avec un pourtour plus bas. Telles sont à Rome les églises Santo Stefano Rotondo et Santa Costanza. A Ravenne, l'église San Vitale, construite sous Justinien au vie siècle, est aussi un magnifique octogone dans le même style, où toutefois les huit grands arcs de l'espace du milieu ne reposent plus sur des colonnes, mais surdes piliers.
L'église d'Ottmarsheim ressemble le plus à celle de Notre-Dame à Aix-laChapelle, bâtie par ordre de Charlemagne, de à 804, avec cette différence que le plan de la dernière présente un octogone inscrit dans un pourtour polygonal de seize côtés; que les piliers se composent là de doubles pilastres aux deux étages et non seulement dans le haut. Peut-être l'église en octogone d'Aix-la-Chapelle, où les escaliers pour arriver à l'étage supérieur se trouvent à côté de la tour d'entrée, au lieu d'être ménagés dans ses murs, éveille plus de réminiscences romaines que le monument d'Ottmarsheim, dont le mur extérieur reste dépourvu d'ornementation, tandis que dans l'édifice de Charlemagne il porte des pilastres corinthiens, de grandes fenêtres et des poutrages dans le goût antique. Dans une dissertation publiée en 1844 à Bâle, dans les Mittheilungen der Gesellscha ft filr vaterlândische Alterthiimer, le Dr Burckhard, après une étude approfondie de tous les détails de la construction, arrive à conclure que l'église d'Ottmarsheim date seulement de la première moitié du xie siècle, après la fondation du couvent de femmes établi dans la localité. C'est le vieux géographe Sébastien Munster, dont la cosmographie a été écrite vers 1550, qui a provoqué l'idée du temple de Mars, quand il dit Diss Othmarsen soll also genendt sein von dem Abgott Mars, der ein Tempel da gehabt und an dem 01't verehrt worden, wie sein Bildniss, so in kurzer Zeit noch vorhanden, gewesen, Anzeigung gebenhat. Dieser Tempel so rund, wird jetzo tor die Pfarrkirche gebrauchet und ist wol zu sehen « Cet Ottmarsheim doit être nommé ainsi du faux
dieu Mars, qui avait ici un temple et a été adoré dans la localité, comme en témoigne sa statue encore présente récemment. Ce temple si rond sert maintenant d'église paroissiale et est curieux à voir. » Pareille opinion n'aurait jamais trouvé de crédit si les premiers écrivains dont elle émane avaient eu plus d'esprit critique ou moins de naïveté.
Hombourg touche la banlieue d'Ottmarsheim. Une fois la moisson faite, au mois d'août, par les journées ensoleillées, les villages de la Hart ressemblent à des ksour sahariens, tellement le sol devient calciné et nu sous l'effet de la sécheresse. En y regardant bien, à la sortie d'Ottmarsheim, quelques vignes, derrière les maisons, et les peupliers verts des bords du Rhin font contraste avec l'aridité générale, comme quand une oasis décèle, dans le voisinage, des sources d'eau vive. Ainsi que dans la plupart des localités de cette zone du Rhin, les murs de clôture des jardins sont bâtis en gros cailloux arrondis, disposés par assises horizontales ces cailloux sont employés aussi dans les constructions, faute de matériaux meilleurs. A part l'exploitation d'une tuilerie, tous les habitants d'Ottmarsheim s'occupent d'agriculture. Ils étaient au nombre de 934 avant l'annexion allemande. Au lieu d'augmenter, ce nombre s'est réduit à 860 lors du dénombrement de 1880. Pour le village de Hombourg, la diminution a été de D43 à 426 dans le même laps de temps.
XXXVIII
MULHOUSE CAPITALE INDUSTRIELLE DE L'ALSACE.
A la lisière de la Hart, nous trouvons Mulhouse, principal centre manufacturier du pays, situé à l'entrée du Sundgau alsacien. En descendant du chemin de fer, on aperçoit devant la station, de l'autre côté de l'ancien bassin du canal du Rhône-auRhin, en arrière et au-dessus des maisons du nouveau quartier de la ville, les flèches élancées du temple allemand et d'une église gothique, perdues ordinairement dans la brume formée par la fumée d'innombrables cheminées d'usines. Une grande activité règne partout dans les rues, en contraste avec le calme paisible des petites communes rurales que nous venons de parcourir. Peu de monuments anciens y attirent le regard, et la plupart des édifices modernes paraissent au service de l'industrie ou du commerce. Signalons parmi ceux-ci l'hôtel de la Bourse et de la Société industrielle, le nouveau musée et les écoles techniques; le vieil hôtel de ville et des restes de tours au nombre de ceux-là. Ici ce qui inté-
resse le plus, ce sont les fabriques diverses, les institutions ouvrières, les laboratoires où la science appliquée au travail des tissus atteint un degré de perfection dépassé nulle part ailleurs. Mulhouse est ainsi une ville de progrès à tous les points ûe vue, dont les établissements et la richesse ne cessent de s'accroître, dont la population augmente à mesure de sa prospérité. Cette population laborieuse et patriote, énergique comme pas une autre, tenace dans ses volontés, venue la dernière au sein de la nation française, dans son dialecte allemand affirme pour la France un attachement jaloux, sans égal dans le reste du pays des deux côtés des Vosges.
Parcourez-vous les rues, le matin entre 5 et 6 heures, au moment où les ateliers vont s'ouvrir, vous voyez aller et venir, dans toutes les directions, des groupes d'ouvriers et d'ouvrières regagnant leur fabrique. Les uns arrivent de la campagne, d'autres de la cité par la chaussée de Dornach, d'autres encore par trains spéciaux du chemin de fer de plusieurs lieues de distance des villages éloignés. A cette heure matinale, la ville présente un aspect à part, différent de celui qu'elle aura au milieu du jour. Point de boutique ouverte ni de tramway en mouvement par conséquent point de bruit. Une atmosphère plus sereine, purifiée par la nuit, enveloppe encore la place. Si vous montez au Rebberg, dont les versants inférieurs sont occupés par les villas et les jardins des familles riches, la transparence de l'air à ce moment constraste avec la buée produite par les cheminées de cinquante usines. Pendant tout le jour la vue sera troublée par un nuage de fumée plus ou moins épaisse. Debout devant la grille d'une fabrique de tissus imprimés, je constate la bonne mine des travailleurs qui entrent. Les hommes, en blouse ou en veste, coiffés de casquettes, n'ont pas la tenue débraillée, si pénible à voir dans les quartiers industrieux de Berlin. Les filles, mises avec décence, peut-être même avec un peu de coquetterie, portent au bras une corbeille contenant le déjeuner et un tricot, dont elles font mouvoir les aiguilles, tout en marchant d'un pas alerte. Cette population ouvrière n'est pas misérable. Le bien-être général a fait depuis un demi-siècle de notables progrès. Je suis heureux de le constater positivement. Ville ouverte, débarrassée de la ceinture trop étroite de ses anciens remparts, Mulhouse s'étend librement dans toutes les directions. L'ancienne ville, aux rues étroites et irrégulières, forme le noyau primitif, entouré naguère d'un mur d'enceinte, circonscrit par deux bras de la rivière Ill. Entre la ville ancienne, le canal ,du Rhône-au-Rhin et la station du chemin de fer s'élève le nouveau quartier, aux lignes plus droites, tandis que la cité ouvrière, en échiquier, avec ses avenues à angle droit, tracées au cordeau, s'étend du côté opposé, entre Dornach et la Doller. 'Tels sont l'activité des constructions et le développement acquis, que dès mainte-
nant la commune de Dornach, avec ses 4 800 habitants, peut être considérée comme un faubourg de Mulhouse, dont le village de Riedisheim tend également à
TEMPLE ALLEMAND A MULHOUSE.
devenir une annexe. Au recensement du 1er décembre 1885, la population de Mulhouse s'élevait à 69 676 habitants, au lieu de en 1871, 45887 en 1860 et 6 000 seulement lors de sa réunion à la France en 1798. Aucune autre ville
d'Alsace ne manifeste un accroissement aussi rapide et aussi continu depuis un siècle. On y compte aujourd'hui plus de cent millionnaires. Enrichis par leur industrie, ceux-ci ont doté largement les institutions de la ville, où tout se fait par souscriptions. Leurs villas revêtent la base du Rebberg et de la colline du Tannenwald comme autant de nids de verdure, à distance des fabriques, dont les constructions hautes ou basses forment une lisière jalonnée par les grandes cheminées fumantes.
Un bon viaduc conduit de la ville au Rebberg par-dessus le canal et le chemin de fer. D'autres chemins montent sur les versants de la colline entre des murs élevés faisant enclos. Au-dessus des villas s'étagent les vignes d'où cette hauteur tire son nom. Tout en haut, la promenade du Tannenwald, sans murs de clôture celle-là, offre, sous ses sapins, de frais ombrages, fréquentés par la jeunesse mulhousoise. L'air de la colline est plus vif, plus pur. Depuis la terrasse du château d'eau on a la plus belle vue sur Mulhouse et son panorama. Grâce aux échappées ménagées à travers les arbres, on y embrasse du même regard la ville et tout le pays environnant.
Depuis l'occupation allemande, il y a à Mulhouse plus de deux mille hommes de garnison en temps ordinaire, au lieu de la compagnie de fantassins qui suffisait pour la police du temps français. Les casernes nouvelles, où loge la garnison, sont peut-être maintenant le plus grand bâtiment de la localité. Elles s'élèvent en quadrilatère, entre le cimetière et le nouveau bassin, du côté d'Illzach.
Maigre cet étalage d'organisation militaire, qu'expliquent la proximité de Belfort et l'absence de toute place forte allemande du côté de la frontière française, Mulhouse a un caractère essentiellement pacifique, comme il sied à une ville d'industrie. Les fortifications d'autrefois sont depuis longtemps démolies il en reste à peine une tour ronde du xive siècle. Cette tour du Bollwerk domine le Nordfeld, à la jonction des canaux d'enceinte, près de l'Ill inférieure. Deux autres tours carrées, le Nesselthurm et le Teufelsthurm, derniers vestiges du château fort, pris en 1261 par les soldats de Rodolphe de Habsburg, sont converties en logements d'ouvriers. Le premier édifice public que l'on rencontre en allant du chemin de fer au Nouveau-Quartier est l'hôtel de la Société industrielle avec le local de la Bourse. Ce nouveau quartier est disposé en éventail, à partir de la place de même nom. Entre la place et la Bourse s'étend un square triangulaire. Des galeries à arcades sont ménagées dans la façade des maisons du pourtour complet. A part ce groupe de bâtiments à arcades, d où part la rue du Sauvage, principale artère de la ville, ni les maisons bourgeoises, devant le Grand-Hôtel central, où je suis descendu, ni les rues ne présentent rien de particulièrement intéressant.
L'édifice le plus digne d'attention est le vieil hôtel de ville, siège de la vie
CHEVET DE L'ÉGLISE SAINT-ÉTIENNE.
publique dans l'antique cité, sur la place à côté du temple protestant. Tel que
nous le voyons, ce monument a été construit en 1552, il y a donc plus de trois siècles, sur l'emplacement du Rathhaus, détruit par un incendie le 31 janvier de l'année auparavant. En 1580, Michel de Montaigne l'appelle, dans son Journal de voyage en Itczlie par la Suisse et l'Allemagne, « un palais magnifique et tout doré ». En effet, les peintures qui décorent sa façade, tournée du côté de la place de la Réunion, ainsi que les deux pignons et la grande salle du conseil, sont tout à fait remarquables. Son ordonnance générale reproduit le style de l'ancien Rathhaus du xve siècle. C'est une construction à trois étages, avec un perron à double rampe donnant accès à l'étage principal. La porte en ogive sous le perron, et les croisées à triple baie, réunies trois par trois au premier étage, reproduisent les traits des maisons de l'époque gothique postérieure à Baie. Par contre, les volutes qui couronnent les fenêtres du rez-de-chaussée, ainsi que le baldaquin en pierre avec l'horloge, reposant sur des colonnettes, au haut du perron, indiquent l'influence de la renaissance; de même les pignons des côtés, élevés en volutes et couronnés par un tympan en demi-cercle. A l'intérieur, la salle du conseil, avec un plafond à caissons, présente sur un de ses murs la série armoriée des bourgmestres de la ville depuis 1347 jusqu'en n98, suivie des armoiries des maires pendant le siècle actuel. Des vitraux peints du xvie et du xvne siècle rappellent les alliances de Mulhouse avec Bâle, Soleure, Berne et les rois de France. Le long d'un des murs sont peints les écussons des cantons suisses, le serment du Grütli et une vue de Mulhouse en 1642 à vol d'oiseau. A côté, une inscription en vers allemands raconte l'histoire plus ou moins authentique de la cité depuis l'an 451, lors de l'invasion des Huns jusqu'à son admission dans la Confédération suisse. Voici la traduction de cette inscription « L'âge de Mulhouse ne nous est pas bien connu peut-être la ville a-t-elle souvent été détruite et brûlée. Il paraît certain que les Huns la renversèrent (451); néanmoins Mulhouse se montra de nouveau comme village (823). Deux lettres patentes, qui sont bien conservées aux archives, la déclarèrent ville libre et impériale (1168). Une alliance fut conclue avec Berne et Soleure (1466) pour une durée glorieuse de vingt-cinq ans. Après quoi la fidélité de Mulhouse décida l'Helvétie à accueillir cette ville dans la grande confédération (1515), qui rencontra avec courage Charles de Bourgogne et combattit ensuite dans mainte bataille des Suisses. Malgré toutes sortes de dangers, elle se maintint ensuite en bon renom comme république pendant trois cents ans. » Vous ne ferez pas le tour de l'hôtel de ville sans remarquer sur la façade vers la rue Guillaume-Tell une pierre sculptée en forme de tête humaine et suspendue par une chaîne. C'est le Klapperstein ou la Pierre des Bavards, que le magistrat, garant de la paix publique, faisait attacher au cou des gens convaincus de calomnie
ou de querelle, pour les promener à travers les rues de la ville. La pierre et sa chaîne ne pèsent pas moins de 12 kilogrammes. Tantôt il fallait la porter à pied, tantôt assis à rebours sur un âne. Comme cette promenade se faisait un jour de foire ou de marché, la peine faisait impression. Ordinairement elle s'appliquait aux
personnes du beau sexe mais les rigides Mulhousois, qui ne plaisantaient guère dans la répression des intempérances de la langue, savaient aussi récompenser les dames capables de se surmonter. D'après le journal du bourgmestre Ziegler, cité par le chroniqueur Mathieu Mieg, en 1626, « trois femmes de la ville obtinrent des prix pour être restées six mois sans dire de mal du prochain ». La dernière exécution eut lieu le 28 février et une inscription tracée au-dessus de la pierre est ainsi conçue « Je suis nommée Klapperstein, bien connue des mauvaises langues; quiconque se plaît aux querelles et à la médisance aura à me porter par la ville
ANCIENNE TOUR DU BOLLWEKK A MULHOUSE.
Ce même magistrat mulhousois, si sévère pour les bavards, s'avisa aussi, l'an de sévir contre les abus de bouche et de réglementer les repas. Par son ordre les festins de noces les plus opulents ont été limités à quatre-vingts couverts au plus, sous peine d'une amende de 5 livres. La Reformations Ordnung de rédigée avec plus de détails et de précision en 1782, réduisit les repas de noces au maximum de soixante assistants, y compris les époux et leurs parents, avec interdiction absolue des lendemains et des banquets supplémentaires qualifiés de Hofmeister Imbis. Suivant le même règlement, les mets devaient être apprêtés modestement, selon la condition de chacun, sans recherche ni superfluités. L'ancienne
coutume d'envoyer des plats aux amis et connaissances, considérée comme un moyen d'éluder le chiffre autorisé par les invitations, se trouva abolie du même coup. Tout au plus les convives pouvaient-ils faire porter quelque chose aux parents qui ne se trouvaient pas en état de venir. à la noce, ce qui atténue un peu la défense ci-dessus. Par contre, les fonctionnaires chargés de tenir la main à
KLAPPERSTEIN, LA PIERRE DES MAUVAISES LANGUES.
l'exécution de l'ordonnance du magistrat devaient envoyer à chaque noce deux surveillants pour le dénombrement des convives et la vérification des plats. Vrai, les bonnes mœurs ont dû fleurir sous le contrôle d'une police aussi vigilante! L'inscription de la salle du conseil à l'hôtel de ville, dont nous avons donné la traduction, fait remonter l'existence de la cité avant l'invasion des Huns. Rien ne prouve une antiquité aussi reculée. Un moulin, entouré de quelques maisons, sur un ancien bras de l'Ill, paraît marquer le berceau de la ville d'où le nom
HÔTEL DE VILLE DE MULHOUSE.
de Mülhausen ou Mülenhusen, littéralement en français Maisons du Moulin, symbolisé dans les armoiries de la ville, qui représentent une roue de moulin. Nous trouvons la première mention authentique du lieu dans la charte de fondation de l'abbaye de Saint-Étienne de Strasbourg en 717. Mülenhusen est nommé dans ce document, avec d'autres domaines voisins, parmi les propriétés du monastère susdit. L'an 823 la localité formait déjà un village appelé Müllenhausen, et reparaît avec le titre de ville au xnie siècle. En 1515, grâce à la valeur déployée par son contingent sur le champ de bataille de Marignan, la république de Mulhouse qui, depuis longtemps déjà, était l'alliée de certains cantons suisses, fut définitivement admise dans la confédération et comprise dans la paix perpétuelle avec la France.
On sait quelles circonstances amenèrent l'ancienne alliée de la Suisse à demander son incorporation à la France. La monarchie avait concédé à la république de Mulhouse pour son commerce le traitement d'égalité avec les établissements nationaux sur le marché intérieur du pays. Ce régime ne pouvait durer indéfiniment. Une ligne de douane ayant été établie autour du territoire de l'enclave par le département du Haut-Rhin, avec l'obligation du passeport pour les relations journalières des habitants de la ville, avec l'extérieur, la municipalité sollicita son admission dans la république française. Un moment la population faillit même se trouver affamée, par suite de la défense de rentrer ses récoltes des banlieues voisines, attendu que la France en avait besoin pour l'alimentation de ses soldats. S'étant adressée à l'Allemagne pour se procurer du blé, la ville en obtint seulement à la condition de ne pas le revendre aux Français telle était la pénurie, que les autorités constituées devaient procéder à la répartition du pain entre les bourgeois. Pour en finir avec cette situation critique, contraire au développement de l'industrie locale, le grand conseil conclut le traité d'union du 29 janvier 1798 de Mulhouse avec la France. Six semaines plus tard, le 15 mars de la même année, la population célébra la fête officielle de cette réunion avec un éclat et un enthousiasme dont la mémoire est restée dans tous les cœurs et qui marqua pour la cité l'ère d'une prospérité sans précédent.
Centre et foyer des industries textiles de l'Alsace, Mulhouse ne serait jamais parvenue à son degré de fortune actuet sans son annexion volontaire à la France. Avant le xvme siècle, il n'y avait pas de manufacture ni de grande fabrique, bien que ses artisans s'occupassent de la confection des draps communs et du travail des cuirs. Les débouchés étaient restreints et les autorités établies réglementaient la production. Un décret du grand conseil, en date de 1750, défend encore à tout fabricant de draps de produire plus de 30 pièces entières, ou plus de 90 tiers de pièce de 30 aunes, sous peine de 4 florins d'amende par pièce. Sous le régime des corporations, la préoccupation d'assurer à chacun un gain modeste et sa part de travail limitait ou retenait la libre concurrence. Tant que dura l'ancienne petite république mulhousoise, elle ne vit pas les fabriques s'élever sans ombrage. Ses magistrats, soucieux du maintien de ses traditions, voyaient un péril et un embarras dans l'extension des manufactures devant leurs portes. Aussi bien, quand furent cr,éés les premiers ateliers de toiles peintes, introduits comme une innovation, ils rencontrèrent toutes sortes d'obstacles. L'esprit bourgeois, les susceptibilités de métiers, les droits acquis par les corporations organisées se conjurèrent pour entraver leur établissement. Moins viable, cette belle industrie, devenue depuis la fortune de Mulhouse et la gloire de l'Alsace, eût succombé dès le début. Lors de l'introduction de l'impression sur étoffes, il fut interdit à ses promoteurs de s'approprier, même par des transactions volontaires, les locaux d'autres professions, entre autres des foulons et des moulins, ni d'établir des ateliers de pinceautage dans des proportions pouvant faire augmenter le prix de la main-d'œuvre des articles de laine. Mieux encore, le concours de la commandite étrangère devait être proscrit pour l'industrie naissante, et des lois sévères frappaient le fabricant qui cherchait à accroître ses moyens de travail par des emprunts faits au dehors. Seulement les entraves artificielles et les règlements de police surannés ne peuvent arrêter définitivement une volonté énergique, persévérante, décidée d'aller en avant. Les fabricants de toiles peintes, stimulés plutôt que rebutés par les résistances qu'ils rencontraient au milieu de leurs concitoyens, éludèrent les mesures restrictives édictées par les magistrats de Mulhouse. Le succès de leurs entreprises leur gagna des émules et des appuis. C'est en 1746 que Jean-Jacques Schmaltzer et Jean-Henri Dollfus, associés avec Samuel Kœchlin, installèrent un
DÉVELOPPEMENT DU COMMERCE ET DE L'INDUSTRIE.
XXXIX
premier atelier dans la ville pour la préparation des étoffes coloriées au pinceau. Dix ans après, les manufactures mulhousoises livraient annuellement au commerce plus de trente mille pièces de ces étoffes, chacune de 16 aunes, et dès l'année 1768, d'après un règlement de l'intendant d'Alsace pour l'emploi des eaux du Steinboechlé, on comptait autour de Mulhouse quinze fabriques de toiles peintes. Le Steinbaechlé est une dérivation de la Doller, dont les eaux se prêtent d'une manière toute particulière au blanchiment et à l'application des couleurs. Ce qui favorisa encore cette industrie naissante, ce fut un traitement particulier sur les marchés voisins, en France notamment, où des édits, communs avec la Suisse, admettaient ses produits à des droits réduits. Par suite de l'incorporation au territoire français, les débouchés des fabricants mulhousois s'étendirent encore malgré les émules qu'ils y rencontrèrent à Jouy et en Normandie. Ils avaient acquis dès lors dans cette branche une supériorité qui ne s'est plus démentie. Les premiers, ils employèrent les planches en bois gravées sur lesquelles on appliquait des dessins, en réservant pour le pinceau seulement les couleurs d'enluminage et de complément, puis, un peu plus tard, les planches métalliques gravées en creux servant aux dessins à ramages. De même, ils se distinguèrent dans l'art d'assortir et de varier les couleurs, essayant dans leurs laboratoires les substances qui pouvaient en augmenter l'éclat et le nombre.
Le développement des fabriques de toiles peintes de Mulhouse eut pour conséquence naturelle de provoquer à proximité la création des tissages et des filatures nécessaires pour leur approvisionnement. Au début, nos indienneurs, ainsi que s'appelaient d'abord les fabricants d'impressions sur étoffes, achetaient leurs tissus en coton dans l'Inde et en Suisse. A partir de 1808, l'introduction des tissus de l'Angleterre et des Indes fut prohibée en France, ce qui favorisa en Alsace la création des tissages et des filatures, à proximité des manufactures d'indiennes, malgré l'éloignement des marchés pour les approvisionnements de coton brut. Une fois ces établissements groupés autour de Mulhouse et dans les vallées voisines, où les attiraient le prix plus bas de la main-d'œuvre et les moteurs hydrauliques moins .coûteux que les machines à vapeur encore trop imparfaites, ils provoquèrent naturellement la création d'autres ateliers pour la construction des machines, la fabrication de produits chimiques et de matières colorantes, toutes les branches d'industrie accessoires. Sous l'effet de la force d'attraction, la prospérité des premiers venus détermina des entreprises nouvelles de plus en plus nombreuses. Au lieu des mesures restrictives dictées naguère sous l'influence des corporations de l'ancien régime, un souffle plus libéral amena la ville à faciliter par tous les moyens possibles un groupement puissant des manufactures de toute espèce. Avec
VUE GÉNÉRALE DE MULHOUSE.
la fortune, l'influence des fabricants devint prépondérante. Tout le monde y a gagné beaucoup.
Au lieu de rester stationnaire, comme pendant les deux derniers siècles, la population dé Mulhouse s'accrut rapidement et d'une manière continue par suite de son union avec la France. Elle a plus que décuplé en moins de cent ans, progressant dans la mesure de ses établissements industriels. Ceux-ci comprennent dans le rayon d-e la ville dix grandes filatures de coton et cinq filatures de laine peignée, quinze tissages mécaniques, quatre maisons de blanchiment et de teinture, outre dix manufactures d'impression sur étoffes, des fabriques de drap et de fil à coudre, des fabriques de papier et de produits chimiques, quatre grands ateliers de construction, un atelier de broderie mécanique, six maisons de banque. Groupés et unis, les fabricants mulhousois n'ont rien négligé pour améliorer leur exploitation. Les transports à bon marché étant une des conditions principales de la prospérité d'une place de commerce, Mulhouse s'est appliquée sans relâche à avoir des voies de communication moins coûteuses dans toutes les directions. Un des premiers chemins de fer du continent est le tronçon de Mulhouse à Thann, construit à titre d'expérience, alors que bien des gens s'opposaient encore à l'établissement des voies ferrées. De même, avant l'avènement des chemins de fer, le canal du Rhôneau-Rhin a été fait pour Mulhouse dès 1812, tandis que Colmar, chef-lieu du HautRhin, l'a refusé pour empêcher le développement de l'industrie dans ses murs, préférant solliciter l'envoi de quelques fonctionnaires aux avantages du grand commerce.
Avant la création des canaux et des chemins de fer, le charriage d'une balle de coton du poids de 200 kilogrammes du Havre à Mulhouse était de 24 francs. Aujourd'hui le prix du même service est descendu à 10 francs et au-dessous, si, au lieu des chemins de fer français, nous employons les lignes allemandes aboutissant aux ports d'Anvers ou d'Amsterdam. Une tonne de houille de Sarrebrûck, au lieu de revenir à 40 francs, coûte seulement 8 francs de transport par canal et 10 francs par chemin de fer. La traction des bateaux entre Mulhouse et Strasbourg, pour un trajet de 100 kilomètres, se paie à forfait 200 francs par bateau à la remonte et 100 francs à la descente. Pour un chargement moyen de 120 tonnes on ne dépasse pas dans ces conditions 0 fr. 017 par tonne et par kilomètre à la remonte, ni 0 fr. 008 à la descente. On peut se faire une idée de l'importance actuelle des fabriques de Mulhouse par le chiffre des arrivages de houille, qui se sont élevés dans l'année 1885 à tonnes de 1 000 kilogrammes, dont 31 466 tonnes par chemin de fer et 139 890 tonnes par canal, soit le combustible susceptible de fournir une force de 28 000 chevaux-vapeur, à raison d'une consommation
annuelle de 6 tonnes par force de cheval. Pendant la même année, le trafic total du canal pour les deux bassins servant de ports équivaut à 164211 tonnes, les transports par chemin de fer aux deux stations de Mulhouse à 204 621 tonnes, ceux de la station de Dornach étant de 95 924 tonnes. Dans le total des transports par chemin de fer, les cotons bruts figurent pour 6 844 tonnes en réceptions et 2 879 tonnes en expéditions; les laines, 3 li2 tonnes en réceptions et 1 558 tonnes en expéditions; les filés divers, pour 2 077 tonnes reçues et 3 329 tonnes expédiées; les fers bruts, pour 9 385 tonnes reçues et 6 339 tonnes expédiées; les fers et les
ANCIEN BASSIN A L'ENTRÉE DE MULHOUSE.
aciers ouvrés, pour 6 177 tonnes reçues et 396 tonnes expédiées; les machines, pour 1 801 tonnes reçues et 8 572 tonnes expédiées. A elle seule, la succursale de la Banque de l'Empire note pour l'année dernière sur la place de Mulhouse un chiffre d'affaires de 500 millions de francs. Enfin, sur une population de 58 463 habitants que comptait la ville industrielle lors du recensement du 1er décembre 1875, environ 23 785 étaient occupés dans ses ateliers, non compris les ouvriers venus chaque jour du dehors.
Une des causes efficaces pour le développement de l'industrie et du commerce de Mulhouse, c'est le concert de ses grands manufacturiers pour l'œuvre commune. Au milieu d'intérêts séparés, le désir et le besoin de l'union éclatent d'une manière manifeste depuis la substitution des manufactures actuelles aux corps de métiers
d'autrefois. Trop souvent la défiance réciproque et l'isolement prévalent dans l'exercice des professions. Quand on se surveille l'un l'autre, on est enclin à voir dans le succès d'autrui un dommage et une menace dans les efforts des voisins. L'envie trouble alors les rapports, et parfois il en résulte des germes d'embûches. Si les commerçants et les fabricants mulhousois ne sont pas exempts de cette infirmité humaine, du moins les effets en sont contenus par les alliances de familles et les bonnes relations entre les diverses maisons. Avec sa population de 6000 habitants, l'ancienne république avait à sa tête une sorte de patriciat peu nombreux, appartenant presque tout entier au culte protestant, qui, au moment de perdre le pouvoir politique dans la cité, s'est jeté dans l'industrie comme dans un domaine nouveau. L'influence de ces familles patriciennes s'est ainsi maintenue et même affermie par le temps et la richesse acquise. De là quelques noms considérables personnifiant l'activité manufacturière de la région les Kœchlin, les Dollfus, les Schlumberger, les Schwartz, les Mieg, d'autres encore.
XL
BLANCHIRENT ET IMPRESSION DES TISSUS.
Parmi les diverses industries exploitées à Mulhouse, la plus importante et la première en date est l'impression sur étoffes, celle qui a contribué aussi le plus au renom de l'Alsace manufacturière par la perfeetion de ses procédés et la supériorité de ses produits. Connaissant la filature et le tissage du coton, dont nous avons suivi les opérations dans les établissements du Logelbach, nous allons nous rendre compte du travail de l'impression et de l'apprêt des tissus à Dornach dans les ateliers de la maison Dollfus-Mieg. Fondée en aux portes de Mulhouse, cette maison se relie par son créateur, Henri Dollfus, à la première manufacture de toile peinte établie dans le pays dix-huit ans auparavant par Kœchlin et par Schmaltzep. Elle existe depuis 1802 sous sa raison sociale actuelle et comprend, outre les ateliers de blanchiment et d'impression, une filature, un tissage et une fabrique de fil à coudre, formant ensemble tout un quartier de la ville. Ses chefs successifs représentent une véritable dynastie industrielle, une lignée dont les titres sont inscrits dans les fastes du travail. Qu'il nous suffise de nommer Jean Dollfus, promoteur de l'oeuvre des cités ouvrières; Dollfus-Ausset, l'explorateur des glaciers; Frédéric Engel-Dollfus, fondateur du musée historique de Mulhouse,
ÉTABLISSEMENT D OLLF U S- M I EG A DORNACH.
qui ont su trouver du temps pour des questions d'un intérêt plus élevé, sans préjudice pour la prospérité de leurs affaires commerciales.
Les étoffes à imprimer, en venant du tissage, passent d'abord à la vérification sur des appareils spéciaux, afin d'écarter les pièces défectueuses. Certains articles reçoivent un flambage pour enlever le duvet attaché à leur surface; d'autres se rendent directement dans les cuves de blanchiment, avant de subir l'application des couleurs. Le flambage se fait au gaz ou avec des plaques métalliques chauffées au rouge. Pour le blanchiment, les pièces de même espèce sont cousues les unes aux autres par leurs extrémités. Une série de rouleaux, des guides accrochés aux charpentes de l'atelier, maintiennent cette longue traîne, sous forme de boyau sans fin, dans les parcours souvent fort longs soit contre le flambage et les cuves à chaux, où les tissus entrent tout d'abord, soit entre ces dernières et les cuves à acide qui leur succèdent. On blanchit ainsi dans les ateliers Dollfus-Mieg non seulement les tissus de coton et de laine, mais aussi les étoffes de soie et de lin, purs ou mélangés entre eux. Seulement le travail varie suivant la nature ou la qualité des articles. Les tissus forts de coton, tels que les piqués, les calicots, les percales, peuvent suivre de longs parcours avec des lavages sur des machines à marche rapide. Pour les articles fins, qui exigent plus de ménagements, les organdis, les gazes, les mousselines, il faut une installation à part, où les machines à laver sont combinées de manière à éviter les déchirures et à ne pas érailler le tissu par un déplacement des fils.
Que les tissus soient destinés à la vente en blanc ou à l'impression, tout n'est pas fini après le blanchiment. Pour l'impression il faut faire disparaître les boutons et le duvet, qui gênent l'application des couleurs. On obtient ce résultat par le tondage. La machine à tondre se compose essentiellement d'un système de lames d'acier en spirales tournant avec une grande vitesse et sous lesquelles passent les tissus blanchis collés bout à bout sur une longueur de 500 à 600 mètres. Des brosses tournantes enlèvent le duvet et les aspérités qui sont coupés. Après quoi, il y a un passage aux rames, qui a pour but de dresser les fils de trame à angle droit avec la chaîne et les lisières des pièces, avant d'aller à l'impression. Quant à. l'apprêt pour la vente en blanc, il varie beaucoup suivant le résultat à obtenir. En ce qui concerne l'impression, les procédés employés de nos jours pour l'application des couleurs sur les tissus sont multiples et varient en quelque sorte pour chaque nuance. Partant, les détails de cette fabrication sont très nombreux et très spéciaux. Ne pouvant les noter tous au cours d'une simple promenade à. travers les ateliers, nous nous bornerons aux renseignements suivants. Tandis que les premières impressions sur étoffes faites à Mulhouse se bornè-
rent à des dessins avec une ou deux couleurs appliquées à la main, nos manufactures d'aujourd'hui livrent des tissus imprimés mécaniquement à douze couleurs à la fois sur la même machine. Quelle variété de préparations et de procédés pour tous ces dessins et ces couleurs, qui pourtant ne représentent pas, même de loin,
MACHINE ± !MPR!5tER LES ÉTOFFES DANS LES ATELIERS DOLLFUS-AiIEG.
toutes les combinaisons pratiquées! Au milieu de ces opérations multiples et diverses, se manifestent trois manières de fixer les couleurs sur l'étoffe avec les dessins voulus l'impression du mordant suivi de teinture, l'impression suivie d'exposition à la vapeur, la simple application. De là aussi trois classes de couleurs les couleurs par teinture, les couleurs vapeur, les couleurs d'application, auxquelles s'ajoutent les couleurs de conversion qui changent les couleurs déjà appliquées sur le tissu, puis les genres composés résultant de la réunion de plusieurs modes d'impression simple.
L'impression à la main s'applique encore pour les tentures riches et les belles étoffes pour meubles, parées de dessins très compliqués avec beaucoup de couleurs. Dans les machines à imprimer au rouleau, chaque rouleau applique une couleur différente. Sur les machines installées dans la fabrique de Dornach et qui fonctionnent sous nos yeux, l'une est à douze, une autre à huit, deux à cinq, six à quatre, deux à trois, les autres à une couleur. Le travail et la production y sont très rapides, comparés à l'impression à la main. Chaque appareil a un petit moteur indépendant et peut imprimer plus de 7 000 mètres d'étoffe en l'espace de dix heures. Chacun se compose d'un petit bâti en fonte, avec un grand tambour presseur en fonte également au milieu. Les rouleaux à imprimer, gravés en creux et longs d'un mètre, sont disposés autour du tambour central, de manière à tourner et à être pressés contre l'étoffe, en emportant avec eux les couleurs ou les mordants à appliquer. Ils se chargent de mordant ou de couleur en tournant dans une boîte placée au-dessous et qui contient la matière colorante suffisamment épaissie. Pendant la marche des rouleaux, une lame ou docteur nettoie leur surface de l'excédent, qui brouillerait le dessin avant leur contact avec le tissu. La couleur contenue dans les creux de la gravure risquant de ne pas s'appliquer convenablement sur le tissu s'il n'y avait au-dessous un corps élastique, un drap de laine sans fin revêtu d'un doubloir de coton circule en même temps que lui autour de la machine. Il y a une difficulté à rapporter les rouleaux entre eux, pour les dessins à plusieurs couleurs, à cause de l'allongement du tissu d'un rouleau à l'autre. Afin de remédier à cet inconvénient, les rouleaux et leur gravure ont un diam.ètre proportionné à l'allongement, croissant du premier au dernier. Pour n'être ni écrasées ni salies, les couleurs les plus délicates s'appliquent en dernier lieu.
Tout n'est pas fini d'ailleurs après l'impression des dessins. Un vaporisage ou un bain fixateur doit suivre, afin de fixer les couleurs définitives. Puis il y a une succession de dégommages, de lavages, d'avivages, variés suivant les articles, suivant les matières employées. Pour l'apprêt, qui diffère également en raison des effets à obtenir et qui doit donner au produit une meilleure apparence, on imprègne le tissu de divers composés gommeux, de fécule ou d'amidon, après quoi on le fait sécher sur des rames en chambre chaude, afin de donner aux pièces une largeur régulière et de redresser les fils éraillés ou déplacés lors du blanchiment et de l'impression. Stationnaires depuis assez longtemps, les procédés mécaniques de cette fabrication ne présentent plus guère d'inventions nouvelles, si ce n'est pour les apprêts. Par contre, les découvertes de premier ordre réalisées dans le domaine de la chimie continuent à transformer l'industrie. Produire mieux, le plus vite, le moins cher possible, tout le progrès industriel se résume dans ces trois termes, et
ce sont les applications chimiques qui y contribuent maintenant le plus pour l'impression des tissus.
Dans les perfectionnements successivement introduits, soucieux surtout der vendre à bon marché, les Anglais ont à leur actif la plupart des améliorations de l'outillage pour diminuer les frais de main-d'œuvre, tandis que les Alsaciens l'emportent pour la création des dessins de meilleur goût et pour l'application des couleurs. A ce dernier titre, deux hommes, en Alsace, ont exercé sur les progrès de l'impression sur étoffes une influence capitale par leurs inventions et leur génie industriel. Nous nommons Jean-Michel Haussmann et Daniel Kœchlin. Haussmann est né à Colmar en et mort en 1824. Fils d'un pharmacien, il devait suivre la profession paternelle. Ses études de chimie le portèrent à observer la composition des couleurs, et il ne tarda pas à devenir le meilleur teinturier de l'époque. L'un des premiers, il adopta le blanchiment par le chlore, régularisa le garançage et maintes autres opérations, perfectionna la fabrication du rouge des Indes ou d'Andrinople. Il ouvrit à l'art de l'impression une voie nouvelle en inventant plusieurs mordants, créant le genre rongeant et les enlevages par l'acide oxalique, fixant le bleu de Prusse formé de toutes pièces sur la toile au moyen du prussiate de potasse et de l'oxyde de fer. Daniel Kœchlin naquit à Mulhouse en 1785 et se signala par l'emploi du chrome pour produire le jaune, l'orange, le vert; après quoi il appliqua cet acide précieux qui a doté l'industrie des genres à enluminage les plus ingénieux. Dès avant l'invention des impressions au chrome, le même manufacturier avait produit des dessins enluminés sur fond rouge d'Andrinople. Plus tard il régularisa les conditions d'aérage des mordants, en maintenant les ateliers à un degré d'humidité égal, et signala ensuite les qualités de plus grande fixité et d'insolubilité des mordants à oxydes doubles. Kœchlin et Haussmann ont le mérite d'avoir cherché les premiers l'explication de tous les phénomènes qui se produisent dans les opérations en grand de la fabrique, pour tirer de leurs observations scientifiques une quantité d'applications dont l'industrie a profité.
XLI
ROLE DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE DE MULHOUSE.
La Société industrielle de Mulhouse est issue du besoin éprouvé de bonne heure par les fabricants de la région d'avoir un centre commun pour s'éclairer, combiner leurs efforts et trouver un point d'appui. Destinée à être l'instrument de l'éducation manufacturière, cette institution devait servir, dans la pensée de ses fondateurs, à
discuter en commun les moyens susceptibles de favoriser le développement de leurs entreprises. Fils de leurs oeuvres, formés par eux-mêmes et pour la plupart privés d'instruction classique, ces hommes ont compris que la science seule leur permettrait de lutter avec succès contre des concurrents plus favorisés. Ils sentaient d'instinct la portée d'une science plus avancée, d'une connaissance aussi complète que possible des nouvelles découvertes pour l'amélioration de leurs procédés de travail. Par suite de la concentration de l'industrie dans de grandes manufactures, aucun établissement ne se trouve en état de supporter la concurrence qui lui est faite s'il reste en arrière du progrès des connaissances acquises ailleurs et des perfectionnements de l'outillage. Cette vérité éclate particulièrement en Alsace, à cause des désavantages de la position géographique des fabriques, par suite de l'éloignement des ports d'où viennent leurs matières premières, des bassins houillers dont elles tirent leur combustible, des grands marchés pour la vente de leurs produits manufacturés.
La fondation de l'association remonte à l'année 1825, mais ses réunions régulières commencèrent seulement l'année suivante. Dès le 10 avril 1832, une ordonnance royale la reconnut comme établissement d'utilité publique. Ses débuts pourtant furent bien modestes, et le défaut d'éducation classique se reflète dans ses premier.s travaux. Son membre le plus distingué des premiers jours, celui auquel elle offrit la présidence, déclina cet honneur parce qu'il reconnaissait « ne pas avoir la facilité de parole indispensable pour diriger et résumer au besoin les débats d'une assemblée ». Quoi qu'il en soit de cet aveu et de l'inexpérience des fondateurs de la Société industrielle, l'œuvre a fait son chemin. Ces hommes d'initiative, en se faisant leurs propres instituteurs, surent favoriser l'essor de leurs industries naissantes et le développement scientifique de leur association. Jeunes presque tous, ils avaient foi en l'avenir et ne comptaient que sur eux-mêmes. Aussi le succès couronna leur efforts. Leurs procédés de travail, tenus au conrrant de toutes les applications de la science, ont acquis un degré de perfection qui n'a été dépassé nulle part. Leurs études et leurs essais, poursuivis avec persévérance dans les laboratoires des grandes usines, pour être ensuite discutés en commun dans des réunions périodiques, attirèrent bientôt l'attention des hommes compétents du dehors, tandis que leurs jugements s'imposaient avec autorité. Tout ce qu'ils ont acquis, ils le doivent à eux seuls. Après avoir commencé par s'instruire entre eux, ils sont arrivés à donner des leçons au monde manufacturier, faisant école, ouvrant des concours sur des recherches à entreprendre, encourageant les inventions utiles par des récompenses.
Avec ses ressources propres, provenant de souscriptions volontaires, sans le
concours de l'État ni de la ville, la Société industrielle entretient plusieurs écoles techniques et forme de riches collections conservées en partie dans son hôtel, en partie dans un musée spécial particulièrement réservé à l'histoire de l'impression sur tissus, comme nous l'avons vu, la plus belle des industries de Mulhouse. Un point à signaler, c'est que jamais un président de l'association, une fois élu, n'a
été relevé de son siège par un vote ultérieur, quoique, d'après les statuts, chaque nomination soit limitée à une durée de deux ans seulement. Ainsi M. Auguste Dollfus, qui est l'âme de la Société et son infatigable promoteur, occupe la présidence depuis trente ans déjà, tandis que son père Émile, ancien député de Mulhouse aux assemblées législatives françaises, a siégé comme président depuis sa première élection, en i834, jusqu'au jour de sa mort, survenue en 1858. Une œuvre ne peut que profiter de cette circonstance quand l'homme appelé une fois à la diriger est maintenu à sa tête par l'éclat des services rendus.
AUGUSTE DOLLFUS,
PRÉSIDENT DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE.
L'esprit de suite favorise toute chose et contribue à la réussite des entreprises. Partagée à l'origine en deux sections de mécanique et de chimie, la Société dont nous avons à considérer les travaux adjoignit successivement à ces deux premiers comités une série de sections spéciales pour le commerce, les beaux-arts, la statistique, l'histoire naturelle et les questions ouvrières. Chacun de ces comités traite les sujets de son ressort dans des réunions particulières, dont les rapports et les conclusions sont ensuite soumis en séance à la discussion de toute l'association. Un coup d'œil sur ces travaux nous fait voir parmi les questions mises à l'étude les recherches sur les matières colorantes au point de vue de l'impression sur étoffes, les moyens de diminuer le prix de la force motrice, le perfectionnement
des machines à vapeur, les expériences sur le rendement et la combustion des houilles, l'invention des peigneuses pour la filature du coton et de la laine, l'essai des succédanés du coton, l'application des câbles télodynamiques, divers perfectionnements de la fabrication du papier, la création des écoles spéciales de filature et de tissage, de dessin industriel et de chimie appliquée, la législation des brevets d'invention, la protection des marques de fabrique et des dessins, la limitation du travail des enfants dans les manufactures, l'association pour prévenir les accidents de machines, la réforme des logements d'ouvriers, les institutions de secours et de prévoyance, la statistique générale du Haut-Rhin. Chaque atelier des membres de la Société est devenu un laboratoire, où tous les faits susceptibles d'une application industrielle sont vérifiés scrupuleusement avant que les comités respectifs émettent un avis à leur sujet. Le soin consciencieux des expériences faites en grand dans les fabriques, et le contrôle auquel tous les essais sont soumis ont donné de bonne heure une autorité considérable à ces jugements dans le monde savant, de même que diverses mesures dont l'initiative lui appartient ont servi de base pour des lois importantes sur la réglementation du travail et les institutions de prévoyance en faveur des ouvriers. Quelques-unes de ces questions méritent d'arrêter notre attention.
Tout d'abord se présentent les travaux du comité de chimie sur les matières colorantes. On se fera une idée de l'étendue et de la multiplicité de ces travaux par le fait que la garance, avec ses dérivés, a fourni la matière de soixante mémoires originaux disséminés dans le recueil des bulletins de la Société. De même l'indigo, la cochenille, le rocou, l'orseille, le bleu d'outremer, le rouge de murexide ou pourpre des anciens, les divers bois de teinture, les dérivés de l'aniline, dont la matière est aujourd'hui préparée en grand d'après un procédé imaginé par M. Béchamp, de Strasbourg, ont provoqué des recherches d'une grande valeur pratique. M. Paul Schutzenberger a résumé les résultats des connaissances acquises à ce sujet dans son excellent Traité des matières colorantes, tandis que M. Rosenstiehl a écrit l'histoire des recherches faites sur la garance et ses dérivés. Au sein du comité de mécanique, l'attention s'est portée particulièrement sur l'amélioration des machines à vapeur. La Société industrielle est revenue à maintes reprises sur le perfectionnement de ce moteur et de tout ce qui s'y rattache, comme appareils de sûreté, chaudières, foyers, cheminées, combustibles. Ici encore on recherche le maximum de l'effet utile avec la moindre dépense possible. Parmi les perfectionnements d'origine alsacienne, figurent la première application du manomètre à mercure, employé dès 1826 par les frères Kœchlin; une série d'essais pour augmenter le rendement des chaudières à vapeur; l'emploi de la vapeur sur-
chauffée en place de la vapeur ordinaire. Cette substitution, recommandée par M. Hirn, permit de réduire à un kilogramme un quart la quantité de houille brûlée par force de cheval et par heure. La machine à vapeur a servi entre les mains de M. Hirn à préciser les lois de l'équivalent mécanique de la chaleur, des transformations du mouvement en calorique et du calorique en travail utile. Toutes les expériences dont la Société industrielle a eu à juger les résultats pendant une suite de vingt années se trouvent coordonnées en un traité complet sous le titre ^Exposition analytique et expérimentale de la théorie mécanique de La chaleur, dont la trio-
HÔTEL DE LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE DE MULHOUSE..
sième édition a été publiée à Paris en 1875. Un frère de l'éminent physicien de Colmar a appliqué dans les fabriques du Logelbach en les câbles métalliques destinés à transmettre la force à distance, dans les cas où les fortes courroies en cuir et les arbres en fer ne peuvent plus servir. Les pertes de travail occasionnées par les câbles télodynamiques en fil de fer, dont l'emploi s'est généralisé depuis dans tous les pays industriels, sont inférieures à celles subies avec les transmissions ordinaires avec arbres en fer forgé. Vers la même époque où M. Hirn commença ses études sur les machines à vapeur, en 1843, un des manufacturiers les plus éclairés de l'Alsace, Jean-Jacques Bourcart, fonda un prix de 10 000 francs pour une machine susceptible de remplacer le peignage à la main du coton longue-soie. Cette peigneuse automatique a été inventée et construite par Josué Heilmann, après de longs efforts et le sacrifice de toute une fortune.
Parlerons-nous encore des travaux des comités du commerce et des beaux-arts, des comités de statistique et d'histoire naturelle? Le comité du commerce étudie particulièrement la question des débouchés et de l'écoulement des produits du pays, les mesures susceptibles de favoriser les transactions et la législation commerciale. Assurer un écoulement avantageux des produits manufacturés, avoir des transports économiques et prompts, garantir les intérêts en jeu par des lois d'une application pratique et équitable, voilà les objets dont il poursuit la réalisation. Entre autres sujets traités dans ses débats, nous voyons figurer l'étude des causes des crises industrielles, la législation des brevets d'invention, la protection des dessins et des marques de fabrique. Un ancien secrétaire général de la Société, M. Charles Thierry-Mieg, chef d'une des principales manufactures d'impression, dans son ouvrage récent intitulé la Frcznce et la concurrence étrangère, vient de faire un examen judicieux de la situation du commerce des principaux pays de l'Europe avec lesquels la France est en concurrence sur le marché international. Instruction professionnelle avancée, réduction des intermédiaires, développement de l'initiative individuelle et de l'esprit d'entreprise, affranchissement de la tutelle de l'État, politique coloniale éclairée et persévérante, telles sont les conditions de la supériorité, dans le concours des peuples, « où l'avenir appartiendra, suivant le jugement de M. Thierry-Mieg, à la nation la plus instruite, à celle qui saura le mieux appliquer au travail les données de la science, à celle enfin dont les citoyens sauront obtenir avec un effort minimum le résultat le plus considérable ». Le comité des beaux-arts concentre son activité sur le musée de peinture et l'école de dessin industriel, ses principales fondations, créées toutes deux au moyen de souscriptions publiques. Ouverte depuis 1828, l'école de dessin dispose depuis 1853 d'un vaste local avec des cours gratuits. Ces cours comprennent le dessin de figure et d'ornement, le dessin linéaire et des machines, le modelage et la perspective. Le personnel enseignant se compose de huit professeurs, pour environ trois cents élèves. Un musée industriel est joint à l'école, renfermant des collections d'échantillons et de modèles de tous les articles exécutés dans les fabriques d'impression. L'habileté de nos dessinateurs est une des principales causes de la supériorité des étoffes imprimées de l'Alsace. Ce sont eux qui donnent le ton pour la nouveauté et les modes sur la place de Paris, où leurs modèles tiennent le premier rang pour le bon goût et l'élégance. Des expositions artistiques, ouvertes sous les auspices du comité, amenèrent la formation d'une Société des arts et la création du nouveau musée construit dans le voisinage de l'hôtel de la Société industrielle, rue des Bonnes-Gens. Inauguré le 10 mai 1883, le nouveau musée renferme une belle galerie de tableaux, les collections historiques du vieux Mulhouse, les col-
lections archéologiques, dignes de figurer à côté de celles du musée des Unterlinden à Colmar. Tous les trois ans, la Société des arts ouvre, à l'instar du Salon annuel de Paris, une exposition de peinture où naturellement les œuvres de nos maîtres alsaciens figurent pour une large part. Au moyen de souscriptions bénévoles, cette association issue de la société industrielle constitue, selon l'expression de son pré-
SALLE DE PEIGNEUSES HEILIIIANN POUR LA LAINE.
sident, qui a institué aussi des conférences pour les ouvriers, une épargne pour l'art, un fonds pour acheter les tableaux les plus remarquables envoyés à l'exposition triennale, quitte à les placer ensuite à l'exposition permanente du musée, dont ils deviennent la propriété.
Dans les collections du musée historique, placées à l'étage au-dessus de la galerie de tableaux, nous avons remarqué entre autres un atlas grand in-folio de 33 planches, photographiées d'après les documents originaux appartenant aux archives de la ville, publiées par M. Joseph Coudre, sous le titre de Sommaire
analytiqzce de chartes et de documents relati fs à l'histoire de Mulhouse, ainsi que l'album de 16 planches in-folio intitulé Souvenirs du Vieux-Mulhouse, réunis par Engel-Dollfus, le grand manufacturier dont nous rencontrons partout l'influence, pour conserver l'image de vestiges de toute espèce en voie de disparaître. Le comité du musée, présidé d'abord par notre regretté Auguste Stœber, l'éditeur de l'Alsatia, qui s'était donné la tâche de conserver sous le régime français l'ancienne langue allemande, la langue des chroniques, des contes populaires, des légendes, ce comité publie dans le Bulletin du Musée historique un recueil de documents relatifs à l'histoire de la ville. Puis-je le dire? c'est encore sous les auspices de Frédéric Engel-Dollfus, mort le 16 septembre 1883 et qui a doté la bibliothèque de l'école française à Rome, que M. Mossmann, conservateur des archives de Colmar, a pu entreprendre la publication du Cartulaire de Mulhouse en plusieurs forts volumes. Dès les premières années de sa fondation, la Société industrielle a chargé son comité d'histoire de la publication d'une Statistique du Haut-Rhin, achevée en 1833, sous la direction du docteur Penot. La préparation des notions nécessaires sur les minéraux, la géologie, la flore, la faune et les cultures de l'Alsace amena la constitution d'un comité spécial d'histoire naturelle, chargé en même temps de la formation d'un musée pour cette branche d'étude à une époque où nous n'avions dans le pays aucune association particulière pour cultiver les sciences naturelles. Ainsi parurent les premiers travaux de Voltz et de Billy sur les rochers et la géologie des Vosges, de même que la description de l'herbier alsacien, dont le professeur Kirschleger a fait sa Flore d'Alsace, œuvre magistrale et digne de servir de modèle à tous égards. Au sein de la Société industrielle, deux hommes entre tous. se distinguèrent par de grands travaux d'histoire naturelle. Tous deux étaient manufacturiers par état. Ils ne pouvaient donner à l'étude des sciences pures que les loisirs d'une existence déjà fort occupée, mais trop bien employés pour ne pas produire des œuvres d'un mérite durable, sans préjudice d'ailleurs pour les affaires auxquelles ces ardents chercheurs devaient le meilleur de leur temps. L'un, Joseph Koechlin-Schlumberger, qui fut aussi maire de Mulhouse et dirigeait une filature de coton, a laissé une carte et la Description géologique du département du Haut-Rhin, outre une monographie importante du Terrain de transition des Vosges. L'autre, Daniel Dollfus-Ausset, nous a donné un volumineux recueil de Matériaux pour servir à l'étude des glaciers, rempli d'observations d'un vif intérêt pour la physique et la météorologie.
XLII
LES CITÉS OUVRIÈRES DE MULHOUSE ET L'ENCOURAGEMENT A L'ÈPARGNE. Parmi les institutions dont la Société industrielle de Mulhouse a pris l'initiative, aucune n'a réussi au même point que l'oeuvre des cités ouvrières aucune non plus ne mérite plus d'attention. L'attention publique se porte aujourd'hui sur toutes les
GROUPE DE MAISONS OUVRIÈRES A MULHOUSE.
œuvres et les institutions susceptibles d'améliorer la situation des ouvriers. Sans contredit, les résultats obtenus en Alsace sous ce rapport méritent de servir d'exemple et doivent agir comme stimulant dans toutes les agglomérations manufacturières.
Les cités ouvrières de Mulhouse s'élèvent entre les anciens quartiers de la ville et Dornach, à proximité des principales fabriques. Elles présentent plus de mille maisons ou logements distincts, avec une population de sept mille habitants. Chaque année le nombre des maisons s'augmente d'une vingtaine, et on vient d'y construire une nouvelle église consacrée au culte catholique. Toutes les rues sont alignées au cordeau et se croisent à angle droit. Quant aux constructions, nous distinguons quatre modèles différents. Voici d'abord les maisons en rangées con-
tinues, avec étage et rez-de-chaussée, adossées deux à deux; ce sont les plus anciennes, et on y a renoncé depuis quelques années, à cause de la difficulté du renouvellement de l'air. On préfère à ce type par rangées celui par groupes de quatre logements, placés au milieu d'un jardin, partagé en autant de parties égales afin que chaque propriétaire en ait sa part afférente. Comme avec cette disposition les appartements peuvent recevoir de l'air des deux côtés, le second modèle est préférable au premier, moins sain et moins gai. Quelques-unes de ces maisons sont à étages, d'autres à simple rez-de-chaussée. Un autre type est celui des maisons entre cour et jardin, en rangées comme pour le premier modèle, mais distinctes de celui-là parce que les logements ont double façade, ce qui les rend beaucoup plus chères. Une distribution d'eau, avec des bornes-fontaines à tous les coins de rue, alimente les cités. Dans les jardinets attenant aux maisons, la famille cultive des légumes et des fleurs. Tout le monde s'en occupe, père, mère et enfants. Chacun a sa tâche, employant à semer, à planter, à arroser, les heures que la fabrique laisse libres, le matin avant d'aller au travail, le soir en en revenant. Pendant la belle saison on s'y repose au frais, au lieu de se disperser comme autrefois, les femmes et les jeunes filles dans la rue, les hommes au cabaret, au grand dommage des bonnes mœurs.
Combien cet aspect diffère de la situation des habitations ouvrières à Mulhouse il y a cinquante ans! En 1833, le docteur Villermé, chargé de rendre compte à l'Institut de France de l'état des logements d'ouvriers à cette époque, en fait un tableau lamentable. Sur dix-sept mille travailleurs occupés alors dans les manufactures de la localité, cinq mille quatre cents étaient contraints, par la cherté des loyers, de se loger dans les villages environnants, tandis qu'en ville les logements avaient un aspect sordide. Pour n'avoir pas à faire un trajet trop long, en un temps où la journée de travail durait quatorze heures au moins, où les chemins de fer n'existaient pas encore, avec les trains d'ouvriers que nous voyons aujourd'hui, la plupart s'abritaient dans des réduits trouvés à proximité des ateliers. Ceux qui n'avaient pas de gîte en ville devaient, chaque jour, par tous les temps, hiver comme été, faire deux à trois lieues de chemin dans la boue, dans la neige, dans la poussière, pour venir à la fabrique et puis s'en retourner chez eux. Or le travail commençait à cinq heures du matin pour finir à huit heures du soir au plus tôt. Qu'on juge de la fatigue de ces malheureux, obligés de se lever à trois heures du matin, ne pouvant se coucher avant dix heures! Quoi de surprenant s'ils se contentaient de logis infects pour échapper à des courses journalières que beaucoup d'entre eux ne pouvaient supporter?
Ces ouvriers de la campagne étaient encore les moins bien rétribués. Ils for-
VUE GÉNÉRALE DES CITÉS OUVRIÈRES DE MULHOUSE.
maient de pauvres familles surchargées d'enfants en bas âge, venues de tous côtés s'établir autour de Mulhouse pour y louer leurs bras. Chaque matin ils arrivaient en ville et repartaient le soir, pâles, amaigris, marchant nu-pieds. Lorsqu'il pleuvait ou qu'il neigeait, les femmes, faute de parapluie, relevaient sur leur tête leur y tablier ou leur jupon de dessus afin de se préserver la figure. Avec ces femmes venaient un plus grand nombre de jeunes enfants, non moins hâves, couverts de- haillons, tout gras de l'huile des métiers tombée sur eux pendant le travail, portant dans la main, ou cachant sous leur veste, le morceau de pain noir qui devait les nourrir jusqu'à l'heure de la rentrée à la maison. A la fatigue d'une journée de travail démesurément longue, car le séjour à l'atelier durait quatorze heures au moins, se joignait pour ces pauvres- gens la fatigue de ces allées et venues si pénibles. Rentrés chez eux, ils succombaient au sommeil, obligés de se lever le lendemain sans être assez reposés. Rien d'étonnant que, dans une situation pareille, le plus grand nombre se résignât à demeurer auprès des fabriques dans n'importe quel gîte.
Pénétrée de la nécessité d'améliorer les conditions de logement, et désireuse aussi de faciliter l'épargne, la Société industrielle mit à l'étude un projet d'association pour la construction de maisons destinées à être vendues aux ouvriers aux meilleures conditions possibles. Cette Société, formée en 1853, grâce surtout à M. Jean Dollfus, commença son œuvre avec un capital de 300 000 francs seulement, représenté par soixante actions de 5 000 francs chacune, réparties entre vingt souscripteurs. Elle a obtenu du gouvernement français, sur l'ordre de l'empereur Napoléon III, une subvention de 300 000 francs, égale à sa première mise de fonds. Des emprunts contractés à 5 et à 4,5 pour 100 d'intérêt et garantis par les sociétaires ont permis de construire successivement, en l'espace de trente ans, plus d'un millier de maisons. Pendant les cinq premières années de chaque emprunt on paye seulement le cinquième des sommes empruntées, pour rembourser ensuite le capital par quinzièmes pendant les quinze années suivantes. Ainsi les emprunts s'amortissent avec les annuités payées par les acquéreurs des maisons. D'après le rapport soumis à l'exercice annuel échu au 30 juin 1885, sur 1 060 maisons construites à cette date, 775 étaient entièrement payées au prix de 2 708120 francs pour prix d'acquisition, plus 1 494 960 francs pour frais de contrats, intérêts et assurances. L'intérêt des actions souscrites ne dépasse pas 4 pour 100 annuellement.
Une chambre d'ouvrier, il y a quarante ans, se louait à Mulhouse de 6 à 8 francs et même 9 francs par mois, payables en deux termes, de quinze en quinze jours, à chaque paye de la fabrique. Cela faisait de 72 à 96 et jusqu'à 108 francs par an,
beaucoup trop pour les logements fournis. De pareils loyers devaient tenter les spéculateurs, qui bâtissaient des maisons ouvrières pareilles à de petites casernes, où s'entassaient le plus de ménages possible. Telle était la misère dans ces familles que la moitié de leurs enfants mouraient avant la fin de la deuxième année, tandis que dans les ménages bourgeois cette moitié vouée à une mort précoce atteignait l'àge de vingt-neuf ans. Or, dans les cités ouvrières actuelles, non seulement l'hygiène générale s'est beaucoup améliorée, mais les acquéreurs de leurs maisons peuvent devenir propriétaires sans dépenser une somme beaucoup supérieure au loyer payé en ville, dans bien des cas, pour des logements équivalents. Pour chaque vente, la Société des cités se contente d'un versement préalable de 260 à 350 francs, selon la valeur de l'immeuble. Cette somme une fois versée, l'acquéreur est propriétaire la maison est à lui. Pour le surplus, il lui suffit de s'engager à payer chaque mois une somme moyenne de 20 à 30 francs, calculée de manière que la maison soit entièrement libérée au bout de 14 à 15 ans. De cette manière un ouvrier peut acquérir une habitation valant 3 500 francs, en ne déboursant que 300 francs du premier coup. Ses payements mensuels ultérieurs ne dépassent guère le loyer demandé par l'administration des cités pour les mêmes maisons, parce qu'on ne porte au compte de l'acquéreur que 5 pour 100 du capital représentant la valeur de l'immeuble, tandis que le locataire paye de 7 à 8 pour 100. Ajouterai-je que les payements se font assez régulièrement? Sur les 285 maisons à solder encore, il ne restait dû au 30 juin 1885 que 418 455 francs les retards ne dépassaient pas 20 130 francs sur les échéances normales, somme qui se répartissait entre 42 acheteurs pour des montants de 200 à 600 francs. Dans des cas exceptionnels, dont l'administration des cités reste juge, une maison peut être revendue par un ouvrier à un autre ouvrier avant le terme normal. Si diverses causes, telles que la mort d'un chef de famille, l'appel sous les drapeaux d'un jeune homme dont le gain grossissait les ressources de la communauté, ou bien encore de longs chômages résultant d'une crise industrielle, amènent de temps à autre la résiliation de quelques baux, il n'y a eu néanmoins aucune perte à enregistrer sur les maisons vendues par la Société des cités. Sous le régime français, avant l'annexion à l'Allemagne, une vingtaine de maisons ont été achetées par des jeunes gens qui, après leur libération du service militaire, s'engageaient à nouveau pour gagner une prime de remplacement, dont le montant servait à acquérir et à meubler une maison pour leurs vieux parents.
Une subvention de l'empereur Napoléon III à l'œuvre des cités ouvrières de Mulhouse a été employée à la construction d'un restaurant et d'une boulangerie, d'un établissement de bains et de lavoirs, du logement des sœurs diaconesses pour
le service des malades. Au restaurant économique on peut se procurer un repas satisfaisant au prix de 60 à 70 centimes pain 5 centimes; soupe 10 centimes; viande de bœuf 20 centimes; deux sortes de légumes, 15 centimes chacun. La boulangerie vend par mois miches de pain, 10 centimes au-dessous du prix demandé en ville, à condition de payer au comptant. Peu de familles ouvrières ont les moyens de se procurer chaque jour un repas au prix de 60 à centimes par tête. J'ai recueilli, dans mes Études statistiques sur l'industrie de l'Alsace, les budgets détaillés de seize familles de professions diverses, comptant ensemble quatre-vingt-dix personnes, dont les dépenses pour la nourriture s'élèvent pour une année au total de 17 500 francs, soit en moyenne 32 centimes par tête et par jour. Le menu ordinaire à Mulhouse se compose de soupe, avec des mélanges de viande et de légumes mais beaucoup d'ouvriers se contentent de pommes de terre cuites à l'eau, apportées le matin à l'atelier et accompagnées d'un peu de fromage ou même sans rien autre. Quand l'homme et la femme travaillent à la fabrique, les repas ne peuvent être pris à la maison. Alors les deux époux vont dîner à midi dans une pension ouvrière à proximité de l'atelier, ou bien ils consomment les aliments préparés à l'avance, cuits ou réchauffés au fourneau du réfectoire de la, fabrique.
Enlevée de bonne heure au foyer domestique pour être placée dans l'atelier pendant des années entières, l'ouvrière de fabrique ne reçoit pas une éducation suffisante pour se former à la vie de famille et acquérir la science du ménage. Son activité se borne, dans la plupart des cas, à surveiller une machine pour gagner au bout de la quinzaine un salaire fixe. Au delà, point d'autre préoccupation. Sauf des exceptions rares, la femme élevée ainsi n'apprend pas à manier l'aiguille convenablement. Elle ne connaît rien des soins à donner au linge et elle ignore les notions élémentaires d'une bonne cuisine. La préparation des mets les plus ordinaires l'embarrasse. C'est là un préjudice grave pour le bonheur des familles. Au milieu des institutions de toute espèce inspirées pour remédier aux misères imméritées des ouvriers des manufactures, nous apercevons bien différentes œuvres fondées dans le but d'initier les jeunes filles aux connaissances indispensables pour la conduite d'un ménage. A Mulhouse, les ouvroirs, les écoles du soir et du dimanche, les c'uisines modèles, les ateliers de repassage, les fourneaux économiques entretenus par les dames de la ville sont autant d'œuvres destinées à mieux élever l'ouvrière de fabrique. Seulement l'influence de ces œuvres se trouve trop restreinte, insuffisante dans des agglomérations où les jeunes ouvrières se comptent par milliers. Que peut un ouvroir avec une centaine de jeunes filles dans une ville de soixante-dix mille habitantsî Que peut, dans un district manufactu-
rier de plusieurs lieues d'étendue, une cuisine modèle avec soixante ouvrières? q Encore ces ouvrières admises aux œuvres d'éducation appartiennent à la classe favorisée de la population des manufactures celles qui ont le plus besoin de conseils et de direction restent à l'écart.
Tout le monde apprend à lire maintenant, sous l'effet de la loi sur l'instruction
MUSIQUE DU CERCLE CATHOLIQUE DES JEUNES OUVRIERS DE MULHOUSE.
obligatoire. Peu d'enfants échappent à l'école ou peuvent y être soustraits. Ce qui est et restera plus difficile, c'est une bonne éducation, au sein de la famille. Pour les ouvrières sans parents, les sœurs de Niederbronn ont ouvert à la Cénobie une maison de refuge, qui reçoit en qualité de pensionnaires une soixantaine de jeunes filles occupées dans les fabriques de la ville. Les pensionnaires payent un prix de pension mensuel de 20 francs et reçoivent avec la nourriture et le logement les notions nécessaires pour la tenue d'un ménage. A côté d'elles, la maison de la Cénobie admet un nombre égal d'orphelines en bas âge, entretenues avec le produit
de dons et d'offrandes. A part son caractère religieux, cet établissement des sœurs à Mulhouse rappelle les pensions de jeunes ouvrières de Lowel aux États-Unis d'Amérique et de Fribourg en Brisgau, sur la rive badoise du Rhin. L'éducation reçue ainsi forme de meilleures ménagères.
Pour les jeunes ouvriers, il y a l'institution du cercle catholique, fondé dans le but d'offrir à ses membres tout à la fois un lieu de distraction honnête et le moyen de continuer les études commencées à l'école primaire. Le cercle catholique de Mulhouse, fondé en 1869, groupe autour de sa bannière plus de huit cents jeunes gens. Un donateur anonyme lui a fait construire dans la rue du Bourg un local d'une architecture simple et élégante, appropriée à sa destination spéciale. Au rezde-chaussée de ce local vous voyez sept grandes salles servant pour les écoles du soir et les conférences. Une des salles est réservée pour la bibliothèque du cercle, une autre pour les réunions du comité d'administration. Le premier étage a une salle plus longue, avec une scène pour des représentations théâtrales, assez vaste pour recevoir mille deux cents spectateurs. Cela va sans dire, les acteurs de théâtre se recrutent parmi les membres mêmes du cercle. Ceux-ci ont également formé, sous la direction du frère Vincent, une fanfare et un orchestre composés d'une centaine d'exécutants. Outre la section de musique, il y a une section de chant, une section dramatique, une section de gymnastique.
A la tête du mouvement pour la propagation de cette œuvre, nous trouvons à Mulhouse un homme de bien dont l'action se propage au pays entier et dont la. parole suscite partout des collaborateurs zélés. J'ai nommé le curé Winterer, député au Reichstag et membre de la diète d'Alsace-Lorraine. Orateur de talent, ardent patriote, autant que digne prêtre, M. Winterer a porté une attention toute particulière à l'étude des questions sociales. Les misères dont il est témoin dans l'exercice de ses fonctions pastorales, en contact permanent avec les familles ouvrières, lui ont fait voir sur le vif les besoins et les aspirations de cette classe de la population. Interrogez les habitants des cités, jusque dans la dernière mansarde, ces pauvres gens constateront que nul ne connaît mieux leurs peines que le bon curé, confident intime du foyer, leur conseiller de tous les jours, leur appui et leur consolateur Aussi bien sa parole fait autorité dans les débats sur les ques,tions ouvrières et sociales, de même que les services quotidiens, rendus avec une abnégation absolue, lui ont gagné la confiance des travailleurs et l'influence politique assurée par le suffrage universel.
Entre autres fondations du cercle se présente celle d'une caisse d'épargne instituée le 1er août 1882 à l'intention des sociétaires. Dès le mois de janvier les petits dépôts effectués par les jeunes ouvriers membres du cercle figuraient
au livre de compte pour une somme de 10 000 francs, répartie entre 151 livrets. Pour porter le jeune homme à l'épargne, dit l'abbé Cetty, page 68 de son livre le Mariage dans les classes ouvrières, et pour l'engager à faire le premier pas, on a eu l'heureuse idée d'offrir chaque année, aux plus méritants du cercle, un certain nombre de livrets avec la première mise. C'est une prime d'honneur vivement appréciée et une question de dignité pour ceux qui en sont l'objet. Ils rougiraient
de rester en arrière et de se montrer indignes de l'affectueuse confiance de leurs bienfaiteurs. Aussi les dépôts une fois faits sont rarement retirés depuis la fondation il y a eu seulement quinze retraits, pour des raisons justifiant pleinement la démarche. Un jeune ouvrier, notamment, a retiré 100 francs pour empêcher la misère de s'asseoir au foyer de sa famille les épargnes du fils comblaient le vide ouvert dans le budget par un accident du père. Si modestes que soient les premières épargnes, elles donnent une bonne habitude, au milieu des mille sollicitations contraires qui entraînent l'ouvrier à dépenser le fruit de ses labeurs au jour le jour. Plus tard les dépôts réalisés permettront au jeune
LE CURÉ WINTEREIL
homme de monter son ménage et lui procureront la mise de fonds nécessaire pour acheter une maison aux cités, en l'élevant au rang de propriétaire capable de laisser à ses enfants leur foyer natal pour héritage.
« Héritage! dirons-nous avec Jules Simon à la vue des cités ouvrières de Mulhouse, voilà un mot nouveau dans l'histoire d'une famille d'ouvriers. Oui, les enfants succèdent à leur père dans sa propriété; à leur tour ils deviendront maîtres de ce joli jardin, témoin de leur enfance, de ce foyer où leur mère leur souriait. Quand ils l'auront perdue, ils la retrouveront partout dans la maison, avec le souvenir de ses caresses et de ses conseils. Ils raconteront à leur tour leur histoire à leurs enfants, car la famille peut avoir une histoire à présent qu'elle est atta-
chée à un coin de terre. Nous voilà loin de ces nomades, de ces demi-sauvages chassés de taudis en taudis par les exigences des propriétaires, habitués à la malpropreté, vivant séparés les uns des autres par néeessité, ne pensant à leur demeure que pour se rappeler leur misère, obligés de demander au cabaret, parfois à l'ivrogner.ie, un moment de distraction et d'oubli. Cette maison est pauvre, mais c'est la maison paternelle, et ceux qui l'habitent et la possèdent ne se sentent plus étrangers au milieu de la société. Ils comprennent, pour la première fois peut-être, l'étroite parenté de la propriété et du travail. »
En même temps que la création des cités ouvrières a résolu la double question de 1-a réfor.me des logements et de l'encouragement à l'épargne, les ouvriers mulhousois ont formé entre eux des sociétés coopératives de consommation. Ces associations procurent à leurs adhérents les principaux articles de consommation pour l'entretien du ménage à des prix réduits, en bénéficiant du profit des intermédiaires. Six ou sept sociétés de cette espèce fonctionnent actuellement à Mulhouse, avec plus ou moins d'avantage, sans donner lieu à des observations qui leur soient propres. Plus intéressante est l'organisation de la Société laitière, qui offre un exemple jusque présent unique en Alsace d'association de propriétaires ruraux réunis pour la vente de produits agricoles. Ici encore le but de l'association est de s'affranchir des intermédiaires pour tirer de son travail un rendement plus rémunérateur. De plus, d'après F article premier de leurs statuts, les cultivateurs de la Société laitière de Mulhouse, tous résidents à la campagne, s'engagent à fournir aux consommateurs du lait garanti pur, sans addition d'eau ni soustraction de crème, tel que le donnent leurs vaches. A cet effet, ils ont établi à proximité des cités ouvrières, entre l'ancienne ville et le canal de décharge de l'Ill, une halle spéciale, avec des locaux pour la fabrication du beurre et du fromage suivant les procédés les plus perfectionnés.
XLIII
OELENBERG UNE COLONIE DR MOINES CULTIVATEURS.
Sortons-nous de l'agglomération manufacturière, pour remonter entre Dornach et Lutterbach le cours de la Doller, le terrain, au lieu de rester uni, se ride à quelque distance de l'un et de l'autre bord de la rivière. Au milieu des ondulations formées par le lehm en arrière du village de Reiningen, entre les collines à pente douce revêtues d'arbres et de vignes, vit paisiblement une colonie de moines cultivateurs.
LAITIERS A LA HALLE AU LAIT DE MULHOUSE.
Vu à distance, le couvent des trappistes d'Œlenberg ne paraît pas imposant, avec ses constructions allongées et ses bàtiments aux hautes murailles, qui indiquent de prime abord une exploitation rurale. Des hommes vêtus d'un froc brun à capuchon, assez pareil au costume des cultivateurs kabyles d'Algérie, sont occupés dans les champs à sortir des pommes de terre et des betteraves. Vous n'entendez pas les travailleurs échanger une seule parole entre eux, ni avec les passants. Un silence morne règne ici, en contraste avec le bruit des ateliers que nous avons vus hier à Mulhouse.'Devant la porte du monastère, les feuilles des arbres ont pris des nuances jaunes et rouges. Scène mélancolique, éclairée par les rayons attiédis du soleil d'automne, au déclin d'un dernier beau jour. Paysage tout pénétré de calme et dont l'aspect impressionne le spectateur malgré lui, arrêté à la lecture de cette inscription Solitudo janua cccli!
Sans me recueillir assez pour reconnaître comment des êtres organisés pour vivre en société peuvent trouver leur bonheur dans la solitude, je donne à la porte un vigoureux coup de sonnette. Un moine en froc blanc sort avec le portier et se présente à nous comme père cellérier, économe de la maison. Je l'ai rencontré quelques jours auparavant dans une réunion du comice agricole de Mulhouse, où nous avons discuté l'aménagement des eaux. Sur notre demande de visiter le couvent, il nous salue amicalement et se met à notre disposition pour nous conduire. De longs corridors aux murs blanchis à la chaux; diverses salles aussi simples que les corridors et servant de réfectoire, de dortoirs, d'oratoire pour les réunions du chapitre une église un peu plus ornementée et qui ouvre à l'intérieur une hôtellerie pour les étrangers, voilà ce que nous avons vu d'abord, avant de passer aux bâtiments d'exploitation rurale. Point de luxe nulle part, rien de ce qui contribue à nos yeux aux agréments de l'existence n'est à trouver ici, où les cultures et le bétail semblent mieux entretenus que les religieux. Au réfectoire, une table longue, sans nappe, deux autres tables plus petites, de part et d'autre d'une petite chaire pour la lecture, mises de manière à recevoir une centaine d'hôtes assis sur d'étroits sièges en bois. Dans les dortoirs, des rangées de cases en planches, séparées les unes de-s autres, chacune avec un lit simulant un cercueil et muni d'une paillasse, d'une grosse serge, d'un traversin de paille et d'une couverture de laine. La salle du chapitre, servant pour les instructions et les réunions conventuelles, présente le long des murs deux rangées de stalles, sans caractère artistique, avec quelques peintures-portraits de supérieurs de l'ordre. Sur une des portes, à côté de l'escalier, le général de Géramb, devenu membre de la communauté, a peint un squelette humain, avec une faux, image de la mort, portant la suscription « Cette nuit peut-être ».
L'église; un peu plus ornementée que les locaux conventuels, se compose de constructions de diverses époques. Quelques parties d'un édifice roman primitif sont encore visibles dans la moitié orientale, où l'on voit des pilastres avec des arcades à plein cintre et des chapiteaux de même style. Le chevet, à lignes droites, appartient à l'âge gothique, ainsi que trois travées de la nef, où les voûtes de la
TRAPPISTES AU TRAVAIL.
même époque de construction présentent des nervures en biseau. A côté de la troisième travée de la nef s'ouvrent deux annexes latérales voûtées, maintenant converties en sacristie. Les voûtes de la nef reposent sur des piliers quadrangulaires, avec des chapiteaux de forme antique, mais probablement restaurés. Une clef de voûte porte les armoiries d'un cardinal. Tout le reste et notamment le front occidental est du xvme siècle et couvert de stuc, qui revêt aussi les parties anciennes à peu près complètement. Ces constructions sont antérieures à l'établissement des trappistes à Œlenberg. La communauté actuelle a acquis les anciens bâtiments le
jour de la Saint-Michel, en septembre 1825, de son propriétaire d'alors, curé à Rouffach.
D'après la règle en vigueur, la journée du trappiste commence à deux heures du matin en temps ordinaire, le dimanche à une heure, et dès minuit aux grandes fêtes. Quelques minutes avant l'heure voulue, chaque matin, une clochette sonne le réveil. Couchant tout habillés, les religieux sont prêts aussitôt que levés et se rendent à l'église pour le premier office de matines. A quatre heures, suit la réunion pour une lecture spirituelle et la méditation dans la salle du chapitre. Tandis que les pères choristes, les religieux du chœur, passent huit à dix heures journellement aux offices de l'église, en vouant cinq heures seulement au travail manuel, les frères convers travaillent des mains pendant treize heures, chacun à la. place qlai lui est assignée à la maison, aux écuries ou dans les champs. Autant que possible, la communauté doit se suffire à elle-même pour préparer sa nourriture, pour faire ses vêtements, pour confectionner ses ustensiles. Ni les vêtements ni la nourriture ne lui coûtent cher. Les frères choristes ont pour costume la coule, robe de laine blanche à longues manches et par-dessus un chaperon du même drap, surmonté d'un capuce. La robe ou le froc des frères convers est de couleur brune, au lieu d'être blanche comme celle des pères. Tous, sans distinction, portent en outre une chemise de serge, moins grossière que l'étoffe des autres pièces, plus une robe et un vêtement de dessus, appelé scapulaire, surmonté en haut d'un capuce servant de chapeau pendant le jour, et pendant la nuit de bonnet. Été et hiver, la nuit comme le jour, ce costume est le même les trappistes ne changent de vêtements que pour les laver, une fois par semaine. Quant à la nourriture, la viande, les œufs et le beurre demeurent interdits toute l'année, sauf en cas de maladie. Au dîner, à dix heures et demie, le mercredi et le vendredi à midi, les religieux arrivent au réfectoire en rang, par ordre d'âge, le capuce rabattu par-dessus la tête. Chacun a sa serviette et son couvert, une soupe ou du laitage et une portion de légume, avec un petit cruchon de bière, fabriquée dans la maison. Durant l'avent et le carême, tous les autres jours de jeûne et tous les vendredis de l'année, hors du temps pascal, on ne se sert pas de laitage, et tout le menu s'assaisonne simplement à l'eau et au sel, Ajoutez à ce maigre repas, hors du temps de jeûne, à cinq heures du soir, une légère collation composée uniquement d'un peu de pain noir et de salade ou.de fruits cuits. La ration de pain est de quatre onces pour les pères choristes, de six pour les frères convers, qui supportent un travail manuel plus rude.
Pendant les repas, un membre de la communauté lit, du haut d'une chaire, la vie des saints ou un autre livre de piété, « pour qu'au moment où la partie maté-
RÉUVION DU CHAPITRE CHEZ LES TRAPPISTES D'OELENBERG.
rielle se réconforte, la substance spirituelle puisse aussi avoir sa pâture ». Bien des fois, pour de légères fautes contre la règle, on voit des religieux manger à genoux ou prosternés, les bras étendus devant le crucifix. On en voit d'autres quitter leur place, se prosterner devant le père abbé, abaisser la tête aux pieds de chacun de leurs frères, qu'ils baisent en se traînant au-dessous des tables, pour des pénitences imposées au chapitre. Au chapitre les trappistes sont tenus de se proclamer, de dire leurs coulpes, de faire à haute voix l'accusation des manquements extérieurs contre la règle. Bien plus, ils doivent attester les fautes apparentes les uns des autres, sans excuse possible pour celui qui est accusé en cas d'innocence, afin d'entretenir l'esprit d'humilité. Le silence d'ailleurs est de rigueur, au point que nul ne peut parler sans autorisation spéciale du supérieur. Ce supérieur, c'est l'abbé, auquel incombe l'administration de tout le couvent. Élu par le chapitre, il a sous ses ordres un prieur et un sous-prieur, qu'il choisit lui-même parmi ses religieux, pour l'aider dans sa tâche. Outre ces dignitaires, chaque abbaye a un père maître des novices, et un père cellérier, économe de la maison. L'abbé étant malade, c'est le cellérier qui nous a conduit pour nous faire voir le couvent. XLIV
DANS L'ATELIER D'UN PEINTRE SUNDGAUVIEN. JEAN-JACQUES HENNER. L'atelier de Henner, que je viens de visiter avec Lix, un de nos amis communs en quête de croquis pour l'illustration de notre Alsace-Lorraine dans le Tour du Monde, cet atelier, disons-nous, se trouve dans une maison neuve que l'artiste a bâtie l'été dernier à côté de la ferme de son frère un joli cottage, aux murs blancs, aménagé avec goût et pourvu de tout le confort moderne, quoique sans luxe, au milieu d'un grand verger. Tout l'été, notre cher peintre, qui vient de rentrer à Paris, a surveillé la construction, travaillant lui-même au jardin à tracer de nouveaux chemins, à conduire dans sa brouette, en manches de chemise, les pierres nécessaires, heureux de respirer l'air vivifiant du lieu natal, ne recevant personne dans sa solitude, sinon les intimes auxquels sa porte hospitalière reste toujours ouverte. Sa maison natale, la maison de son père, est dans l'intérieur du village, plus loin. Habitée par un charron, qui nous a montré sur les portes du grenier les premiers essais de peinture de Henner encore enfant, elle dresse son pignon en pointe au-dessus de la route, derrière une clôture. Des touffes d'asters, de dahlias, des reines-marguerites passent à travers les vides de la clôture en vieilles lattes.
Un ponceau traverse le fossé de la route et donne accès sur un escalier de quatre marches devant la porte d'entrée. Comme toutes les habitations des cultivateurs de l'endroit, la maison est à un étage, pourvue d'une forte charpente. Des têtes de peupliers, maintenant dépouillées de leurs feuilles, pointent au-dessus du toit élevé sous lequel Jean-Jacques Henner a vu le jour le 5 mars 1829.
Pendant l'été, le séjour de Bernwiller est tout à fait ravissant, avec ses vergers ombreux, où l'abeille bourdonne, ses prairies émaillées de fleurs, où chantent les petites fauvettes, ses collines aux pentes revêtues d'épis blonds, où la perdrix élève sa couvée. A travers les grands bois des hauteurs, dans le recueillement des halliers, retraite des chevreuils et des faisans, au milieu des heures chaudes du jour, l'artiste s'y abandonne, sans risque de trouble, aux fantaisies de son rêve. Le contraste de cette nature sereine, dans la campagne ensoleillée, exerce un puissant attrait sur une âme de poète, réfléchie, profonde, impressionnable, fatiguée des agitations de la vie mondaine
JEAN-JACQUES HENNER.
D'après un portrait peint par lui-même, conservé au musée de Florence.
au sein de la capitale. Poète, Henner l'est jusqu'à sa dernière fibre, parce que la poésie est l'élan de la pensée qui voit en beau et exprime de même les sensations du cœur. Pour ne parler que des peintres parmi nos maîtres alsaciens, qui se sont appliqués à interpréter dans leurs tableaux les scènes de la vie rustique, Jundt et Schützenberger, Bernier, Lix, Marchai, Pabst et Brion, tous ont avivé leur talent, puisé leurs inspirations les plus charmantes, dans le contact suivi et par l'observation intime de la campagne. Êtes-vous jamais venu rejoindre Henner dans sa retraite du Sundgau, aux mois d'août et de septembre, quand s'épanouissent les dernières fleurs? Si vous l'avez accompagné au
bois, le fusil sur l'épaule, puis perdu sur la piste du gibier, et cherché, à travers les fourrés, pendant des heures et des heures, vous l'avez retrouvé toujours dans une clairière, suivant une vision dans la couronne verte des vieux hêtres ou le regard perdu dans l'onde transparente d'une source ou la lumière d'un demi-jour mystérieux N'en doutez pas, cette fontaine limpide, sous ces hêtres, où l'air laisse
MAISON NATALE DE HENNEK, DANS LE VILLAGE DE DERNWILLER.
entendre dans le feuillage des chuchotements vagues, sur un ton si Las qu'on ne distingue pas si ce sont des soupirs ou aveux d'amour, cette scène évoque l'apparition des nymphes et des ondines, aussi fraîches et gracieuses dans les traditions populaires de l'Alsace que dans les fables de la Grèce, et dont l'auteur de l'Idylle a. fixé sur ses toiles l'image fugitive.
Sans contredit, Y Idylle exposée au Musée du Luxembourg, digne de Giorgione pour le coloris, avec une mélancolie toute moderne, un sentiment particulier à notre âge, est une d.es compositions où le talent du peintre de Bernwiller se mani-
feste de la manière la plus complète. Deux femmes nues, mais d'une nudité chaste, n'éveillant que l'admiration, arrêtées devant une fontaine, respirent doucement la fraîcheur saine d'un beau soir. Types d'une beauté idéale, ces deux figures rappellent le temps où l'humanité avait encore sa perfection native. L'une d'elles, assise, joue lentement dans un roseau quelque air langoureux. L'autre, debout, appuyée contre la margelle de la fontaine, écoute avec une expression de calme un
peu triste ces sons enlevés par la brise. La lumière du jour à son déclin descend plus grise du ciel adouci et se reflète paisiblement dans l'eau du bassin. Quelle paix dans cette scène superbe dans cette nature quel calme Comme la lumière glisse sur la poitrine au modelé charmant de cette femme debout! Comme le ton incomparable des chairs se détache du terrain vert, du fond d'un gris bleu que donne l'arbre du milieu du tableau, le tertre fuyant, l'horizon. Quiconque a bien regardé les sources du Sundgau dans les clairières des bois de hêtres; quiconque évoque dans sa mémoire les ondines de la tradition populaire de ce pays d'Alsace si
VILLAGEOISE DU SUNDGAU.
D'après un portrait peint par Henner.
poétique, comprendra comment Henner est devenu au milieu de ses rêveries dans les forêts natales le peintre inspiré des naïades, reproduites avec une grâce infinie dans ses compositions de chaque année nouvelle.
Dans l'atelier de campagne du maître absent, les sujets mythologiques occupent toutefois la moindre place, peut-être parce que les nymphes, filles de l'air autant que filles de l'eau, s'envolent dans un milieu moins rural, sitôt qu'elles ont acquis tout leur charme sous l'action du pinceau créateur. Ce que je suis venu chercher ici et choisir, parmi les études sans nombre et les sujets achevés appendus aux murs, ce sont quelques têtes de paysans, types du Sundgau alsacien, ces hommes aux moeurs rudes, au caractère énergique, mais toujours loyal et bon., L'avouerai-
je, dans la série de ces morceaux ethnographiques, dont la vérité est pour moi là qualité première, tous peints à la manière de Holbein, j'ai pris de préférence pour les reproduire par la gravure quelques portraits de famille. Voici d'abord la figure que le peintre appelle Mon frère. Voilà ensuite le vieux Menuisier de Bern-
PAYSAN DU SUNDGAU.
D'après un portrait peint par Henner.
willer, premier essai de l'artiste dans le genre du portrait. Puis une copie du portrait de Henner peint par lui-même et déposé maintenant dans la galerie des peintres modernes au Musée de Florence. Enfin cette bonne tête de villageoise âgée, avec le costume local, reproduisant les traits de la mère du maître. Au nombre des esquisses de la jeunesse conservées dans l'atelier, les amis ont toujours remarqué deux morceaux où les qualités à. venir éclatent déjà. Ces deux tableaux d'un caractère différent, l'un riant, l'autre grave, représentent la Fabrication du beicrre et la Sœur morte. Quoique inachevée, l'image de la sœur morte attire et retient le regard comme malgré vous. C'est une oeuvre d'un effet dramatique, poignant dans sa simplicité étrange. La morte est
étendue sur un banc, couverte d'un suaire, mais la tête dégagée. Sur le corps inanimé de la jeune fille, sa mère se penche en larmes, les mains jointes, muette de douleur. A côté, sur une chaise, le crucifix, un bénitier et un cierge allumé. Point d'autre détail ni d'accessoire. Telle quelle, la scène fait une impression saisissante, pleine d'émotion.
Plus de trente années nous séparent du jour où le grand peintre, à son début, a jeté sur la toile, dans un moment d'angoisse, cette étude d'une expression si douloureuse que depuis il n'a plus osé y remettre la main pour l'achever. Quel chemin
il a parcouru depuis dans la perfection de son art et dans la carrière de la renommée justement acquise, au prix d'un travail opiniâtre pour la poursuite constante du mieux Si la Sœur morte apparaît déjà comme un prélude du Christ naort, de Bara, trois compositions du même ordre, avec leur mérite propre à chacune, chacune aussi marque une phase dans l'évolution ou le développement d'un talent grandissant toujours pour l'effet produit. Harmonieuse et virile tout à
la fois, la palette du maître, d une solidité qui n'a d'égale que sa simplicité même, fait le désespoir des peintres en quête de la couleur, et ses œuvres sont arrivées à cette harmonie totale, résultat de l'observation intensive de la nature et du seul culte du vrai. Sous les ombrages frais du grand verger, où nous l'avons vu l'an passé se divertir à travailler, les mains à une brouette, comme un ouvrier ordinaire, à l'édification de son nouvel atelier bien loin de Paris, Jean-Jacques Henner, enfant, se disait en promenant le regard sur le revers des collines de Bernwiller. « Quel bonheur ce serait de devenir peintre » Peintre, il l'est devenu à force de vouloir,
MENUISIER DE BERNWILLER. D'après une peinture de Henner.
non pas sans peine. Son père, honnête cultivateur, chargé d'une famille nombreuse, comme tous nos campagnards d'Alsace, avait une sorte de pressentiment instinctif de la vocation artistique du petit Jean-Jacques. Plus d'une fois, le brave homme s'est imposé des privations pour rapporter de Mulhouse ou de Bâle de vieux tableaux que l'enfant regardait sans cesse, dans l'intervalle de ses courses journalières au collège d'Altkirch. A son lit de mort, le père fit promettre à ses autres enfants, les aînés, de faciliter suivant leurs moyens les études du jeune frère. Tous promirent et tous ont tenu parole, sans reculer devant les sacrifices liés à cet engagement.
Ceux qui connaissent le cœur de Henner savent que sa famille n'a pas élevé un ingrat. Comme témoignage du fait, il suffit d'entendre les termes affectueux dans lesquels ses parents de Bernwiller parlent du peintre. Le frère aîné, qui est venu nous attendre de si grand matin à la station d'Illfurth, celui dont le maître a exposé le portrait à l'un des derniers Salons, dessiné de profil, coiffé d'une casquette et dans sa veste de travail, est le même qui dépensait naguère ses économies pour conduire Jean-Jacques au Musée de Bâle, où le petit frère regardait d'un œil avide les peintures de Holbein, restées son admiration. Passé maître à son tour, l'enfant passionné pour le vieux peintre bâlois, dont il s'est acquis les qualités solides, l'esprit pénétré et laborieux, a produit bien des œuvres dignes de figurer à côté des meilleures productions de son modèle favori. Nos musées d'Alsace, la galerie des Unterlinden à Colmar, celle de Mulhouse, sans parler des collections plus riches du Luxpmbourg à Paris, renferment une quantité de morceaux de choix avec la signature de Henner, où les qualités de Holbein la vérité, la solidité, la conscience, se trouvent unies à la grâce et à la couleur de Titien et dé Giorgone. Alsacien, l'auteur de l'Alsace en deuil a donné aux musées de Mulhouse et de Colmar des spécimens marquants de ses différents genres une Madeleine, la Femme co2cchée, le Baigneur endormi, un Christ, d'autres toiles de valeur, sans oublier les portraits de famille de l'atelier de Bernwiller. Ceux-ci, un autre artiste .alsacien, M. Braun, de Dornach, vient de les photographier à notre intention, pendant que Lix, un des camarades d.e jeunesse du maître, a dessiné en son absence sa maison natale, avant de reprendre à la station d'Illfurth le train de Paris. XLV
RÉG'ION DU SUNDGAU.
A moitié chemin de Mulhouse à Belfort, un quart d'heure avant de traverser le viaduc de Dannemarie, vous voyez Altkirch, le chef-lieu du Sundgau, perché sur une colline au sud de la voie ferrée. Le clocher de l'église pointe sa flèc:he dans le ciel au sommet de la colline, dont la petite ville couvre les versants. Entre cette colline et la station du chemin de fer, élevée elle aussi au-dessus du fond de la vallée de l'Ill, passent cette rivière et la route de France. Paisible et modérée en temps ordinaire, l'Ill doit subir de fortes crues, à en juger par la largeur de son lit et l'ouverture de ses ponts. Sur les terrains en pente, exposés au midi, en face de la ville, se chauffent encore quelques vignes. Ce sont à peu près les dernières du
côté de la trouée de Belfort, dont le terrain, plus âpre, exige d'autres cultures. Tout le bassin supérieur de l'Ill, y compris la vallée de la Largue, dont les eaux se déversent dans l'I11 en aval d'Altkirch, constitue une région ondulée, formée de collines et de plateaux. C'est le haut Sundgau, pays éminemment agricole, presque sans industrie manufacturière.
Le Sundgau embrassait autrefois, comme division administrative, toute la Haute-Alsace, l'ancien département du Haut-Rhin: Son nom signifie le « Pays du Sud », ainsi désigné en opposition avec le Nordgau, situé au nord, dans la Basse-
VIADUC DU CHEMIN DE FER A DANNEMARIE.
Alsace, et séparé de lui par le Landgraben, ou fossé provincial, limite de nos deux départements du Rhin, entre Saint-Hippolyte et Markolsheim. Un cartulaire de Munster mentionne déjà le comté du Sundgau en 899.
Altkirch date de loin, quoique ses constructions encore debout aient un aspect moderne. Mentionnée une première fois dans un acte de donation du comte Théodoric de Montbéliard, en l'année 1102, la localité se trouve désignée déjà sous la dénomination d'Altikirch, la « Vieille-Église ». Un château fort, célèbre par sa tour, la plus haute de l'Alsace, s'élevait à côté de l'église ancienne, construit luimême au milieu du xie siècle. Le château et l'église ont été plusieurs fois démolis et agrandis, ainsi que les fortifications de la bourgade établie à leur abri. Vous voyez encore, à l'ouest et au nord, des restes de l'ancien mur d'enceinte, consistant en une tour et en une porte gothique. L'église actuelle, construite de 1845 à
1850, occupe une terrasse sur l'emplacement de l'ancien château. C'est un édifice de style roman, élevé sur un plan en forme de croix latine.
A la place de l'ancienne église, devant la maison commune, s'élève maintenant une jolie fontaine gothique, exécutée d'après les plans de M. Goutzwiller, le premier maître de dessin du peintre Henner. Quelques maisons gothiques, disséminées parmi les maisons modernes de la ville, méritent aussi l'attention. Du côté opposé à la route qui conduit dans la vallée haute de l'Ill, Altkirch domine le paisible vallon de Saint-Morand, où l'hospice municipal a été installé dans un ancien prieuré. On y reçoit les enfants abandonnés du Sundgau. Autrefois il y avait une chapelle dédiée à saint Christophe, considérée comme le berceau de la ville d'après certaines traditions. Ce qui paraît sûr, c'est que la localité a été visitée au milieu du xie siècle par saint Hugues, abbé de Cluny. Un collège de chanoines, dont la vie déréglée faisait scandale, occupait à cette époque le couvent. Frédéric ler, comte de Montbéliard et chef de la maison de Ferrette, par un acte du 3 juillet 1105, avec le consentement des anciens chanoines, donna la chapelle de Saint-Christophe à saint Hugues. Celui-ci y établit une colonie de Bénédictins de Cluny sous la direction d'un prieur. Ignorant la langue allemande, les nouveaux religieux ne pouvaient rendre au pays de grands services. Pour rendre leur action plus efficace, l'abbé de Cluny adjoignit à ses Bénédictins français un moine allemand, Morand, entré dans l'ordre et dont les prédications avaient eu du retentissement, mort le 3 juin 1115 en odeur de sainteté, après avoir édifié le Sundgau par ses miracles et ses vertus évangéliques. Honoré comme patron du pays, après en avoir été l'apôtre, saint Morand a laissé son nom au prieuré d'Altkirch, aujourd'hui converti en hospice. Son tombeau, placé dans l'église, continue à être un lieu de pèlerinage très fréquenté. La chambre où la tradition populaire le fait mourir est décorée de fresques qui représentent la béatification du saint et ses principaux miracles. A en croire les documents écrits, souvent en désaccord avec la tradition orale, l'ancienne église de Saint-Morand a été détruite en 1444, pour être rebâtie par le prieur Martin Grauter. Pendant la guerre des paysans, en 1525, le prieuré fut aussi saccagé au point de nécessiter une reconstruction. Dans l'état actuel, le clocher gothique à double étage, et la sacristie, avec sa voûte en croix, dont les nervures reposent sur des consoles, paraissent remonter au xive siècle, tandis que l'église est moderne, malgré les pierres tombales du parvis. Le sarcophage de saint Morand est en grès, avec sa statue couchée de l'époque gothique, quoique les arcades en plein cintre du tombeau expriment un caractère roman.
Longtemps l'histoire d'Altkirch se confond avec l'histoire das comtes de Ferrette et des archiducs d'Autriche leurs héritiers. Ceux-ci en firent le chef-lieu d'une sei-
ALTKIRCH.
gneurie particulière, donnée successivement aux comtes de Sultze, aux Fugger, à la famille de Betz, au cardinal Mazarin, après la conquête de Louis XIV. Chef-lieu de bailliage, après sa réunion. à la France, Altkirch devient, lors de l'organisation départementale, chef-lieu d'arrondissement et siège d'un tribunal civil de premrèbunie instance. Le trial et la sous-préfecture ont été plus tard transférés à Mulhouse. Depuis l'annexion allemande, la sous-préfecture est revenue au centre du Sundgau sous le titre nouveau de Kreisdirection ou de direction de cercle. Un Kreisdirector dispose de la plupart des attributions d'un préfet français. En la population de la petite ville était de 1 586 habitants, de 2 306 en 1811, de 3 198 en 1870 et de 3 242 au moment de notre visite en 1886. L'industrie la plus remarquable de la localité est la fabrication des t-uiles, d'une espèce particulière, portée à une perfection avancée par la famille Gilardoni et dont l'emploi s'est étendu bien au delà des frontières de l'Alsace. Chaque année aussi, à dates fixes, il y a plusieurs grandes foires de bestiaux très fréquentées.
XLV1 I
LA VALLÉE HAUTE DE L'ILL. UNE HERONNIERE A BISSEL.
En sortant d'Altkirch pour remonter la vallée supérieure de l'Ill, vous voyez la rivière décrire un arc dans- la direction de Carspach, au pied des collines boisées à leur sommet. Un tissage de coton est mis en mouvement par le cours d'eau de l'entrée de la vallée, qui s'ouvre dans le plateau du Sundgau sous forme de large gouttière. Le lit de l'Ill jusqu'à Werentzhausen, celui du Thalbach à partir de Tagsdorf et celui de la Largue depuis Manspach, tous trois évidés et creusés dans les dépôts d'alluvion ancienne, courent à peu près parallèlement avant de réunir leurs eaux. Leur direction va du sud-est au nord-ouest, comme le talus des collines faisant face au Rhin entre Rixheim et Hegenheim du côté de la Hart. Ces collines sont formées de lehm, à part les amas de gravier qui apparaissent aussi à la surface sur de moindres étendues. Dans son ensemble, le plateau du Sundgau présente la disposition d'un plan incliné du sud au nord. Au nord de Ferrette, ses points culminants oscillent entre 400 et mètres d'altitude. Par contre, les premiers gradins du Jura s'élèvent au-dessus de cette hauteur à partir de Ferrette, de manière à atteindre encore le maximum de 817 mètres sur le territoire alsacien au Glassberg. Suivant toute probabilité, le diluvium rhénan, les alluvions anciennes du Rhin, lehm ou gravier, qui arrivent à l'altitude d'enviro.n 500 mètres dans le
sud du plateau, ont subi depuis leur dépôt un mouvement d'exhaustion. Le lit de l'Ill, celui de la Largue et celui du Thalbach résultent d'érosions progressives dans des plis à peu près parallèles, comme autant de sillons, dus à des mouvements du sol, quoique les arêtes qui séparent les vallées ne soient pas fortement accentuées et que leurs versants à pente douce ne présentent pas de saillie vigoureuse. Le fait de l'élévation graduelle du clocher de Galfingen derrière les collines de Bern-
willer, en un point où il n'était pas visible il y a clinquante ans, semble indiquer que ces mouvements du sol continuent encore. La terre, que nous croyons ferme, ne reste pas en repos.
Près de sa source à Winckel., l'Ill se trouve à 527 mètres au-dessus de la mer, à 420 mètres sur le point où la rivière reparaît au jour derrière Ligsdorf, à 258 mètres près d'Illfurth, au confluent de la Largue. Ces cotes, comparées et mises en regard des altitudes des collines, vous donnent une idée du relief de la contrée. A vrai dire, le bassin de l'Ill n'a le caractère d'une vraie vallée, dominée et fermée par des montagnes,
PAYSANNE DU SUNDGAU.
D'après une peinture de Henner.
que dans le voisinage immédiat de ses sources, autour de Ligsdorf et de Winckel. Encore les montagnes de l'Ill restent-elles bien inférieures à celle des affluents vosgiens de la rivière. Vue du pont de Hirtzbach, où nous nous arrêtons un moment, la vallée apparaît ouverte largement.
Le site de Hirtzbach, sans être grandiose, charme par son caractère agreste et riant. Des prairies dans le fond irrigable, des labours sur les pentes, des bois pardessus les hauteurs, voilà à peu près les éléments communs aux paysages de la vallée de l'Ill, paysages variés, malgré la simplicité de leur composition, sous l'effet du groupement changeant des bois, des champs, des prés. Autant que la
campagne, les villages de la région présentent entre eux un air de ressemblance, sans aller à la monotonie ou à l'uniformité. Leurs maisons, en torchis la plupart, à défaut de bonne pierre à bâtir, s'alignent le long de la route qui sert de rue, avec le pignon tourné sur le devant, les étables et le verger en arrière.
Impossible de passer à Hirtzbach sans une visite au château, où le baron Hesso de Reinach, président de notre Conseil général de la Haute-Alsace et notre collègue à la diète provinciale, nous offre sa cordiale hospitalité. Le château, avec ses bâtiments ruraux et son grand parc, s'adosse au pied des collines, derrière l'église. Remontant à un millier d'années, la famille de Reinach est une des plus anciennes du pays, restée particulièrement attachée au sol malgré les vicissitudes changeantes de la politique. Les chefs de cette famille se sont constamment fait un devoir de rester les mandataires de la population au milieu de laquelle ils se sont trouvés placés, afin de soutenir leurs intérêts et leurs droits, dans la mauvaise comme dans la bonne fortune. Aussi bien le vrai patriotisme ne s'abandonne pas à des manifestations bruyantes pour se dérober à des obligations plus pénibles dans les temps difficiles. Après le fait accompli de l'annexion allemande, lorsque les conseils généraux furent appelés à se reconstituer afin de reprendre leur tâche dans l'administration du pays, nombre de conseillers élus proposèrent à Colmar d'empêcher la réunion de notre représentation départementale, en se retirant en masse pour protester contre la conquête. M. Hesso de Reinach s'opposa à cette détermination en faisant valoir que l'assemblée avait été élue avec le mandat de participer au rétablissement de l'ordre dans les affaires du département, non pour des actes d'opposition stérile. Tenir ce langage, c'était obéir au bon sens, à la raison, sans oublier le sentiment douloureux excité dans tous les cœurs alsaciens par des événements dont nous ne sommes pas responsables.
En sortant de Hirtzbach, que nous laissons sur la droite pour remonter la vallée de l'Ill, dans la direction de Ferrette, viennent successivement, le long de la route, Hirsingen, Bettendorf, Henflingen, Grenzingen, Oberdorf, Waldighofen, Ropentzwiller, Durmenach, Werentzhausen. Hirsingen est le plus gros de ces villages, en sa qualité de chef-lieu d'un canton qui ne compte pas moins de 25 communes pour une population de 11 954 habitants. A partir de Werentzhausen, la rivière décrit un grand coude vers l'ouest, du côté de ses sources, à Ligsdorf et à Winckel, tandis qu'une route plus directe se dirige sur Ferrette. Toutes ces localités se ressemblent plus ou moins, habitées presque exclusivement par des cultivateurs. Durmcnach seulement présente une population plus mélangée. Regardez bien sur la place, devant la fontaine publique et sous la porte des maisons d'apparence plus aisée, ces groupes d'hommes à barbe et à cheveux noirs
JUIFS DU SUNDGAU.
ou roux, au front fuyant, au nez crochu, à l'œil vif! Au premier signalement vous reconnaissez le type sémite des Israélites, qui comptent pour un bon tiers dans la population de l'endroit. Marchands de biens et de bestiaux, ou simples brocanteurs, les juifs se trouvent mêlés à toutes les transactions des paysans. Qu'il s'agisse d'un immeuble à acheter, d'une vache à vendre ou d'une fille à établir par mariage, l'entremetteur israélite devient un intermédiaire obligé pour les familles chrétiennes. Par le fait que ces agents d'affaires détiennent des hypothèques sur la plupart des champs en culture et des bâtiments inscrits au rôle des contributions, leurs débiteurs nourrissent à leur égard une haine cordiale, qui, pour être contenue en temps ordinaire, ne se manifeste pas moins à certains moments par de violents éclats. A l'occasion des événements de février 1848 notamment, la nouvelle des émeutes survenues à Paris produisit dans le Sundgau une grande effervescence. Sans l'intervention des troupes régulières envoyées par les autorités supérieures, l'émeute et la panique auraient gagné le pays entier. Tels sont les sentiments des paysans envers les Israélites, que la moindre défaillance de la force publique aurait pour conséquence immédiate le renouvellement des scènes survenues à Hegenheim et à Durmenach après la révolution de 1848.
Les premiers gradins du Jura commencent à pointer au-dessus des collines de lehm après Werentzhausen et Fislis. Les bords de l'Ill ne prennent toutefois le caractère d'une vraie vallée que derrière Oltingen et Rœdersdorf. A Ligsdorf, pittoresque village, où la pierre remplace de nouveau le torchis dans la maçonnerie des maisons, cette vallée s'engage entre des montagnes dignes de ce nom. Mais quand les montagnes s'élèvent et grandissent, les cours d'eau qui en sortent diminuent de volume en se ramifiant. Réduit à l'état de ruisseau, l'Ill tient derrière Ligsdorf dans un fossé encombré de roseaux et de joncs, au milieu d'un fond de prairies.
Beaucoup d'arbres fruitiers bien chargés remplissent les vergers, et les maisons du village sont assez spacieuses. Par-ci par-là, quelques rochers émergent du gazon. Plus haut vient la forêt. On voit le ruisseau jaillir du sol fissuré. Sa vraie source, la première, se trouve dans un verger à Winckel, un quart d'heure plus à l'est, vers 600 mètres d'altitude. En temps de basses eaux, le ruisseau coule souterrainement sur un parcours de 1 à 2 kilomètres.
Devant Hirsingen, l'Ill reçoit l'affluent du Feldbach, formé dans une vallée latérale et parallèle. Je l'ai suivi à pied pour une excursion à la héronnière de Bissel, dans la zone des étangs. Partout des cultures semblables et un même mode d'exploitation. Les blés donnent ici de meilleurs rendements que dans la Hart. Sur les pentes, les champs sont cultivés en dos d'âne, avec un large sillon sur les limites.
Avant d'atteindre Feldbach et après Heimersdorf, apparaît une forêt de hêtres en haute futaie, derrière laquelle se cachent les étangs de Bissel. Un troupeau de moutons pâture dans les guérets, sur le chemin; à la lisière de la forêt, des chênes. Pour découvrir la héronnière, il faut nous enfoncer dans la profondeur du bois, bien avant et loin des lieux fréquentés. Êtes-vous désireux d'observer les mœurs de ses habitants, des précautions extrêmes sont nécessaires. Aucun oiseau ne se laisse approcher plus difficilement que le héron cendré, l'espèce établie ici à. demeure. Aucun non plus n'est plus craintif, plus défiant. De tous les ardéidés, le héron cendré est le plus pourchassé aussi, à cause de ses ravages dans les étangs. L'apparition d'un homme l'inquiète; 'un coup de tonnerre le remplit de terreur. Par suite, il recherche la solitude et vit dans une retraite complète, non sans former de petites colonies, où plusieurs familles apparentées vivent ensemble Cachée dans la couronne des grands hêtres, la héronnière de Bissel ne compte pas moins de dix à quinze nids. Ces nids, plats, larges d'un mètre, sont formés grossièrement de branches sèches, de brindilles, de feuilles, de roseaux et de paille, avec des plumes et des poils dans l'excavation. Au-dessous, le sol et les arbres sont couverts d'excréments blancs tout le feuillage en est détruit. A l'époque de l'incubation, des poissons putréfiés, tombés des nids, empoisonnent l'atmosphère. Chaque femelle pond trois ou quatre œufs verdâtres, à coquille épaisse et lisse. En sortant de la coquille, les jeunes sont hideux à voir. Très affamés, ils mangent beaucoup. Une partie des aliments, composés de poissons que leur apportent les parents, tombe à terre et y pourrit. Quatre à cinq semaines après l'éclosion, les héronneaux apprennent à voler, et leur éducation se termi,ne en quelques jours, assez vite pour être ensuite abandonnés à eux-mêmes. Quantité d'étangs à carpes étalent leur nappe paisible à la lisière de la forêt de Bissel. Leurs eaux, peu profondes, bordées de joncs, de roseaux, d'herbes aquatiques, fournissent aux oiseaux pêcheurs une nourriture abondante.
Sédentaire en Alsace, autour des étangs du Sundgau, le long de l'Ill et sur les bords du Rhin, le héron cendré, Ardea cine1'ea, atteint plus d'un mètre de hauteur et deux mètres d'envergure avec les ailes déployées. Il a le front et le haut de la tête blancs, le cou blanchâtre, le dos gris cendré rayé de blanc, sous l'effet des longues plumes de cette partie du corps. Ses flancs, une raie allant de l'œil à l'occiput, trois plumes allongées qui forment l'aigrette, trois rangées de taches et les rémiges primaires, sont noirs, tandis que les rémiges secondaires et les rectrices paraissent grises. L'œil, très vif, est de couleur jaune doré, les parties nues de la face d'un jaune vert, le bec jaune-paille, les tarses bruns tirant sur le noir. Sa voix est un cri rauque, plus bref en cas d'avertissement pour prévenir d'un danger.
XLVII
FERRETTE ET LE JURA ALSACIEN.
Par la conformation du terrain et par le mode d'exploitation, le cercle d'Altkirch rappelle la zone du territoire de Belfort située au pied des Vosges. A l'approche des montagnes du Jura, vers Ferrette, le paysage change également d'aspect. Mais ces montagnes du Jura ne ressemblent aux Vosges ni pour la structure et la composition du terrain, ni pour le relief extérieur. Tandis que la chaîne des Vosges présente un axe principal d'où partent de grandes ramifications, appuyées sur des contreforts plus petits, de manière à rappeler dans son ensemble la disposition des nervures d'une feuille, les massifs du Jura sont soulevés sans ramifications ni contreforts.
Feldbach, que nous voyons au retour de la héronnière de Bissel, est encore à 6 kilomètres du premier gradin jurassien. L'église, de style roman, quoique très simple, et malgré des modifications multipliées dans le cours des siècles, est un des monuments les plus intéressants du Sundgau, la date de sa construction remontant à la charte de fondation datant du milieu du xne siècle. Elle formait dans l'origine une basilique à trois nefs, avec autant d'absides en demi-cercle. L'abside principale est seule conservée aujourd'hui. Ses piliers en colonnes portent d'élégants chapiteaux, tous ornementés d'une manière différente. Plus d'inscriptions visibles sur les pierres tombales encore nombreuses. Plus d'accès au caveau funéraire des comtes et des comtesses de Ferrette. Les cendres des tombes violées ont été jetées au vent lors de la tourmente de 1793.
Comme le fond de la vallée se relève, les prés disparaissent derrière Feldbach, faute d'irrigation. Rien que des champs labourés sur le sol redevenu uni, et beaucoup d'arbres fruitiers de dimensions énormes. Des plantations de chanvre viennent à côté des champs de pommes de terre. La moisson des blés est faite depuis plusieurs semaines. Chemin faisant, j'entends un gamin nu-pieds chanter une complainte locale sur la lisière d'un bois de hêtre. Plus loin, un ouvrier ivre arpente le chemin en zigzag. Oh! l'alcool allemand à bon marché fait bien du mal dans le pays! Dans la rue de Vieux-Ferrette, un bruit de clochettes annonce la rentrée du pâturage. Et les vaches de venir, les unes après les autres, étancher leur soif à l'abreuvoir, dont la fontaine remplit aussi les seaux des ménagères de l'endroit. Vieux-Ferrette touche presque le Ferrette du château, chef-lieu du canton moderne. Au delà des bois, tout près, les premiers gradins du Jura se dressent comme un
mur au-dessus du plateau d'alluvion. La pointe en tôle du petit clocher se détache sur le fond vert des forêts. Quelques pas encore, et au pied du château en ruines le sol se creuse en une large gorge dont la profondeur grandit d'autant les montagnes environnantes. Ferrette du château attache et serre ses maisons dans le défilé étroit qui monte entre le piton des ruines et la montagne rocheuse en face.
ABREUVOIR A VIEUX-FERRETTE.
Au haut du piton, ce qui reste du château se dresse comme un nid d'aigle, montrant sur le fond du ciel une grande porte à jour dans un pan de mur prêt à crouler. Le haut autour des ruines est boisé; la pente inférieure, en gazon avec de gros noyers. -Un élégant chalet en bois s'avance discrètement entre les grands arbres aux deux tiers de la hauteur.
Le château de Ferrette occupe ainsi un piton isolé, une sorte de point central dominé à peu de distance par les hauteurs environnantes. Le village, ses habitants disent la ville, avec ses cent maisons, tient avec peine dans la gorge formée entre
le piton du château et la montagne boisée d'en face. Deux routes se rencontrent à l'entrée d-u défilé. Si elles ne se réunissaient pas, elles ne pourraient passer ensemble côte à côte. Impossible de trouver sur l'emplacement de la ville en tant que cette qualité appartient à une agglomération de 520 habitants 100 mètres carrés de niveau. Aussi bien rues et maisons s'y étagent les unes au-dessus des autres, prenant pied comme elles peuvent. Tel bâtiment accroché contre la montagne, a des entrées de niveau avec le dehors sur deux ou trois étages. Remarquons parmi les édifices publics la vieille église, construite sur une terrasse l'hôtel de ville, avec ses fenêtres à quatre et à six baies d'inégale hauteur et étroites aux deux étages; la nouvelle prison cantonale, plus semblable à un castel, où les vagabonds prisonniers sont mieux logés que chez eux. L'hôtel de ville date de l'année 1572. A côté s'épanouissent deux arbres de la liberté, des tilleuls, ceux-là, plantés l'un en 1830, l'autre en 1848. Dédaigneux des chemins battus, nous laissons la voie pavée du Kastelweg, praticable aux voitures, pour grimper à la manière des chèvres par un sentier plus rapide jusqu'à l'entrée du château, dissimulée derrière la fraîche verdure de la forêt.
A l'époque où Schœpflin a écrit son Alsatia illust1'ata, à en juger par une gravure de cet ouvrage, la plupart des bâtiments du château de Ferrette étaient encore debout, en bon état de conservation. Depuis, le temps les a renversés en partie, notamment la grande muraille en face de l'entrée, dont les pierres ont servi pour les constructions récentes. Le délabrement augmente au point que dans cent ans les archéologues demanderont où s'élevait l'antique château, comme nous interrogeons aujourd'hui les vieillards sur l'emplacement d'une voie romaine encore reconnaissable au siècle dernier.
Sur le sol inégal et pierreux de la montagne, envahi de plus en plus par la forêt, s'élèvent de hautes murailles avec leurs fenêtres enfoncées, à travers lesquelles le vent recourbe la cime des arbres, qui recouvrent les décombres de leur fraîche verdure. Malgré le travail destructeur des années, la vie n'est pas entièrement éteinte dans la vieille enceinte ses manifestations se transforment au lieu de disparaître. Quelques petits pins rabougris enfoncent leurs racines dans les fissures des plus hautes parois, étendant leurs rameaux suivant la direction du vent dominant. Dans la partie la moins caduque des murs, au levant, vous apercevez des embrasures susceptibles de servir pour des canons preuve de la restauration du château pour appliquer un système de défense plus moderne, après l'extinction des comtes de Ferrette. En effet, cinquante ans après la guerre des paysans, la maison d'Autriche a engagé ce manoir aux comtes Fugger d'Augsbourg, en 1575, à charge d'opérer les changements et les restaurations nécessaires. Selon
la convention faite, les comtes Fugger le firent répare-r complètement et entourer de fossés. Sous une arcade cintrée en briques on voit l'orifice d'un puits, en partie
ÉGLISE DR FERRETTE.
comblé, qui descend à plus de 100 toises de profondeur, selon la tradition locale, pour atteindre une source d'eau vive au sein des roches calcaires. Les quatre murs, sans toit, d'une chapelle dédiée à sainte Catherine sont à quelques pas de là. Notons encore une poterne dans le bas, une tourelle avec oubliettes à côté de la
maison du garde, une sorte de plate-forme en haut, avec des sièges sur la partie la plus élevée pour la vue du panorama.
Le délabrement actuel de la ruine et l'envahissement du bois ne permettent pas de bien reconstituer le plan primitif du château de Ferrette. Le manuscrit de l'ancien livre terrier et statutaire du comté nous donne la description suivante à l'époque de la restauration de Jean Fugger « Le château de Ferrette est pourvu de deux entrées, trois cours et trois corps de bâtiments, lesquels sont disposés, savoir le premier, nommé l'Oberschloss ou bâtiment supérieur, renferme six salles et onze chambres, cuisine, cabinet de bain et caves. Pour arriver à ce château, il existe un chemin en spirale que l'on peut parcourir soit à cheval, soit en voiture. Le second bâtiment s'appelle la Maison du bailli il renferme quatre salles, sept chambres, deux cuisines, une écurie pour y loger trois chevaux, une cave, une chambre de bain et, de plus, des greniers pour y loger 1 000 rézeaux de grains. Ce bâtiment est défendu par un bastion au-dessous duquel il existe deux cachots. Le troisième bâtiment, connu sous le nom de Maison des chevaliers, n'a qu'une salle et une chambre, sur lesquelles se trouvent des greniers capables de contenir 500 rézeaux de grains. Dans le château supérieur il existe un puits pourvu d'excellente eau vive et taillé dans le roc à une profondeur de 115 toises; on y puise l'eau au moyen de deux seaux en cuivre, dont chacun contient une mesure et demie et qui sont fixés à une grosse et forte chaîne en fer. Il existe de plus dans ledit château supérieur une chapelle dédiée à la vénérable sainte Catherine et qui n'est pourvue que d'un calice et de quelques mauvais ornements. Un prêtre ou le curé de Ferrette a droit de jouir des rentes affectées à cette chapelle, à charge de la desservir. Ledit château est entouré d'un mur flanque de tours et de bastions, de manière à pouvoir s'y défendre quelque temps en cas de siège. Il s'y trouve également, comme nunitions de guerre, douze petits canons sur affûts et roues, dont six d'une beauté remarquable ont été envoyés par les Fugger d'Augsbourg, avec douze caissons pour la poudre et les boulets, ainsi que seize crochets doubles, vingt hallebardes, autant de mousquets à double canon et quelques provisions de poudre. »
Une charte de l'année 1104, publiée par Trouillat, page 219 de son premier volume des Monuments de l'histoire de l'ancien évêché de Bâle, nous donne la première mention du château de Ferrette Pfirtensis comes. de castro Ferretto. Frédéric Ier, second fils de Thierry le', comte de Mousson et de Montbéliard, hérita de son père en 1103 des terres de l'Alsace supérieure, qui prirent le nom de comté de Ferrette. Par le mariage de Jeanne, fille d'Ulrich, le dernier héritier mâle du comte Frédéric Ier, avec l'archiduc Albert II, ces terres ont passé en 1324 à la
maison d'Autriche. En 1233, à l'époque des fêtes de Pâques, le comte Frédéric II, celui qui subit à Bâle la peine du harnescar, a été assassiné au château par son fils Ulrich. Bien des drames sanglants et sinistres se sont accomplis dans ses murs, depuis ce premier meurtre jusqu'à l'exécution du colonel d'Erlach, précipité des fenêtres de la forteresse par les paysans sundgauviens révoltés contre les Suédois pendant la guerre de Trente Ans Sujets féaux de la maison d'Autriche, les paysans
FERRETTE ET SON CHATEAU.
du Sundgau n'ont jamais marchandé au service de leurs maîtres ni leur sang ni leur argent, quoique souvent persécutés pour leur dévouement. Témoin le supplice d'un millier d'entre eux pendus le long de la route de Blotzheim à Baise, par ordre du commandant des troupes suédoises, en manière de représailles pour le massacre de la garnison de Ferrette en 1632. La tradition populaire conserve le souvenir de ces atrocités, d'accord avec les chroniques écrites du temps. Ichtersheim raconte notamment à propos de l'affaire de Blotzheim comment, en l'absence de bourreau, les mille paysans condamnés à être pendus devaient s'attacher aux arbres les uns les autres jusqu'au dernier, lequel en récompense aurait été fusillé. « Aucun
n'ayant voulu commencer, un des plus jeunes de cette bande malheureuse, pour sauver sa vie, accomplit l'œuvre, et orna tous ces arbres de fruits de la fidélité autrichienne, sur quoi il obtint grâce de sa vie afin de pouvoir être un témoin vivant de cette tragédie. »
Épisode lugubre d'un passé où ces scènes, auxquelles nous ne pensons pas sans
GORGE DE LA HEIDENFLUH.
frémir, ne se répétaient que trop souvent. Détournons-en notre pensée pour jeter un regard sur le panorama visible depuis la plate-forme du château. De ce point d'observation, on a la ville de Ferrette à ses pieds dans l'étranglement. Certaines parties de la ruine sont taillées dans le roc. On est presque en surplomb. Par un temps clair, le GrandBallon, le Ballon d'Alsace, l'Ungersberg peuvent être vus d'ici et sont faciles à reconnaître. Ce matin pourtant, point d'horizon à embrasser. A peine puis-je distinguer le clocher de V'incliel, dans la direction du Jura. Le massif du Blochmont est masqué. Plus près seulement, le Geisberg laisse voir ses pâturages et ses bois, au pied desquels
la grand'route enlace une prairie couverte d'arbres fruitiers. Vient ensuite le plateau du R6ssberg, puis une arête allongée, pas trop aiguë, mais également revêtue de bois. Sur la gauche, la dépression du terrain ménage une échappée sur la vallée haute de l'Ill, en amont de Sondersdorf. Très belle perspective, quand les brouillards ne la voilent pas. Sans ces brouillards fâcheux, la vue s'étendrait, bien loin aux quatre coins du ciel. Vieux-Ferrette, la ville primitive, s'il faut en croire son nom, semble être un faubourg détaché de son chef-lieu, au bord de la route de Feldbach, sur un fond de prairie, adossé contre la montagne, en avant
du bassin supérieur de la Largue. A travers la brume, qui semble grossir à vue d'oeil, j'aperçois encore vaguement dans la profondeur, entre les bois et les collines, les restes du monastère de Luppach.
Un demi-tour derrière le grand puits du château, à travers un étroit couloir, nous ramène sous bois pour passer à la chaire des Erdwibelfelsen. Les rochers des Erdwibelfelsen appartiennent à un massif séparé du piton du château et appelé
ROCHERS DES LECHLEFELSEN.
la Heidenfluh, naguère occupé par une population de nains, à en croire la tradition. Une prairie s'étend entre les deux montagnes. Chaque bout de chemin met le promeneur en présence de nouveaux motifs. Aux Erdwibelfelsen, une chaire et une gorge rocheuse très remarquables avec des grottes et des cavernes. L'escarpement qui forme la chaire surplombe à 20 mètres de hauteur, au-dessus d'un couloir étroit embarrassé de débris de rochers. Dans ce dédale que la végétation envahit, à travers lequel vous vous élevez jusqu'à la plate-forme de la chaire par un sentier tortueux, s'ouvrent plusieurs cavernes. Ces cavités présentent une succession de chambres, les unes élevées, les autres si basses qu'un homme n'y pénètre qu'en rampant. Elles seraient certainement intéressantes
à fouiller pour l'histoire naturelle, si ce n'était en considération de la tradition populaire.
La montagne de la Heidenfluh constitue un massif aplani par en haut, fort étroit par places. Avant l'entrée du défilé qui domine la chaire, il y a des abris sous roche. Depuis la plate-forme, le regard embrasse toute la vallée de l'Ill, entre Durmenach et Saint-Blaise, avec vue sur les villages de Werentzhausen, de Bouxwiller et de Kiffis. Les gradins du Jura sont aussi visibles par un temps clair, ainsi que les glaciers des Alpes. De distance en distance, des escarpements calcaires émergent au-dessus des bois, tandis que, dans le lointain, la vallée de l'Ill montre seulement des pentes douces. Du côté de Ferrette, une forêt de sapins d'une venue superbe, avec la flore spéciale des terrains calcaires dans les clairières. Un balcon suspendu au-dessus des escarpements facilite la vue et permet de distinguer une disposition du terrain en trois étages, dans la prairie, sous le bois, en avant de la gorge. Les abords de la source de l'Ill sont masqués par une autre montagne; mais, sans les brouillards, le château de Landskron, avec son donjon élevé, devrait apparaître sur le prolongement de l'axe de la Heidenfluh.
Un chemin de crête, véritable charmille sous bois, conduit de la chaîne des Erdwibelfelsen à un rond-point du Club Vosgien, ménagé dans la futaie de sapins et de hêtres. Plusieurs tables, formées par d'anciennes meules à moudre reposant sur un tronc d'arbre, se trouvent là, entourées de sièges rustiques. Des tranchées ouvertes dans la forêt procurent de jolies échappées de vue au loin. Tout près se trouve une place de dause parfaitement marquée autour d'un arbre au centre. Chaque année on y célèbre la fête de la forêt, Wald fest, avec un grand concours de la population des environs. Une éclaircie qui se produit du côté du Jura laisse voir un moment, à travers les tranchées de la forêt, une combe étagée au-dessus de l'autre. C'est un aspect bien différent du relief des Vosges. Tournez un peu du côté opposé à la direction de Landskron, et vous avez devant vous le panorama de Ferrette, ravissant au soleil. Tout d'abord se présente le piton du château, dominé par le sommet du Bengerwald d'une part, et de l'autre par les Lechlefelsen. Les Lechlefelsen sont ainsi nommés à cause de la gorge ouverte entre leurs escarpements de calcaire, jaunâtres sous la lumière, et le piton isolé du château. En avant d'un fouillis de forêts, de rochers, de prairies, sillonné par un réseau de chemins et parsemé de villages, la vallée de la Largue se déploie, dominée elle-même dans les vapeurs du lointain par le château de Belfort et les Ballons vosgiens. Dans la région des collines, les forêts apparaissent comme des taches foncées sur les tons plus pâles de la campagne.
XLVIII
LUCELLE ET LA FRONTIÈRE SUISSE.
Quoique dépendant de l'Alsace, Lucelle forme une enclave en territoire suisse. Les eaux de Lucelle rejoignent la Birse dans la direction de Bâle de l'autre côté de la frontière, tandis que Winckel, dont Lucelle est une annexe administrative, se trouve aux vraies sources de l'Ill. Winckel, dans notre dialecte alsacien, signifie « un Coin » Lucelle se traduit par « la Petite ». Une petite eau, un ruisseau formé derrière les forges, dans un étang de l'ancien couvent de même nom, s'écoule à travers une combe du Jura. Nous allons suivre tout à l'heure ses flots babillards au milieu des bois Avant de la rejoindre, faisons une visite aux sources de la grande Largue, principal affluent de l'Ill supérieure, derrière le coin de Winckel. Un pli de terrain, terminé par un escarpement, avec des cavernes derrière les maisons et les vergers du village d'Oberlarg, sépare les sources de la Largue de celles de l'Ill. Les cavernes s'ouvrent dans une formation calcaire et sont peu profondes. De petits pâtres s'amusent à y allumer des feux, dont les traces, mêlées à des débris de repas et enfouies dans le plancher, pourront exercer la sagacité des anthropologistes de l'avenir. Du côté de Winckel, le col entre les deux vallées, à 615 mètres d'altitude, forme quelques ondulations, avec des plantations de seigle, de chanvre et de pommes de terre. Vous voyez les maisons du village, construites en pierres, le long du chemin, mais non pas alignées au cordeau.
Sans être riches, les gens de Winckel possèdent le nécessaire. Presque chaque ménage a sa maison à lui, avec un verger, quelques bouts de terre arable, une vache ou des chèvres. Les intérieurs paraissent proprets et bien tenus. Peut-être les habitants pourraient-ils travailler davantage pour se nourrir mieux. Malheureusement l'industrie locale laisse à désirer, et l'étendue des terres arables ne suffit pas.
Pendant l'hiver, la neige, qui s'accumule et monte haut, isole complètement ce bout-du-monde, dont beaucoup d'Alsaciens ignorent jusqu'au nom. En été, par contre, le pays est ravissant avec sa verdure et ses forêts, avec ses ombrages frais et ses fleurs. Au-dessus du village de Winckel, le Glassberg atteint 817 mètres d'altitude. Ses pentes sont couvertes d'une futaie de hêtres et de sapins. Dans le haut, point de crête, mais une succession de plateaux à pente douce, superposés et revêtus de pâturages. Ces pâturages, notamment à l'Oxenrain, ressemblent à des
parcs anglais, avec des hêtres ou des chênes au tronc trapu, sur le gazon en pelouse. Au commencement de l'automne, les branches des hêtres ploient sous le poids des faînes à peu près mûres. Chaque ménage obtient de la commune un ou plusieurs de ces arbres pour en récolter les fruits. Ils font avec les faînes une bonne huile comestible. Les sangliers sont aussi friands de ces fruits, non moins que des glands de la chênaie voisine. On les rencontre souvent par bandes nombreuses. On voit aussi de gras blaireaux se chauffer au soleil.
Les fermes anabaptistes du territoire de Winckel paraissent plus prospères que les cultures des villageois. Chacune a son nom propre Pfaffenloch, Kohlberg, Neuhof, Schlurhof, Hinterburg. Celle du père Schwander, le patriarche de la contrée, entretient sur une superficie de 200 journaux, soit 66 hectares, en prés et en pâturages, mêlés de champs de blé, 64 têtes de gros bétail, dont 40 vaches laitières. /1 Le fermier a transformé une partie des pâturages en prés à faucher. Il ne laisse au pâturage en permanence que les jeunes bêtes, des génisses et quelques poulains les vaches laitières sont soumises à la stabulation. Les terres arables du domaine, cultivées en blé et en pommes de terre, ont 40 hectares de contenance. Combien pensez-vous que rend le froment à ces hautes altitudes? Pas moins de 27 hectolitres par hectare, bon an mal an, grâce à l'abondance de l'engrais et aux soins donnés à la culture. C'est plus qu'à Winckel, où les épis restent petits et mal fournis; plus aussi que dans la plaine de l'Ill, dont le rendement moyen ne dépasse guère 20 hectolitres, sur des terres de qualité meilleure, mais moins bien fumées. Un jour dans l'autre, la ferme Schwander fabrique un fromage façon Gruyère de 25 à 30 kilogrammes, vendu à Mulhouse 70 francs le quintal, après six mois de cave.
Au lieu de suivre la route carrossable qui conduit à Lucelle, nous prenons de préférence les sentiers du Glassberg. Plus de brouillard du tout, comme l'autre jour à Ferrette, pas même"une trace de nuage. Un soleil devenu brûlant couvre la montagne de ses rayons. Non loin de la ferme du Pfaffenloch, nous apercevons les restes de l'ancienne abbaye dans un creux, sous la route, bien bas. De ce monastère on n'a guère conservé que la maison de l'abbé et les bâtiments d'exploitation. Depuis deux ans, les forges et les hauts fourneaux installés dans ces bâtiments ont éteint leurs feux. Plus de fumée aux cheminées hautes, ni de travail dans l'usine déserte. Aussi, dans le site de Lucelle, la solitude est plus grande maintenant que du temps de ses religieux, chassés par un décret du 13 février 1790. Longtemps l'abbaye a brillé d'un vif éclat. Elle figurait parmi les établissements riches de l'ordre des cisterciens lors de sa suppression. Sa fondation remonte au 25 mars 1123, par Hugo, Amédée et Richard, seigneurs de Montfaucon, neveux de l'évêque
Berthold de Bâcle. Dans la suite, le monastère de Lucelle donna naissance à de nomb.reux couvents cisterciens dans le sud de l'Allemagne et compta au nombre des plus importantes maisons religieuses de France.
Si les bâtiments de l'ancienne abbaye encore debout ne valent pas la peine d'une visite, par contre le site même de Lucelle charme l'œil par son aspect pittoresque. Souriante au soleil, la végétation couvre les ruines de sa parure verte,
ROCHERS DE LA Ll'CELLE.
toute émaillée de fleurs aux couleurs brillantes, au délicat parfum. Plus de bruit de marteaux dans l'usine close, plus de chants pieux sous les voûtes de l'église détruite. A l'œuvre fugitive des hommes le perpétuel renouveau de la nature oppose ses transformations continues. Admirons donc la nature, là où le travail humain agité ou tenace laisse seulement au passant l'image de sa fragilité. Le cimetière caché dans la verdure, sans aucune trace apparente d'inscription, rend plus pénétrant, plus profond le sentiment de la vanité des choses. Vanité, oui, à la réflexion; mais qui n'empêche pas de jouir vivement d'une scènerie grandiose ou d'un beau spectacle. Plus on y regarde, plus le sillon de la Luc.elle paraît se creuser pro-
fondément entre ses deux montagnes. Entaillée dans le rocher, la route de Winckel semble suspendue au-dessus de l'abîme, avant d'atteindre, devant les forges, un poste de douane qui rappelle les droits souverains de l'Allemagne à la frontière. Ainsi la rivière, née à Pleigne, sur territoire suisse, coule dans la fissure ouverte entre deux crêtes boisées. Sur chaque rive passe un chemin, celui de droite en Alsace, celui de gauche en Suisse. De loin en loin apparaît une ferme.
Peu à peu la vallée s'élargit. A proximité du Moulin-Neuf, où nous prenons une friture, la Lucelle, petit ruisseau sous les murs de l'abbaye, grossie par les affluents sortis des cluses riveraines, prend des allures plus puissantes. L'ouverture des ponts qui la franchissent montre combien elle devient forte par moments. Elle atteint un débit moyen de 400 litres, au moins, par seconde, à l'approche de Kiffis, où elle cesse de former la ligne frontière, avant de rester définitivement sur le sol suisse. Pour éviter la longueur de la grand'route, nous prenons un sentier à travers prés. Ce sentier touche un bouquet de chênes. Partout des pointements de roches calcaires solides ou des affleurements de marnes plus friables. Plus ouvert le paysage devient un moment superbe, avec son caractère jurassien si différent de nos paysages des Vosges. La montagne manque sous vos pieds par places, l'horizon se dégage. Sur le territoire suisse, à une grande hauteur au-dessus de la Lucelle, Roggenburg avec son église blanche, son clocher sans flèche, se dresse dans une position élevée. Des prés, des pâturages, des champs labourés s'étagent jusqu'au sommet des plateaux ou des terrasses que le bois domine. Sur le versant alsacien de la combe, un clocher à flèche aiguë se dissimule derrière un rideau d'arbres. C'est le clocher du village de Kiffis masqué par les vergers. J'y arrivai à la nuit tombante, et n'y pus trouver un gîte que grâce à l'intervention d'un douanier compatissant.
Au lever du soleil, je me suis remis en chemin. Mon hôtesse, qui préparait son déjeuner à la cuisine, ne voulut rien accepter pour son hospitalité de la nuit. Quel temps splendide au dehors un beau matin d'automne, d'abord un peu frais, mais que le soleil joyeux aura vite réchauffé. Le chçvrier de Kiffis souffle dans sa trompe, afin de réunir ses pensionnaires. De toutes les maisons, je veux dire de chaque étable, sortent plusieurs vaches ou chèvres. Toutes ne vont pas rejoindre le troupeau banal. Des enfants et de vieilles gens, un homme qui bourre sa pipe, une femme qui tricote, amènent aussi quelques bêtes à travers des sentiers détournés pour gagner des pâturages de réserve. Entendez les gamins chanter et pousser le joedel particulier aux pâtres suisses, répercuté par les échos de la montagne. D'une transparence parfaite, l'air paraît aussi plus sonore ici. Au risque de tomber dans
CHATEAU DE LANDSKRON.
des redites, j'appellerai ce paysage un paysage magnifique. Sa perspective sur le Jura suisse développe des lignes de faîte et des terrasses au profil allongé, presque horizontal, à peine infléchi légèrement, avec d'énormes bastions aux escarpements brusques, avec des précipices s'abaissant à 100 mètres d'une seule chute. La montagne vous manque sous les pieds, sans exagération aucune, au bord de ces abîmes, que vous êtes surpris de voir s'ouvrir subitement en marchant sur un terrain plat. La Lucelle cesse de marquer la ligne frontière après Klœsterlin, où cette ligne abandonne la rivière pour suivre le faîte des montagnes jusqu'au signal Rœmel et au château de Landskron, non sans donner à la Suisse, entre Biederthal et Leymen, une enclave en territoire alsacien. Par enclave j'entends ici, comme aux ruines de Lucelle, un coin de terrain dont la condition politique n'harmonise pas avec la topographie, et le met en dehors de ses frontières naturelles. Que voulez-vous, les diplomates chargés des délimitations subissent souvent l'effet de singuliers caprices. Une bonne route conduit de Kiffis à Rœdersdorf dans la vallée haute de l'Ill. Allant un peu au hasard, à la piste de certains affleurements de couches calcaires et marneuses de l'étage astartien, où apparaissent des dépôts de minerais de fer sableux, d'un rouge de sang vif, je me dirige sur le village de Wolschwiller, non sans risque de m'égarer au milieu d'un chaos de montagnes, de vallées, de forêts.
Entre Wolschwiller et Biederthal, le chemin est bordé de grands pommiers et de poiriers plus grands encore, tous chargés de fruits à ployer les branches. Pas un ménage ici qui ne fasse pour l'hiver sa provision de schnitz avec sa provision de choucroute. Dans l'embrasure des fenêtres ouvertes vous voyez sécher au soleil des plateaux chargés de quartiers de poires et de pommes, de prunes ou de cerises. Cuits à l'eau, avec un morceau de lard bien épais, les fruits secs en quartiers se mangent sous le nom de schnitz. Au mardi gras, le dernier jour de carnaval, tout propriétaire qui se respecte célèbre le schnitzzichtig par un copieux repas auquel sont conviés les journaliers et les ouvriers de la maison. Les schnitz constituent le plat principal de ce festin, où il y a du jambon et du kugelhopf à satiété, le tout arrosé de petit vin blanc à cœur joie, avec de gais propos prolongés bien avant dans la nuit.
Outre la fête des journaliers au schnitzzichtig, les femmes célèbrent la veille leur hirztag, le lundi de carnaval. Hirztag, dérivé de hirzen, faire chère lie, se divertir à table, signifie le jour de bombance. Ce jour-là, dans certaines communes du Sundgau, à Eschentzwiller et à Zimmersheim notamment, les femmes et les filles prétendent, en vertu d'un ancien usage, avoir seules le droit de se montrer dans les auberges.
Avant d'atteindre Leymen, au bas des pentes de Landskron, le chemin passe de Biederthal sur le sol suisse, canton de Soleure, à quelque distance du petit établissement de bains de Burg, modeste mais paisible, à la lisière des bois, sous les murs d'un vieux château, dont la façade se dessine sur un versant de la montagne. Depuis Leymen, joli village de 158 maisons, avec plus de 800 habitants, je suis monté aux ruines de Landskron en plein midi. Landskron se traduit par « Couronne du pays ». Campée comme elle l'est, sur la crête du Blauen, l'ancienne forteresse porte fièrement son nom. Le Blauen forme un des promontoires avancés
CAVES DU CHATEAU DE M ORI M ON T.
des monts Jura, au-dessus des vallées de Leymen et de Fluhen, au milieu d'une vigoureuse forêt de sapins. Une poterne donne accès dans la cour intérieure, où l'on lit au-dessus d'une seconde porte la date de Le donjon primitif reste encore debout et les constructions environnantes portent le caractère du xve ou du xvie siècle, avec maçonnerie en briques et en moellons, non en pierres de grand appareil. Quelques chambres bien conservées et des voûtes en bon état existent .dans diverses parties du château. Les croisées sont en style gothique. Dans les parties inférieures s'ouvrent des embrasures de canons.
Au commencement de ce siècle, la forteresse de Landskron servait encore de vigie sur la frontière pour entretenir les communications le long du Jura, entre Mulhouse et Belfort, alors qu'il n'y avait pas de chemins de fer. François-Robert
von lchtersheim, dans sa Ganz neue Elsassische Topographie, publiée en 1710 à Ratisbonne, dit notamment « Le roi possède cette forteresse sans autre but que d'entretenir les communications sur le long des monts Jura et d'empêcher les grandes désertions du pays en Suisse » Louis XIV acquit le château de ses détenteurs moyennant une rente annuelle, et le restaura, en l'entourant d'ouvrages avancés et en plaçant sur la crête un bastion en pierres de taille afin de commander les deux versants. Lors de l'invasion qui suivit les désastres de 1813, la place de Landskron avait une garnison de vétérans et quelques conscrits. Cette petite garnison construisit autour du château quatre redoutes et y établit une batterie de huit pièces de canon. Elle oublia seulement de faire provision de vivres dans l'éventualité d'un siège. Le 21 décembre 1813, vers quatre heures du soir, les détachements de la division du général de Wrede prirent position devant la place, enveloppés d'épais brouillards. Un officier ennemi venu dans l'intérieur des lignes, en reconnaissance, fut tué, ainsi que deux de ses gens, par les sentinelles françaises. Cet acte de résistance fit bien reculer les assaillants au premier moment. Ils revinrent pourtant en plus grand nombre. Faute de subsistances, la garnison dut capituler, sous d'honorables conditions d'ailleurs.
La région des collines du Sundgau s'étend au bas du Blauen jusqu'à Hegenheim et Hesingen, au-dessus des rideaux du Rhin aux environs de Bâle, sans changer de caractère. Depuis le donjon de Landskron, je salue, au delà des bois, le clocher de Folgensberg. Si nous revenions ensuite du côté de l'ouest, près des sources de la Largue, nous aurions à y signaler également sur la frontière suisse d'autres ruines féodales, aussi remarquables que celles de Ferrette et de Landskron. Comme Landskron, le château de Morimont, au-dessus du village de Levoncourt, couronne une arête allongée et étroite, accessible d'un côté seulement, sur le point le plus élevé. Des tuiles et des monnaies romaines découvertes sur l'emplacement des châteaux de Morimont et de Landskron parlent de postes romains fortifiés construits antérieurement sur les mêmes points. A partir du Rhin et de Bâle, sur le revers du Jura, en longeant la chaîne du Blauen à sa base, vous trouvez à chaque village des vestiges de l'occupation romaine, tant sur les flancs des montagnes que sur les points culminants. A l'entrée de tous les défilés, les ruines féodales du moyen âge sont entées sur les restes de tours d'observation ou de forts construits par les Romains. Au château de Morimont, dont les abords viennent d'être déblayés, tel était le déploiement des travaux de défense, qu'en cas de siège l'assaillant avait à forcer sept portes, avant-portes et herses, avant d'atteindre l'intérieur de la place. Un plan de Quiquerez, ancien préfet de Délémont, inséré page 115 du Bulletin de la Société pour la conservation dès monunients historicizces d'Alsace, tome III de la deuxième
série, en 1865, donne un aperçu des constructions dans leur état primitif. D'après ce plan l'enceinte du château fort était flanquée de sept tours rondes, dont cinq sont encore bien conservées. Une sixième, qui servait de donjon, est plus endommagée, tandis que de la dernière la base seule reste. Ce qui est le plus reconnaissable dans la distribution intérieure du château de Morimont, ce sont les caves, les souterrains, les oubliettes. Toute la partie inférieure de la résidence était occupée par une grande cave, taillée dans le roc jusqu'à la naissance de la voûte à plein cintre. Au milieu jaillissait une fontaine dans un bassin creusé dans le rocher. La porte principale s'ouvrait sur le fossé; une autre porte communiquait avec l'office par un escalier en spirale, outre deux autres ouvertures encore donnant accès dans les souterrains. Que de cachots ténébreux, d'oubliettes obscures, de couloirs secrets et d'escaliers dérobés ménagés dans l'épaisseur des murailles! que de passages sous terre taillés dans le roc ou disposés dans les fondations du manoir de Morimont! A voir combien l'esprit des seigneurs féodaux était alors ingénieux pour la découverte des moyens de tourmenter les gens et de se venger impunément de leurs ennemis, vous ne pouvez vous défendre d'un sentiment pénible. Certes, un tel luxe de prisons ne s'édifiait pas sans l'intention d'en faire usage, et les ossements poudreux mis au jour en fouillant les décombres des cachots disent assez comment les détenus y périssaient. Le moine Walch, architecte du couvent de Lucelle, nous apprend, dans la description de Morimont, comme quoi la prévoyance de ses seigneurs avait fait établir dans le donjon une prison spéciale pour la répression des fautes ordinaires des domestiques. Au commencement du siècle dernier, on y montrait aussi une sorte de chaire taillée dans le roc sur laquelle étaient enchaînés les serviteurs du château mis en pénitence. XLIX
ARRIVÉE A BELFORT. SUR LE SOL DE FRANCE.
Entendez, maintenant, cette sonnerie de clairons aux notes vives, alertes, eritraînantes C'est un régiment d'infanterie qui passe, allant aux manoeuvres d'un pas léger, musique en tête, son colonel à cheval. Salut au drapeau tricolore, drapeau aux couleurs de France, doux à revoir au passage de la frontière! Nous venons de descendre du chemin de fer à la station de Belfort. Des Alsaciens annexés ne peuvent voir sans émotion le lion colossal taillé dans les rochers du château, éveillant avec leurs souvenirs leurs espérances. Les pensées qu'on ne peut
exprimer tout haut en deçà font ici palpiter le cœur. On ne croit plus aux défaites, à voir ces colonnes de soldats à la fière prestance. Quel mouvement et quelle vie! Dans les rues bruyantes et pleines d'animation des faubourgs, les passants ont lerteint brun et parlent avec vivacité. Si un homme à tête blonde se présente, son accent décèle un optant immigré pour rester Français. Ils sont venus en grand nombre, ces natifs de l'Alsace, entraînés par l'irrésistible besoin de garder leur
« QUAND AtËATE! » MONUMENT DES MOBILES.
fidélité à l'ancienne patrie, par la déclaration d'option avant le délai d'octobre 1872. Quoique tous n'aient pu rester, Belfort, comme toutes les villes de la nouvelle frontière, a beaucoup gagné par ce fait. Des quartiers nouveaux se sont élevés hors de la ville pour loger ces essaims d'immigrants laborieux, et les rues des faubourgs ne cessent de s'allonger à perte de vue par des constructions incessantes. Pourtant ce qui attire lue regard de l'arrivant plus encore que ces avenues prospères, c'est la forteresse du château qui domine la place. Voyez-la donc dessiner sur le ciel bleu son vigoureux profil, quand vous débouchez sur le pont de la Savoureuse, en face de la porte de France. Pareille à une sentinelle vigilante, elle veille fidèlement sur
le passage confié à sa garde. A l'assaillant étranger, disposé à franchir la frontière à nouveau, elle semble crier On ne passe pas! Et le lion gigantesque, dressé devant les murs de la forteresse, relève la tête du même côté, comme pour répéter avec un rugissement formidable l'impérieuse consigne On ne passe pas
Tout naturellement, l'attention du visiteur se porte de prime abord sur les ouvrages fortifiés. A part l'ancienne église de Saint-Denis et un groupe en fonte coulé par Mercié, dressé sur la place de l'Hôtel-de-Ville et devant l'église, Belfort n'a point de monument. Le groupe de Mercié, commémoratif de la défense de 1870, est d'une belle exécution, comme le lion colossal de Bartholdi, quoique dans un
genre différent. Il r eprésente une Alsacienne, aux grands flots de rubans, qui tient sous son bras gauche un garde mobile chancelant, frappé à mort, et de l'autre brandit en l'air un fusil dont le soldat blessé ne se servira plus, regardant fièrement l'ennemi avec un geste expressif. Sur le socle de la statue, cette inscription significative dans son laconisme Quand même! Quant à la sculpture du lion aux proportions gigantesques, elle symbolise l'héroïque résistance de la place pendant le dernier siège. L'artiste a utilisé le côté pittoresque du château, avec son aspect sombre et farouche, pour en faire le piédestal de son monument. C'est sur les flancs de la citadelle, encore toute meurtrie par les obus allemands, que le lion se dresse, rappelant la grande lutte de l'année terrible et comme pour défier de nouveaux agresseurs. Exécuté en grès des Vosges, il mesure 16 mètres de hauteur sur une longueur de 24. C'est une œuvre puissante, digne du sentiment élevé et patriotique qui l'a inspirée, comparable à la fameuse sculpture de Thorwaldsen à Lucerne. Aussi personne ne vient à Belfort sans aller voir le Lion du Château, soit par curiosi.té, soit comme par un pèlerinage pieux. Récemment un jeune poète, d'un talent sobre et distingué, lui a consacré un chant inspiré par les émotions du dernier siège
Ce monument commémoratif de la défense de Belfort, où notre grand sculpteur alsacien Bartholdi a trouvé une belle occasion de manifester avec un nouvel éclat ses sentiments de patriotisme, a été élevé par souscription nationale. Au milieu de tant de défaillances et de revers, ce siège désormais inoubliable, avec ses cent trois jours d'un inflexible investissement et ses soixante-treize jours de bombardement inouï, qui a jeté sur la place plus de 500 000 projectiles, restera comme une page glo-rieuse de notre histoire. Avec plus de bravoure que d'expérience, les troupes du colonel Denfert ont pu résister à une armée victorieuse et conserver à la France un lambeau de terre alsacienne. Des travaux considérables ont beaucoup augmentél'importance de la forteresse depuis le dernier siège. Plus puissant comme place de guerre, Belfort a aussi gagné énormément comme place de commerce sous l'influence de ces événements. Par suite de la barrière douanière élevée entre l'Alsace et la France, d'importantes maisons industrielles du rayon de Mulhouse y ont trans-
Si, voyant ton œil fixe sous ta paupière,
Blotti derrière un mur et te croyant de pierre,
Dans l'ombre, et se jugeant à l'abri du danger,
L'ennemi s'oubliait jusques à t'outrager;
Si, dans sa fureur lâche, il te prenait pour cible,
0 toi, qui des vaincus fus le seul invincible,
Rugis-nous ton Qui vive? et contre l'Allemand
Nous nous lèverons tous à ton rugissement!
porté des succursales pour conserver leurs anciens débouchés sur le marché français. Puis la fermeture des établissements libres d'instruction secondaire en Alsace et les restrictions apportées à l'enseignement de la langue française sur le territoire annexé font affluer au lycée et dans les pensionnats de la ville une quantité d'élèves, qui auraient été élevés dans leur pays, avec plus de tolérance de la part des autorités allemandes dans les programmes d'instruction.
La population de Belfort, sous l'effet de ces causes, a ainsi augmenté au point de tripler en moins de vingt ans. Aussi quelle transformation comparativement au
LE LION COLOSSAL DE BARTHOLDI.
passé! Une ville nouvelle est sortie des trois faubourgs de France, des Ancêtres et de Montbéliard, en dehors de l'ancienne enceinte de Vauban, devenue trop étroite. Ces faubourgs débordent maintenant au delà du chemin de fer de Mulhouse à Paris, voire au delà du mur, de construction plus récente, qui relie aux glacis du château le fort des Barres et le fort Denfert. Le périmètre de la nouvelle enceinte murée, plus utile comme barrière d'octroi que comme ouvrage de fortification, embrasse une aire dix fois supérieure à celle de la vieille ville. Malgré son développement, les établissements industriels de récente création, ateliers de constructions mécaniques, filatures et tissages de coton, fabriques de fil à coudre et teintureries, ont dû chercher en dehors de l'enceinte un espace plus libre, afin de s'étendre à l'aise, avec leur cité ouvrière, entre le chemin de fer de Paris et le
BELFORT CONSTRUCTION DE LOCOMOTIVES DANS LES ATELIERS DE LA SOCIÉTÉ ALSACIENNE DE CONSTRUCTIONS MÉCANIQUES.
faubourg extérieur des Vosges dans la direction du Valdoie. De grandes casernes, des parcs et des magasins militaires, en partie achevés, en partie à l'état de projet, prennent la place disponible à l'intérieur de l'enceinte. La Savoureuse, qui descend du Ballon d'Alsace, s'écoule sans bruit, en temps ordinaire, entre les faubourgs et la ville ancienne, dans son lit bordé de fraîches promenades, au bas des glacis.
Ces glacis de l'enceinte fortifiée forment autour de l'ancienne ville un pentagone
BELFORT INTÉRIEUR D'UN ATELIER DE CONSTRUCTIONS MÉCANIQUES.
à peu près régulier, dont les côtés mesurent de 180 à 250 mètres de longueur. La fortification, créée par Vauban et encore debout, se compose de longues courtines en ligne droite, le long des côtés du pentagone. Depuis le sommet de l'escarpement, à pic du côté de la ville, que le château couronne, le terrain redescend suivant une pente plus douce, au fond d'un vallon du côté de la Savoureuse. Sur le versant opposé du même vallon s'élève une colline à double sommet, un peu plus bas et un peu plus haut que le château, qui porte les deux forts des Hautes-Perches et des Basses-Perches, construits depuis la dernière guerre.
Composée de trois enceintes concentriques, la citadelle du château présente à
chaque enceinte deux fronts bastionnés et un cavalier en terre très élevé à l'intérieur de la troisième. Une caserne en forte maçonnerie, voûtée à l'épreuve de la bombe, avec une couverture de terre, couronne l'escarpement du Château. Par leurs extrémités les enceintes du Château s'appuient sur l'escarpement, qui s'abaisse
en dépassant la ville de manière à faire saillie en avant du front sud. Des batteries en terre d'un fort relief sont établies au pied de cette saillie, voyant la campagne à l'ouest par-dessus le faubourg de Montbéliard. Un ouvrage à cornes, d'un relief moindre, en avant de ces batteries et destiné à battre la Savoureuse en aval et les terrains vers la bifurcation des chemins de fer, a ses vues masquées par le faubourg du Fourneau, situé à gauche de la rivière, sur un chemin qui relie Belfort aux villages de Danjoutin, d'Andelnans et de Sévenans.
Devant la porte de France se réunissent les quatre routes venant de Montbéliard, de Remi remont, de Lyon et de Paris, qui franchissent la Savoureuse sur le même pont et sortent de la ville ensemble par la porte
LA PORTE DE FRANCE A BELFORT.
de Brisach, percée dans le front en face du Vallon, pour se diriger ensuite sur Bâle et vers Strasbourg. La route de Strasbourg suit le fond du Vallon, entre les forts de la Justice et de la Miotte, avant de gagner le village de Roppe, que domine aussi un nouveau fort. La route de Bâle par Altkirch oblique à l'est, immédiatement après la sortie entre le Château et la Justice elle passe dans les fossés d'une lunette qui enfile son prolongement, et rencontre ensuite les villages de Pérouse et de Bessoncourt.
A côté de la porte de Brisach, dans le fossé, sous le pont-levis, se trouve la
casemate occupée pendant le dernier siège par le colonel Denfert-Rochereau, chef cle la défense. Passants, saluez!
Entre le mur d'enceinte et le fort de la Miotte, sous le Plateau des Chèvres, le fossé s'entaille dans le roc. Un mur à bahut suit le long de ce fossé, du côté de la
PLAN DE BELFORT EN 1887.
Savoureuse. La mousqueterie suffit pour battre les pentes sous le mur, qui ne sont pas à découvert du côté de la place. Plus bas, vers la ville, des ouvrages pouvant porter du canon remplacent le mur sur la limite gauche du camp retranché du Vallon. Formé par deux arêtes rocheuses parallèles, dont les sommets sont cotironnés par les forts de la Justice et de la Miotte, le Vallon, nous l'avons vu, livre
VUE GFNÉRALE DE 13ELFOR'f.
passage à la route de Strasbourg sur Roppe, par une seconde porte à son extrémité supérieure. Sa longueur atteint 1 kilomètre, dans la direction du nord-est, sur 500 à 600 mètres de largeur. Suivant le pied des escarpements de la Justice, la route suit, après son débouché par le front du Vallon, les bois de la Miotte. Les escarpements à pic reliant le fort de la Justice avec le Château constituent un obstacle infranchissable, suffisant pour la défense de ce côté. Un chemin couvert court, au pied des escarpements, au-dessus du cimetière des Mobiles, avec ses saules pleureurs, au port mélancolique. Quelques milliers de soldats, morts
TOUR DE LA MIOTTE APRÈS LE BOMBARDEMENT.
pour la patrie pendant le siège de 18î0 à 1871, dorment là sous le gazon vert, entouré d'une grille. Puissent ces victimes du devoir reposer en paix dans leur tombe!
La jonction des escarpements de la Justice avec le Château s'effectue par une lunette solide, dressée autrefois pour battre le Vallon de concert avec les canons de l'Espérance. Depuis quelques années, l'ouvrage de l'Espérance n'est plus armé, transformé qu'il est en magasin de vivres et en manutention militaire. Depuis le plateau des Chèvres, la vue sur la ville est masquée en partie; mais le Château, droit et fort, détache bien sur le fond du ciel sa fière silhouette. Ici la route de Bâle, rejointe par les chemins de la rive droite de la Savoureuse, apparaît découpée dans le roc auquel se soudent les murs de la forteresse. En suivant le sentier qui longe la pente en gazon jusqu'à la Miotte, vous avez la vue sur la vallée à gauche, avec le
nouveau faubourg des Vosges, le hameau de la Forge et les vastes fabriques de création récente, le long de la route de Giromagny par le Valdoie.
Nulle part vous ne dominez mieux la place de Belfort que depuis la plate-forme du fort de la Miotte, si toutefois le commandant de place vous y laisse monter sans soupçon d'espionnage. Vous êtes au sommet de la tour à 30 mètres plus haut que le château, et toute la trouée ouverte vers l'intérieur de la France se découvre à vos pieds. Ce terrain de la trouée de Belfort présente comme un fouillis de collines, de pointements rocheux, aux pentes raides, surgissant les uns à côté
TOUR DE LA MIOTTE RESTAURÉE.
des autres, sans liaison aucune. Des bois couvrent les cimes des hauteurs, ainsi que les pentes.
Avons-nous besoin de le rappeler, la vieille tour du fort de la Miotte, la pierre ,de la Miotte, comme disent les enfants de Belfort, a été remise à neuf depuis la guerre dernière. Elle occupe le point culminant de l'escarpement entre la Savoureuse et le Vallon de l'ancien camp retranché, parallèle à l'escarpement de la Justice et du Château. Sa plate-forme domine le fort de la Justice de 10 mètres au moins. Les rochers de sa base, sans être à pic comme ceux de la Justice,descendent néanmoins vers la rivière par des pentes très raides. Les glacis du fort, qui renferme une caserne voûtée à l'abri de la bombe, sont bien raides. Au delà, l'escarpement se prolonge à 2 kilomètres de distance en une arête mince, aux rapides versants, revêtus de bois. Une série d'ouvrages, dont l'ensemble constitue le front
du Vallon, relie entre eux les deux forts de la Miotte et de la Justice. Quant à l'escarpement de la Justice au Château, il s'abaisse d'abord un peu, en se prolongeant au nord-est de la ville, pour se relever ensuite. Vers l'extrémité qui porte le fort, la partie à pic se réduit à une quinzaine de mètres et fait saillie en avant. Dominant les remparts du Château, le fort de la Justice peut couvrir de ses feux les abords du Château, ainsi que les Perches et les terrains à l'est de la place. Au nord, le sol s'abaisse en pentes de roc à peu près inabordables.
Nulle part la vue sur la ville n'est plus jolie _qu'à la descente de la Miotte sur le
FORTIFICATIONS DE BELFORT LA JUSTICE.
Vallon. Pendant cette descente, le Château se relève avec ses casernes et ses remparts puissants. La route est plantée d'arbres, peu fréquentée par le roulage. Ces arbres sont des peupliers à l'intérieur du Vallon; en dehors de la porte, des charmes. Des bandes de rochers pointent à travers le gazon du défilé qui aboutit à la porte, en venant de Roppe, pareil à une souricière. Rien ne ferait soupçonner a présence d'une place forte, si les remparts de la Justice ne se montraient bientôt. Grimpez-vous au haut de l'escarpe gazonnée jusqu'au fossé du fort, large et profond, depuis ce point la pierre de la Miotte a changé d'aspect, placée comme elle parait l'être dans une échancrure, quoique la tour se détache sur le ciel bleu. Dans
les creux du plateau, où les hauteurs semblent découpées à l'emporte-pièce, s'abritent autant de villages. La pente générale s'incline vers l'Alsace. Elle monte doucement vers le château, mais coupée de fossés et de murs qui entravent l'accès de la citadelle. Dans la carrière de pierres calcaires, du côté de Pérouse, il y a eu un vif engagement pendant le dernier siège. Vous voyez maintenant des champs de choux et de blé mûr entre Pérouse et les glacis de la place, où le roc s'abaisse brusquement. Des potagers bien soignés étalent aussi leurs platesbandes à côté des nouvelles casernes du Vallon.
L
HISTOIRE D'UN SIÈGE.
Au moment de son investissement, dans les premiers jours de novembre 1870, la place de Belfort n'avait pas la force de résistance que lui donnent les nouvelles fortifications élevées depuis la guerre. Le colonel Denfert, chargé du commandement supérieur, connaissait toutefois assez bien son terrain pour défende la position. Depuis six ans il était attaché au service du génie, et son premier acte d'autorité fut d'ordonner en toute hâte la construction des deux ouvrages provisoires sur l'emplacement des forts actuels des Perches. Ces travaux difficiles, à cause du manque d'ouvriers, furent poussés avec tant de vigueur que la redoute des HautesPerches se trouva à peu près terminée à l'arrivée des Allemands et celle des Basses-Perches bien avancée. La redoute de Bellevue, commencée également après la déclaration de guerre, était aussi en état de concourir à la défense, avec le fort des Barres achevé auparavant, sur le plateau en avant de la tranchée du chemin de fer. Par contre, l'armement laissait beaucoup à désirer, et les villages des environ restaient sans défense aucune. Quant à la garnison, elle se composait de troupes incohérentes. Suivant l'expression des auteurs de la relation officielle de la défense de Belfort, un bataillon d'infanterie, une compagnie du génie, quatre demi-batteries d'artillerie pouvaient seuls compter comme « véritables soldats ». Le reste de la garnison, 15 000 hommes en tout, composé de mobiles et de gardes nationaux mobilisés, recrues arrivées de la veille, semblait rendre impossible de tenir la campagne. Au lieu d'attendre -les ennemis derrière les r.emparts, le brave commandant de Belfort décida de défendre les abords de la place aussi loin que la portée de ses canons permettrait de soutenir ses soldats, dépourvus d'artillerie de campagne. C'est le 2 novembre au matin que la première colonne allemande déboucha à
Roppe et à Giromagny, en avant de la forteresse. Aussitôt on m-archa à elle pour l'arrêter, et les jeunes mobiles du Rhône soutinrent à Roppe un combat victorieux, plus vaillants que les compagnies de la Haute-Saône, qui eurent la faiblesse de débuter par une retraite en abandonnant la position de Giromagny. Un détachement de francs-tireurs fit sauter dans la soirée le viaduc de Dannemarie. Pendant toute la durée du siège, les assaillants ne purent réparer cette voie, ce qui gêna leurs approvisionnements, en leur enlevant l'usage du chemin de fer pour les transports rapides au delà de la Largue: L'investissement de Belfort fut fermé le lendemain des petits combats de Roppe et d'Éloie. Arrivés en position sur les deux rives de la Savoureuse, avec des forces trop considérables pour être délogées, les Allemands, commandés par le général de Treskow, se mirent immédiatement à retrancher les villages qu'ils occupaient. Ils élevèrent des épaulements pour l'artillerie de campagne destinée à en défendre les approches, en attendant l'arrivée des canons de siège. Le feu de la forteresse gêna leurs travaux, ainsi que les mouvements de troupe à sa portée. Le nombre des bouches à feu disponibles était de 300, dont plus de la moitié composée de vieux mortiers et de canons lisses propres seulement à la défense rapprochée en cas d'assaut. Les projectiles pour le tir à longue portée étaient limités à 500 coups par pièce. Aussi fallut-il, dès le début, ménager les coups, malgré l'installation d'une fonderie d'obus pour suppléer à cette insuffisance.
Dans les premiers temps du siège, l'armée d'investissement ne dépassait pas 25 000 hommes. Ses positions s'échelonnaient de Sermamagny à Bas-Évette, Challonvillars, Bue, Banvillars sur la rive droite de la Savoureuse, rejoignant par Sévenans la ligne de gauche qui passait à Meroux, Vezelois, Chèvremont, Bessoncourt, Pfaffans, Roppe et Éloie. Avec des troupes mieux aguerries, Denfert aurait repoussé cette première armée. Manquant d'artillerie de campagne, il ne crut pas devoir hasarder une action étendue en dehors des villages où la garnison pouvait s'abriter encore contre les canons ennemis. Les assiégés se retranchèrent, après la fermeture de l'investissement, dans les positions extérieures à maintenir. Ces positions étaient les bois de la Miotte, les villages de Pérouse, de Danjoutin et de Bavilliers, le Bosmont, le cours inférieur de la Douce, le Grand-Bois au-dessus du chemin de fer de Besançon, le Mont jusqu'à Essert. Cet ensemble formait autour de la place, à la distance de 2 500 mètres en moyenne, un cordon continu de troupes, surveillant tous les abords et découvrant les parties du terrain cachées à la fortification.
Des lignes télégraphiques reliaient entre elles les positions de la défense et les différents forts. Enfin, pour amener quelques canons dans les sorties on
organisa une petite batterie de campagne de quatre canons avec un attelage de chevaux achetés en ville.
Tout le mois de novembre se passa en escarmouches d'avant-postes, avec de petites sorties et des reconnaissances. Dès lors la maladie faisait plus de mal que le feu ennemi. Le temps était mauvais. Il tombait alternativement de la, neige et de la pluie, qui détrempaient les terrains marneux aux abords de la place Au Mont, au-dessus de Cravanche, nos soldats couchaient sans abri, dans une boue tenace et profonde. Des compagnies d'éêlaireurs, toujours dehors, le jour et la nuit, tenant la campagne sur les points les plus opposés et faisant entendre leur fusillade incessante, constituaient pour la place comme une sortie permanente, insaisissables pour l'ennemi, grâce à leur extrême mobilité, redoutables aussi par leur grande habitude du terrain. Tenu en éveil par ces surprises continues, le général de Treskow était obligé de doubler le nombre de ses postes. L'artillerie de siège, attendue de Brisach, mit beaucoup de temps à arriver, par suite du mauvais état des chemins. Pourtant, la nuit du 2 au 3 décembre, les premières batteries de bombardement s'élevèrent entre Essert et Bavilliers, et dès le lendemain le feu oommença terrible.
Les assiégeants se plaignaient, de leur côté, beaucoup de l'artillerie du Château, qui leur mit hors de combat 80 hommes dès le premier jour. A la veille de Noël toutefois, les Allemands avaient en batterie 72 grosses pièces de siège, d'une puissance supérieure à celle des canons de la place. Ces batteries, au nombre de 14, échelonnées sur différents points, étaient reliées pour chaque groupe par des tranchées protectrices formant place d'armes, à 3 000 mètres environ du centre de la ville. La lutte d'artillerie, ainsi commencée, continua sans relâche, même la nuit, jusqu'à la fin du siège. Pendant les premiers incendies, allumés par le bombardement, les recrues des bataillons de la garde mobile ne brillèrent pas toujours par le courage.
Des tourmentes de neige, de fréquents brouillards, un froid intense, s'ajoutaient aux difficultés ordinaires des combats de nuit sur une terre gelée. Assiégeants et assiégés mettaient à profit les ténèbres pour leurs attaques réciproques et quotidiennes. Ceux-ci comme ceux-là devaient se tenir constamment en éveil pour éviter les surprises. Une attaque soutenue ou repoussée un jour n'assurait pas le repos du lendemain. Parto ut menacé, l'ennemi devait rester en force partout. Sous peine d'être refoulé des points dégarnis, il ne pouvait effectuer nulle part de gros rassemblements. Cette fatigue sans relâche, jointe aux intempéries d'un hiver particulièrement rigoureux, faisait plus de mal aux troupes que les engagements au feu. En ville, la population civile, accumulée dans des caves mal-
saines, était en proie à une violente épidémie varioleuse, à laquelle vint s'ajouter la fièvre typhoïde. Les infirmeries étaient pleines et l'hôpital blindé de l'Espérance s'encombrait de blessés. Cet encombrement, avec le manque d'air derrière les blindages, faisait périr par la fièvre putride un grand nombre de malades, les amputés notamment, dont la plupart succombaient. Plus d'une fois aussi, les obus venaient atteindre les salles remplies de malades, qu'il fallait ensuite évacuer précipitamment. Quel fléau terrible est la guerre!
Malgré le mauvais vouloir d'une notable partie de la garnison, composée en majeure partie, comme nous l'avons dit, de troupes improvisées, l'activité de ses bons éléments et l'artillerie des forts obligèrent l'ennemi à ralentir son attaque. Tel était le soin mis au service de l'artillerie que le 21 décembre les canons du fort de la Justice incendièrent Pfaffans à 4 500 mètres de distance, provoquant l'abandon de cette position par les assiégeants. Les efforts des Allemands, réunis d'abord contre la redoute de Bellevue, furent dirigés sur la Miotte, vers la fin de décembre indice des hésitations dans la conduite du siège. Par la suspension de l'attaque de Bellevue, le point le plus faible de la place, le plus dangereux pour le Château et les Perches échappait à l'ennemi, qui perdait par là le fruit de ses efforts pendant les premières semaines de décembre. C'était de sa part une faute, qui l'obligeait, pour ainsi dire, à prendre le taureau par les cornes, en attaquant les positions des Perches de front et isolément, au lieu d'une attaque combinée sur les Perches et Bellevue, comme le lui auraient permis ses forces. Tout au plus avait-il gagné depuis le début de l'investissement le mont de Cravanche et les bois de Bavilliers, d'Andelnans et de Froideval. La position du village de Danjoutin, formant coin dans les lignes allemandes, restait encore aux mains des Français au commencement de janvier.
A la suite d'une canonnade violente dans la nuit du 7 au 8 janvier, la position de Danjoutin fut perdue, par la faute de 2 compagnies de mobiles, ce qui permit au général de Treskow de pousser désormais simultanément les travaux du siège sur les deux rives de la Savoureuse. En même temps que la nouvelle de la perte des retranchements de Danjoutin, le commandement supérieur de Belfort reçut en compensation une dépêche annonçant l'arrivée imminente d'une armée de secours chargée de débloquer la place. L'espérance revint aussitôt dans tous les cœurs comme une étincelle électrique. Dans l'illusion du sentiment patriotique, on croyait déjà la France sauvée. Par malheur cette joie de la délivrance ne dura pas. C'était bien le canon de Bourbaki qui avait été entendu le 9 janvier à la redoute de Bellevue, depuis Villersexel. « Ce mouvement d'une grande armée française, pensaient les assiégés, devait correspondre à quelque grand succès de nos armes;
aussi, comme le disait un rapport du lendemain, jamais plus délicieuse ni plus douce harmonie ne fit tinter oreille humaine. » Hélas.! pendant que les assiégés se communiquent la bonne nouvelle, pendant « que les habitants sortent de leurs caves et se mêlent à la garnison, sans souci des projectiles ennemis qui sillonnent l'air, pour bien nous rappeler que l'ennemi est encore entre nos frères et nous », le général Werder prend position sur la Lusine. Refoulé par. Bourbaki dans la
LE CUATEAU DE BELFORT.
direction de l'Alsace, Werder inquiet se serait retiré vers la Rhin, sans un ordre contraire du grand quartier général de Versailles. Mais la retraite risquant d'être aussi funeste qu'une bataille perdue, les Allemands acceptèrent le combat sur leur ligne de défense, entre Montbéliard et Chagey, le long de la Lusine. Manteuffel arrivait d'ailleurs pour aider Werder à empêcher l'armée de Bourbaki de débloquer Belfort. La lenteur des mouvements de l'armée de secours française trahissait dans sa marche des difficultés qui rendirent la confiance aux adversaires. En acceptant la bataille sur la Lusine, sans lever le siège de Belfort, les généraux allemands avarient joué quitte ou double avec une audace ir;o 1Ïe. Le succès fut pour eux, malgré l'infériorité numérique, cette fois. Autour de -la place de
Belfort, Treskow veillait, prêt à toute éventualité. Sans un déplorable manque de confiance du côté des assiégés, le colonel Denfert, témoin du combat de la Lusine et payant d'audace, aurait opéré une grande sortie. N'osant pas, il se borna à quelques petites reconnaissances, au lieu de prêter la main à la délivrance, certaine avec une attaque énergique combinée avec les efforts de Bourbaki. Pour réussir il faut oser et se risquer l'attitude intrépide de l'ennemi en est la preuve. Aussi la victoire lui resta, et sa décision le sauva d'un désastre inévitable si les Français avaient montré une énergie égale. Werder n'avait pas en ligne plus de 45 000 hommes, avec canons, contre les trois corps d'armée français. Ah! pauvre France, pauvre Belfor t
Après la retraite de l'armée de secours, le cercle d'investissement se resserra autour de la forteresse assiégée. Les assiégeants occupèrent Pérouse le 22 janvier. Un assaut tenté la nuit du 26 au 27 contre les Basses-Perches, après une violente canonnade, fut repoussé avec des pertes sérieuses. L'attaque des Hautes-Perches ne réussit pas mieux. La canonnade du Château et de la Justice empêcha l'arrivée des secours. Ce revers décida le général de Treskow à renoncer aux assauts de vive force. Il adopta dès lors le moyen plus sûr des attaques régulières par cheminements successifs. Quant au tir des assiégeants, dirigé surtout contre les Perches et le Château, il s'élevait à une moyenne de 12 000 coups par jour. En ville, aucune maison n'était intacte à la fin de janvier. Avec les projectiles ordinaires tombaient souvent sur la place de la mairie des rails de chemin de fer.
Ces rails provenaient des blindages du Château, où les pelotons de mobiles en avaient transporté sur leurs épaules des milliers et des milliers. Après les avoir arrachés sous le feu de l'ennemi, on garnissait de ces pièces de fer la couverture des casernes et les cages-abris pour les canons. Telle était pourtant la puissanoe des obus allemands lancés par les canons Krupp, que parfois la couverture des cages se trouvait percée de part en part, quoique composée d'un plancher de sapin en poutres de 50 à 60 centimètres d'équarrissage, d'une couche de rails jointifs, champignon en l'air, plus 1 mètre de fumier, 2 mètres de terre et une couche de rails à plat! Cet épais blindage était non pas brisé par simple fracture, mais percé par certains projectiles comme à l'emporte-pièce. Aux assiégés, l'insuffisance des munitions ne permettait pas de riposter comme il aurait fallu au feu du dehors, à cause de la nécessité de ménager les obus pour les attaques de vive force. L'artillerie des Perches ne tirait que par intervalles, sous les salves multipliées d'obus à balles et de bombes. Les tranchées avançaient vite, protégées en outre par des lignes de tirailleurs, en arrière des sapeurs, entretenant jour et nuit une fusillade nourrie contre les gardes mobiles des ouvrages attaqués.
La nouvelle de la capitulation de Paris arriva sur ces entrefaites. Aux sommations qui lui furent alors faites de rendre la place, le colonel Denfert répondit par un refus ou le silence. Une démarche d'une délégation suisse auprès du commandant de l'armée de siège pour faire sortir les enfants, les femmes et les vieillards. resta sans effet. La position des Perches n'étant plus tenable, les assiégés labandonnèrent le 8 février, après soixante-huit jours de bombardement. Aussitôt l'ennemi s'y établit avec des batteries nouvelles. Ces batteries dominaient le cavalier du Château, à la distance de 1 100 mètres seulement. Le feu redoubla contre la.
PONT-LEVIS DU CHATEAU DE BELFORT APRÈS LE BOMBARDEMENT.
forteresse. Partout les murailles tombaient, ne laissant debout que les façades blindées. A partir du 9 février, une grêle de fer s'abattit terrible, pendant cinq jours, sur la Justice, sur la ville, sur le Château, canonnade sans trêve ni merci, qui fouillait les moindres recoins et les passages les plus cachés, semant partout la ruine et la mort. Les approvisionnements des habitants avaient été faits pour une durée de trois mois, et, le siège se prolongeant, certaines denrées manquèrent. L'administration de l'intendance fut autorisée à vendre à la population civile un partie de ses réserves. Pendant ce temps un officier de confiance était délégué à Bâle pour se renseigner sur l'état des affaires en France, avec le consentement du commandant des troupes ennemies. Le 12 et le 13 février, le tir de l'artillerie allemande fut dirigé surtout contre le fort de la Miotte, sans ralentir son propre tir. Une nouvelle sommation de rendre la place arriva le 13 février au soir, sous la
menace du général de Treskow de recourir « aux mesures les plus extrêmes » A cette menace d'ensevelir la ville sous ses ruines, Denfert ne répondit pas. Décidé à se défendre jusqu'au bout, il savait que le tir de l'ennemi ne pouvait devenir plus sévère. Quant à une attaque de vive force sur le Château et à essayer une escalade de ses murs gigantesques, dont la base est taillée dans le roc, c'eùt été folie si étrange que les assiégés l'auraient désirée de tous leurs vœux. Cet assaut n'eut pas lieu et le bombardement devait également cesser. Un télégramme du gouvernement français, apporté par un parlementaire, le 13 février au soir, engageait Denfert à rendre Belfort. Une suspension d'armes fut signée, à la suite de laquelle M. Krafft, ingénieur des ponts et chaussées et capitaine du génie auxiliaire, délégué du commandant supérieur, dut aller prendre à Bâle les instructions directes du gouvernement de la République française. De part et d'autre le feu était suspendu, pour ne plus reprendre. A huit heures trente minutes du soir le dernier coup de canon de cette épouvantable guerre avait été tiré du Château de Belfort.
Le 15 février 1871, les plénipotentiaires se réunirent à Pérouse pour arrêter les clauses définitives de la reddition. La convention, signée par MM. Krafft et Chapelot au nom de la France, constate que la place de Belfort était rendue aux troupes allemandes en vertu des ordres du gouvernement français. La garnison était autorisée à se retirer avec ses armes et ses bagages. Tous les malades assez forts pour se lever voulurent partir avec leurs camarades. Sorti avec la dernière colonne, le colonel Denfert-Rochereau se dirigea sur Pont-de-Roide, dans la vallée du Doubs, comme prêt à se battre. Belfort pourtant devait rester à la France, dont il partageait la vie nationale depuis deux cents ans. Assiégée sans être prise au commencement du siècle actuel, assiégée sans capituler elle-même pendant la dernière guerre, la cité patriote ne pouvait passer à l'ennemi et rester entre ses mains <iprès tous les sacrifices supportés avec un courage héroïque!
LI
LES GROTTES DE CRAVANCHE ET L'HOMME PRÉHISTORIQUE.
Dans les collections du petit musée formé à l'hôtel de ville sont conservés les ossements des premiers habitants de la contrée, bien antérieurs à l'histoire écrite. Ils consistent en un certain nombre de crânes découverts, avec des débris de l'industrie humaine, dans les cavernes de Cravanche, près du Salbert. L'explosion d'une mine dans les carrières exploitées, au mois d'avril 1876, pour la construction des
nouvelles fortifications, au-dessus da village de Cravanche, à une demi-heure de Belfort, donna accès dans ces cavernes, disposées le long d'une faille au contact des calcaires jurassiques avec les terrains schisteux plus anciens. Des galeries et des couloirs accidentés mettent en communication les unes avec les autres des cavités plus grandes. En pénétrant par l'ouverture produite d'une manière tout à
INTÉRIEUR DE LA GROTTE DE CRAVANCHE.
fait inattendue, à la suite de l'explosion, les ouvriers des carrières y trouvèrent nombre de squelettes humains, les uns libres, les autres incrustés dans une formation de stalagmites, avec des poteries grossières et des instruments en pierre et en os. Sans trace d'outil ni d'arme en métal, cette station humaine remonte évidemment aux temps préhistoriques.
J'ai exploré les grottes de Cravanche quelques jours après leur découverte. On y pénètre à travers l'ouverture produite par la mine. Des éboulements et des déjec-
tions semblent masquer l'entrée primitive encore inconnue. Les grandes chambres, au nombre de trois, communiquent entre elles par des couloirs resserrés. Ces couloirs forment de nombreuses ramifications et se relient par des cheminées tellement étroites qu'on ne s'y glisse qu'en rampant sur le sol. Certaines de ces cheminées sont à peu près verticales, d'autres plus ou moins inclinées, toutes obscures. A la clarté des flambeaux, l'aspect des cavernes devient fantastique. Figurez-vous d'énormes cavités de forme irrégulière, obstruées par les rochers qui tombent du plafond, par des groupes de stalagmites qui se dressent comme des troncs de colonnes. Sur certains points, les stalactites qui descendent de la voûte rejoignent les stalagmites du bas, en figurant des piliers et des colonnes agencés comme ceux de nos cathédrales gothiques. Ailleurs encore les dépôts calcaires s'étendent et s'étalent comme des draperies ou de fines dentelures. Dentelures et draperies continuent à s'allonger sous l'action des eaux incrustantes. D'après nos mesures, la première salle ou la première chambre a environ 30 mètres de longueur, sur une largeur de 10 à 12 mètres et une hauteur de 10 mètres. Les autres chambres, à droite de l'entrée actuelle, ont des dimensions pareilles. Quelques-uns des couloirs qui communiquent avec elles descendent à des profondeurs inconnues. En dernier lieu, ces cavités semblent avoir servi de sépulture. Les squelettes humains découverts y étaient étendus avec la tête légèrement relevée. Complets, la plupart se trouvaient incrustés en partie dans les stalagmites calcaires; au point de former, par places, avec la roche une véritable brèche osseuse. Outre les débris humains, les premières fouilles ont mis à jour une mâchoire de chevreuil, une partie de crâne et des fragments de bois d'un grand cerf, plus fort que l'espèce qui vit encore dans la vallée de la Bruche. Un squelette de loup complet et intact, trouvé à côté, sans aucune fracture, est probablement de date beaucoup plus récente que les ossements humains. Malgré le prognathisme des mâchoires et les arcades sourcilières saillantes de plusieurs individus, ces restes proviennent d'une race élevée. Toutes leurs dents sont larges et plates, en parfait état de conservation, sans trace de carie. Les os des membres indiquent des hommes de petite taille. Parmi les objets de l'industrie humaine et les instruments mis au jour par les fouilles de Cravanche, nous remarquons notamment quatre vases en terre cuite, des marteaux de pierre, des couteaux de silex, des poinçons en os et des lames de poignard; des lissoirs et des ustensiles en corne de cerf, pareils à nos couteaux à papier, qu'on a trouvés aussi dans les cavernes de Thaygen^ près de Schaffhausen, comme dans les constructions lacustres de la Suisse; enfin deux anneaux plats en serpentine et des grains de collier, les uns en os blancs très durs, les autres provenant de serpules, d'apiocrinites fossiles et de schiste ardoisier,
en place entre Giromagny et Plancher-les-Mines, sur le versant méridional des Vosges.
Rien ne permet de fixer exactement la date à laquelle ont vécu les hommes dont les cavernes de Cravanche ont renfermé les restes. Probablement les cavernes ont servi de sépulture, en dernier lieu du moins, à en juger par la position des deux squelettes que j'ai trouvés en place, quelques jours après la découverte, encore empâtés dans les stalagmites. Les autres ont été brisés et dispersés par les villageois des environs accourus immédiatement après l'ouverture. La présence de traînées charbonneuses dans la terre rougeâtre et grasse du sol, ainsi que l'état calciné d'un des crânes, indiquent l'existence d'anciens foyers. Lors de ma visite, des traînées de charbon se trouvaient sur les dalles et au-dessous, à côté des vases en terre. Il faudrait de nouvelles fouilles plus complètes. et faites avec plus de soin, pour nous éclairer sur l'âge de cette station humaine antérieure aux constructions lacustres de la Suisse, mais peut-être contemporaine de l'homme fossile du lehm d'Egisheim. Celui-ci, dont le docteur Faudel a recueilli deux fragments de la tête, un os pariétal et un occipital, associés avec des ossements de mammouth, de bison, de cheval, de grand cerf, dans les collines en face de Colmar, remonte à l'époque glaciaire.
LII
VALLÉE DE LA SAVOUREUSE ET MASSIF DU BALLON D'ALSACE. Les anciens glaciers des Vosges ont formé les digues en fer à cheval échelonnées dans la vallée de la Savoureuse, depuis le pont de la Ciotte, en avant de Giromagny, jusqu'au-dessus de la Scie-Bénie, en amont du village du Puix. La route du Ballon d'Alsace, qui va de Belfort à Remiremont, par Saint-Maurice, traverse successivement sept moraines frontales pareilles à autant de remparts jetés en travers de la vallée. Toutes forment des plis nettement accusés, disposés suivant des courbes avec la partie convexe dirigée en aval.
Par suite des inégalités du terrain, la, petite ville de Giromagny gagne en pittoresque si ville il y a. Les constructions ne se pressent pas ici dans une agglomération compacte comme dans nos vallées alsaciennes du versant oriental des Vosges. Maisons et champs cultivés s'entremêlent et se succèdent, ceux-ci disposés partout où la terre végétale donne prise à la pioche ou à la charrue, celles-là éparpillées le long de la grande route et d'un chemin parallèle. Un
embranchement du chemin de fer de Belfort est arrêté dans le bas de la localité sous l'effet des accidents du sol, laissant sur la droite la tête du Milieu avec ses nouvelles fortifications. L'église en pierres de taille rouges, avec une flèche effilée, entourée du cimetière, occupe le haut d'une terrasse, où les fidèles montent par un escalier pour se rendre aux offices. Sur le bord de la rivière, à côté d'un groupe de fabriques travaillant le coton, se tiennent les châteaux des familles Warnod et Boijeol, ,propriétaires de ces manufactures, avec des jardins enclos,.
VALLÉE DL LA SAVOUHEUSE.
Plusieurs maisons d'école, toutes neuves, s'ont construites à distance de la mairie et de l'église.
La distance de Belfort au Ballon d'Alsace par la route stratégique est de 30 kilomètres, dont 15 jusqu'à. Giromagny. Une partie de ce trajet peut se faire en chemin de fer, à condition de n'être pas pressé, car l'allure des trains est généralement peu rapide. Aussi bien les touristes ordinaires préfèrent aller au Ballon en voiture depuis l'hôtel de l'Ancienne-Poste à Belfort, le long de la Savoureuse, par le Valdoie, Sermamagny et Chaux. Aprè-s les moraines de Giromagny, la vallée, un moment resserrée, s'élargit. Vous vous trouvez devant un bassin étendu à fond plat, entièrement dégagé. Sur les deux versants la forêt s'avance jusque
LE BALLON D'ALSACE, VU DERRIÈRE SEWEN.
dans le bas, à partir des cimes. Plus d'arbres dans les champs, mais seulement sur le pourtour du bassin. Çà et là, sur la lisière, quelques noyers. Au pied de la pente, près des dernières maisons, un creux obscur s'ouvre dans l'intérieur de la montagne. C'est l'entrée d'une ancienne galerie de mine envahie par les eaux, que l'on a essayé d'épuiser l'an passé. Les mines de Giromagny sont abandonnées depuis 1848. Elles ont donné du plomb et du cuivre argentifère, sans grand rendement depuis le dernier siècle. A quelque distance se déploie en travers de la vallée le village du Puix, riant et coquet.
Derrière les maisons du Puix, les montagnes de la vallée se rapprochent et gagnent en hauteur. La forêt devient magnifique, à la lumière du soleil, avec ses massifs de sapins et de hêtres entremêlés, ceux-là aux tons sombres, ceux-ci d'un vert plus tendre. De l'autre côté du faîte gazonné, qui s'élève au-dessus des bois, se trouvent les deux villages d'Auxelles, dans la vallée latérale de la Rhôme. Dans les champs, des cultivateurs sortent leurs pommes de terre, et des groupes de vaches pâturent dans les prés le gazon pareil à un tapis. Avançons-nous entre les kilomètres 12 et 13 de la route du Ballon, jusqu'auprès de la scierie établie à l'issue d'un étranglement de la vallée les versants, devenus plus raides, présentent des rochers escarpés, en partie à nu, pareils aux montants d'une porte gigantesque. C'est l'ouverture de la gorge du Puix, si étroite que le torrent et la route y trouvent seuls passage. Encore la route a-t-elle dû se tordre en lacets à brusques détours, afin d'assurer aux voitures une pente régulière. Peu de passages de nos Vosges offrent des aspects aussi pittoresques, malgré la quantité de leurs beaux sites. Dans le fond de la gorge, derrière la pointe des sapins, se montre un petit coin des montagnes qui ferment la vallée. Sans contredit ce ravissant parcours de la route du Ballon d'Alsace semble fait exprès pour le plaisir des yeux. Tour à tour la vallée devient plus large et se resserre par de nouveaux étranglements. Comme la sémillante Savoureuse bouillonne, comme elle est rapide, comme elle saute et se précipite de cascade en cascade dans un lit trop étroit! La chute de la Cuvotte, le rocher des Chevreuils, le Saut de la Truite présentent à de courts intervalles une succession de sites aussi variés que gracieux. Dans les parties étranglées de la gorge, les parois de syénite, exposées autrefois aux coups de rabot et de polissoir de l'ancien glacier en mouvement, présentent des surfaces lisses et moutonnées, avec de longs sillons creusés sous l'action combinée de la glace et de l'eau. Par places, la route, appuyée sur des murs de soutènement, se glisse sous bois à l'ombre d'une voûte de verdure. Puis la vallée redevient plus large avec un nouveau fond plat en prairie.
Un moment avant d'atteindre l'hôtel lVlartzlott', situé au bord de la route
au-dessus de 1100 mètres d'altitude, on a une belle échappée de vue sur le Salbert et les grands étangs de Malsaussée et de Sermamagny. Ces deux étangs se trouvent près de la station de Bas-Évette, à côté du chemin de fer de pelfort à Paris. Leur nappe d'eau a une superficie supérieure à l'étendue de tous nos petits lacs d'Alsace. A l'hôtel du Ballon yous pouvez dîner à table d'hôte et vous avez des chambres confortables. Avant sa construction, il fallait se contenter de l'hospitalité rustique de la ferme-auberge, hors bois, à un kilomètre plus loin, sur les hauts
ROUTE DU BALLON D'ALSACE.
pâturages. A côté il y a, comme sur d'autres sommets des Vosges, l'inévitable place de danse, pas grande, mais suffisante pour l'amusement des fillettes de la montagne. Chaque dimanche après midi, pendant l'été, deux ménétriers indigènes, avec violon et clarinette, y entonnent leurs airs. Insensibles aux agréments de cette espèce, nous ouvrons la barrière d'un enclos fait avec des branches d'arbres, pour gagner au plus vite le sommet même du Ballon. Dix minutes suffisent pour atteindre le point culminant à 1 256 mètres d'altitude au-dessus de la mer, à 20 kilomètres de Belfort à vol d'oiseau. Une statue de la Vierge marque la cime. Plus bas, dans un creux, la source de la Savoureuse jaillit, pure, limpide, transparente.
Décrire le panorama du Ballon d'Alsace revient à dire que le Ballon de
Servance, le sommet le plus rapproché, est visible à 5 kilomètres en ligne droite, le Grand-Ballon à 20 kilomètres comme Belfort, le Hohneck à 40 kilomètres, avec des altitudes respectives de 1 210, de 1 426 et de 1 366 mètres, au nord, au nord-est et à l'ouest. Entre ces principaux sommets des Vosges, vous remarquerez encore dans le tour de l'horizon le Ballon de Saint-Antoine à gauche, le Grand-Ventron
DOUANIERS FRANÇAIS AU BALLON D'ALSACE.
et le Drumont. Devant vous, le Rouge-Gazon et le Gresson plus près sur la droite. Sous vos pieds, mais à distance, vous dominez le lac de Sewen, à 780 mètres,de profondeur, en avant du cirque de l'Alfeld. Plus loin Mulhouse est visible, ainsi que Masevaux et Belfort, ainsi que le Blauen et le Feldberg, points culminants du Schwarzwald, ainsi que le Schreckhorn, la Jungfrau et le Mont-Blanc lui-même, dans les Alpes, au delà du Jura, quand le temps est très clair, à quelques rares instants. La plupart de nos cimes supérieures des Vosges, sinon toutes ces cimes,
forment des dômes arrondis et gazonnés, qui les font paraître chauves comparativement aux sommets boisés. Pour atteindre les escarpements rocheux, il faut
bIONTGE DU BALLON CONTREBANDIERS.
toujours descendre sur les bords de la calotte de gazon ras. Sous la tète du Ballon, des précipices profonds s'ouvrent sur le cirque en entonnoir de l'Alfeld, avec ses prairies, sa ferme à fromage, ses champs de pommes de terre. Demandez-vous aux
montagnards français le nom de cet entonnoir aux parois vertigineuses, ils l'appellent la Chaudière. Chaudière il y a, en effet, si vous y descendez en plein midi, sous les feux d'un soleil ardent. Le fond du cirque semble être sous vos pieds comme un tapis de prés vert tendre. Avec des jarrets solides, un marcheur éprouvé peut y descendre en une demi-heure, en dévalant à travers bois, gazons, escarpements, à condition de ne pas se laisser tenter par le sommeil sur les lits de repos aériens dressés sur les rochers garnis de bruyère ou de myrtilles.
Des postes de douaniers français surveillent au-dessus des escarpements la contrebande du tabac et de l'alcool. Les sentiers environnants servent de passage à ce commerce, pratiqué dans d'effrayantes proportions tout le long de la frontière.
En face du Ballon d'Alsace, le Ballon de Servance termine la chaîne des Vosges, du côté de la Franche-Comté, avec une vue plus splendide, si son horizon n'est pas plus étendu. Les deux sommets forment ensemble un double pivot sur lequel la chaîne vosgienne s'appuie dans sa direction du sud-ouest au nord-est. Pour passer de l'un à l'autre, nous avons deux heures de marche. Partant du point le plus élevé de la route de Belfort à Remiremont, à côté d'une croix en pierre et de la Jumenterie, un chemin d'exploitation forestière descend à travers bois sur un pâturage tourbeux. Ce pâturage est le col du Stalon, à 961 mètres d'altitude, 200 mètres plus bas que le sommet de la route. Une végétation de cypéracées, de joncées forme ici un sol élastique, rebondissant sous le pied comme un matelas à ressorts. Sur les deux versants du col marécageux descendent le ruisseau de la Prelle, affluent de la Moselle, et le Rahin, affluent de l'Ognon, qui forme une jolie cascade avant d'atteindre Plancher-les-Mines. Au delà les montagnes se relèvent à mètres au chaume du Beurey et à mètres au Ballon de Servance, appelé aussi parfois Ballon de Lorraine. Vers le nord, la vue embrasse les trois vallées en éventail de Saint-Antoine, des Charbonniers et de Bussang, toutes trois entaillées dans le massif des deux Ballons. Sur le versant du midi, dans le flanc du Ballon de Servance, un petit lac desséché, facile à convertir en réservoir d'eau, ouvert sur le Rahin, occupe le fond d'un cirque aux pentes boisées. Le pâturage de Beurey alimente une autre ferme à fromage, occupée en toute saison. Toute la famille du maître fromager demeure à la ferme l'année entière, les enfants comme les adultes. Chemin faisant, nous avons rencontré deux garçons de la fromagerie, qui vont à l'école du fort au Ballon de Servance. Ils font ce trajet deux fois par jour pour recevoir les leçons du sous-officier télégraphiste de la place. La classe au complet compte cinq élèves, payant chacun 6 francs d'écolage par mois. Dociles et studieux, les enfants profiteront d'autant plus des leçons du
FEUX DE LA SAINT-JEAN A SULZBACII.
maître qu'ils sont en petit nombre. L'instituteur télégraphiste les attend à la cantine, où nous sommes entrés à leur suite.
Tout arrivant est hébergé à la cantine. La consigne, par contre, défend l'accès du fort, et un factionnaire veille devant la porte avec l'arme au bras. Est-ce que le grand état-major allemand ignore l'existence de cet ouvrage? Je n'ose le croire. Toutefois, pour peu que vous ayez l'accent tudesque, vous ferez bien de ne pas demander à entrer. Mon accent à moi conserve trop sa marque alsacienne pour ne pas inspirer de prime abord quelque défiance. Aussi est-ce mon compagnon, M. Anatole Dupré, un des directeurs du laboratoire municipal de Paris et capitaine d'artillerie dans l'armée territoriale, qui demande, pour tous les deux, l'autorisation de voir comment fonctionne le télégraphe optique installé au fort. On consent à nous montrer cet appareil. Nous avons donc pu voir comment le fort de Servance communique par les forts du Salbert et de Château-Lambert avec le fort de Joux aux approches de Besançon. Il y a deux mille ans, les Celtes des Vosges se faisaient ainsi des signaux sur les hauts lieux depuis le Donon et le Msennelstein du mont Odile jusqu'aux Ballons d'Alsace et de Servance. Encore de nos jours, en été, le soir de la Saint-Jean, vous voyez allumer de grands feux sur ces sommets des Vosges, comme souvenir d'une tradition ancienne. Pendant que ces feux brillent sur les hauteurs, d'autres sont allumés aussi au bas des montagnes, comme à Sulzbach, dans la vallée de Munster sur une place du village, où les jeunes gens, filles et garçons, qui atteignent leur vingtième année sautent à travers les flammes, en se donnant la main.
LIII
BEAUCOURT ET LE CANTON DE DELLE.
De l'autre côté de la trouée de Belfort, non loin du débouché de la Savoureuse dans l'Allaine, le chemin de fer de Delle traverse la partie jurassienne de l'ancien département du Haut-Rhin. Par sa conformation physique comme par les origines de sa population, ce canton de l'extrême limite de l'Alsace se rattache davantage à la Franche-Comté. C'est un pays de collines, adossées contre les premiers gradins du Jura, moins accidenté que le canton de Ferrette et arrosé par l'Allaine, petite rivière qui vient de la Suisse et qui se réunit au Doubs près de Montbéliard, après avoir reçu la Savoureuse, la Madeleine et le ruisseau de Saint-Nicolas. A vrai dire, l'Allaine est le collecteur de toutes les eaux du territoire de Belfort resté français.
Dans le bassin limitrophe de la Largue, affluent de l'I11, les habitants de la plupart des communes du canton de Dannemarie parlent encore allemand.
Delle, chef-lieu du canton du même nom, est un gros village bien_aggloméré, peuplé de 1 809 habitants, moins important par le chiffre de sa population que Beaucourt et Grandvillars, deux centres industriels de son ressort, qui comptent actuellement 4 210 et 2177 habitants. Assis dans un creux, entouré de collines
VUE DE DELLE.
basses, ce village vit surtout de l'agriculture; mais il exploite aussi quelques fabriques de bonneterie et de bas. Ses maisons ont un air de propreté, avec des grilles en fer du côté de la rue. Depuis la terrasse de l'ancien château, convertie en jardin avec des vignes à l'exposition du midi, on a une jolie vue sur le village et sur la vallée de l'Allaine, sur la tour ruinée de Milandre et sur les maisons de Boncourt.. L'Allaine, qui prend sa source derrière le village d'Alle, quitte le territoire suisse à Boncourt, en débouchant par une cluse, à l'ombre d'un rideau de peupliers. Les eaux de la petite rivière sont calmes, les collines à distance de ses rives peu élevées, couronnées de bois. Ces collines, où le roc saillit `comme un
mur droit, au-dessus du niveau des terres environnantes, ne forment pas de chaîne continue, mais des groupes de hauteurs, interrompues par des coupures irrégulières, sur toute la largeur de la trouée, entre les premiers gradins du Jura et le pied méridional des Vosges. Par suite de ce relief accidenté, où les différences de hauteur entre les parties basses et les parties élevées n'atteignent pas 100 mètres, le tracé des chemins devient très tortueux, avec de brusques détours. Le chemin de fer de Belfort à Bàle, avant de toucher Delle, passe devant les établissements métallurgiques de Morvillars et de Grandvillars. Des usines importantes exploitées par la famille Viellard fabriquent des objets de quincaillerie et de serrurerie, du fil de fer, des vis à bois, des boulons. Une partie du fer employé pour cette fabrication est préparée aux forges voisines de Méziré; mais les fonderies de minerais de Châtenois ont depuis longtemps éteint leurs feux.
Au lieu de prendre le chemin de fer pour gagner Beaucourt, j'ai préféré y aller à pied. Le chemin passe entre des collines boisées qui s'élèvent graduellement au point de dépasser 600 mètres d'altitude, au signal trigonométrique du bois de Cosgève au-dessus de Saint-Dizier d'abord, puis de part et d'autre du village de Croix. Un plateau à niveau très inégal, au sol âpre et peu fertile, dont les parties rocheuses sont couvertes de forêts, se développe en avant de la crête jurassique, située sur le territoire suisse, entre Audincourt, Blamont, Delle et Porrentruy, entre le cours de l'Allaine et le cours du Gland. Dans ce plateau, la vallée de Beaucourt se creuse en gouttière, sans courant d'eau, avec fond de prairies, ouvert sur la Féchotte au-dessous de Dampierre. Des couches calcaires fissurées constituent le sol, où les eaux de pluie s'infiltrent pour sourdre à la base et sur les bords du plateau. Quelques-unes des sources ainsi alimentées sont très abondantes, notamment celles du val de Saint-Dizier, de Badevel, du Bout-du-Monde et de Dasle, assez fortes pour former immédiatement de gros ruisseaux et faire mouvoir des moulins. Par contre, la partie supérieure du plateau est tellement aride que les habitants des villages de Croix, Abbévillers, Villars-le-Sec, recueillent les eaux de pluie dans des citernes. Dans ces villages, les maisons sont surmontées de paratonner res rustiques en bois avec une pointe d'acier et un fil de fer qui conduit l'électricité dans une citerne.
Beaucourt occupe la base du Gramont, à 100 mètres au-dessous du sommet de cette montagne. Ses maisons forment plusieurs rues allongées sur les pentes et au haut du sillon creusé dans la direction de Dampierre. En avant de la petite ville il y a une cité ouvrière qui dépend des établissements Japy, dont vit non seulement presque toute la population de la localité, mais qui font travailler encore nombre de communes des environs. C'est que le personnel employé
L'ANCIEN COSTUME ALSACIEN Les CaCLCll2Gx de noces.
dans ces établissements, qui ont pour spécialité l'horlogerie et la quincaillerie, compte plus de 5 000 ouvriers. La fabrique de Beaucourt, siège de la maison commerciale, se trouve dans le haut de la ville, à côté des villas et des parcs des propriétaires.
LIV
RETOUR AU PAYS ANNEXÉ. CANTON DE ROUGEMONT.
Depuis les hauteurs de Beaucourt, les Vosges toujours en vue présentent au regard leur versant méridional pareil à un mur élevé, entre les houillères de Ronchamp et l'entrée de la vallée de Masevaux. Pour rentrer au pays annexé, nous prendrons la route au pied des montagnes, au lieu du chemin de fer. Cette route a été suivie par les Allemands avant l'investissement de Belfort, dans les premiers jours de novembre de l'année terrible. Elle conduit de Giromagny à Rougemont par Etueffont-Haut et Grosmagny à travers un couloir plus ou moins tortueux, à la rencontre de la formation du grès rouge avec les terrains plus anciens des Vosges. La végétation naturelle est très maigre et les cultures laissent bien à désirer sur les plateaux et les collines de grès rouge que la route entaille par moments. Entre Grosmagny et Petitmagny une grande carrière, formant falaise, s'ouvre dans cette roche, disposée en bancs épais à stratification à peu près horizontale. Les parties assez fines sont exploitées en pierre de taille pour montants de portes et de fenêtres. Des sondages infructueux faits autour d'Étueffont pour la recherche de la houille ont traversé le grès rouge à des profondeurs de 150 mètres et plus, avant la rencontre du terrain houiller. Beaucoup d'étangs, pour l'élève de la carpe, remplissent les creux au milieu des champs et des prés dans la zone des collines, en avant des montagnes.
Chef-lieu de canton, comme Delle et Giromagny, Rougemont a quelque industrie et exploite des tissages de coton. Derrière ses usines s'ouvre, entre des pentes boisées, le vallon de Saint-Nicolas, où est bâti dans une solitude paisible, retiré au milieu des forêts, le château de M. Émile Keller, un des chefs du parti catholique en France. Les cantons du territoire restés français lui doivent d'avoir conservé leur nationalité. Lors des négociations pour la délimitation des frontières, après le traité de Francfort, M. Keller réussit, à force d'instances auprès des commissaires nommés pour cette opération, à faire accepter comme ligne frontière la limite des langues française et allemande, soit à peu près la ligne de séparation des eaux entre les deux bassins de l'Ill et du Doubs. A ce moment les Allemands
étaient décidés à englober la vallée de Giromagny dans le territoire annexé, en laissant à la France une zone d'un rayon restreint autour de Belfort. Il fallut beaucoup de peine pour changer leurs dispositions, et, si l'affaire était à recommencer, tout l'ancien département du Haut-Rhin, Belfort y compris, formerait, comme Metz, une enclave française sous la souveraineté de l'Allemagne. Honneur donc au vaillant patriote dont le zèle ardent
et l'éloquence persuasive ont sauvegardé la nationalité de cette partie de l'Alsace
A quelques kilomètres de Rougemont, à la croisée de la route de Belfort à Colmar avec le ruisseau de Saint-Nicolas, nous nous arrêterons un instant au village de La Chapelle, ancien relais de poste et de roulage. Les maisons de cette localité, alignées le long de la grande route, conservent la plupart un air d'auberge. Avant la construction du chemin de fer, qui a enlevé à ces auberges leur clientèle, une quinzaine de diligences s'y arrêtaient chaque jour., :1ns compter les voitures dj roulage pour le transport des marchandises. Actuellement le principal établissement de La Chapelle-sous-Rouge-
PQNT DE KLÉBER.
mont est le Collège libre du
Haut-Rhin, banni de Colmar et fréquenté par quelques centaines d'élèves alsaciens. Une promenade de quelques heures nous conduit successivement de La Chapelle à Angeot, à Vauthiermont, à Saint-Côme, à Bellemagny, à Eteimbes. Chacun de ces villages présente des sites ravissants.
Vauthiermont ressemble à Angeot pour le caractère du paysage, et Saint-Côme à Vauthiermont. Partout les habitations sont ombragées de grands noyers. Combien toutes ces petites localités sont plus pittoresques que les villages de la plaine
dans la Hart Les collines et les bois animent la scène par la variété des points de vue. Pour arriver à Éteimbes, Welschensteinbach des autorités allemandes, nous traversons une nouvelle .forêt, puis une autre encore derrière les maisons. Sous bois, la terre est humide, et le feuillage chargé de gouttelettes d'eau semble pleurer à la suite d'une petite pluie survenue pendant la nuit. Cette région reçoit le double d'eau que la zone autour de Colmar. Après la forêt de chênes, dans la direction de La Chapelle, le terrain paraît s'élever par marches, en gradins, depuis le lit de la Rapine, jusqu'au Baerenkopf, par Rougemont et Saint-Nicolas. Sur les bords de la Rapine, que franchit un pont construit par le général Kléber, les prés tapissent le fond, au bas d'une pente revêtue de champs à blé. Viennent ensuite Angeot et La Chapelle, assis dans un pli avec un rideau d'arbres. Rougemont se montre .sur un second gradin, Saint-Nicolas avec le château Keller sur un troisième, avec un contrefort dominé par la tête arrondie du Baerenkopf. Un monument élevé à la mémoire du général Beuret, natif du lieu et tué en Italie, s'élève à côté du ruisseau de la Rapine.
LV
AUTOUR DE LA VALLÉE DE MASEVAUX. UN CHEMIN DE FER ROUTIER. Teng. teng.teng. C'est la cloche du train, qui avertit de son passage sur le chemin de fer routier, à la traversée de Lauw. Nous sommes montés dans ce train à Sentheim, et sept heures du soir vont sonner. Les habitants du village, les uns occupés, les autres assis devant leurs portes, nous regardent passer creusement, à la tombée de la nuit. Dans les voitures mêmes du train, beaucoup le voyageurs se plaignent de la lenteur de la marche et récriminent contre la construction du chemin de fer sur une route ordinaire. Allons, ici comme ailleurs on ne contente pas à la fois tout le monde et son père. Par-contre, quel gracieux paysage offre la vallée à son débouché. Une rangée de collines calcaires boisées, formant terrasse, se présente comme un contrefort des montagnes plus hautes le long du cours d'eau. A côté, vous voyez des prés verts, éclairés, comme la forêt, par les derniers feux du soir. La verdure des prés fait suite à la verdure des bois, avec une exubérance sans égale dans les autres vallées alsaciennes. Les eaux mêmes du torrent, ralenties à l'approche de la plaine, coulent doucement, sans bruit, sans montrer des bancs de gravier à sec, comme sur les bords de la Fecht ou de l'Ill. Venus en quête de photographies autour des crêtes de la Doller, nous déposons
à.l'hôtel de 1'Aigle d'Or sacs et appareils. A un de nos collègues du Club Alpin, assis en face de l'hôtel, devant sa pharmacie, je propose de repartir cette nuit encore pour faire le tour des crêtes au clair de lune. Réflexion faite, la femme de notre ami décide de remettre la partie au lendemain matin. Dès le coup de quatre heures, nous nous disons bonjour par la fenêtre. Vite un verre d'eau fraîche pris à la fontaine sur la place. Puis nous cheminons, du pas des montagnards, sur l'ancien chemin de Wegscheid. Quoique l'ancien chemin que nous suivons monte et descende, selon les ondulations du terrain, il est plus court que la grand'route nouvelle. Kir chberg reste sur notre gauche avec son église plantée sur un rocher, entourée des moraines frontales de l'ancien glacier de la Doller. A Wegscheid, la Doller reçoit l'affluent du Sulzbach. Entrons dans la gorge latérale, par où ce ruisseau pénètre dans un lit de roches vives, où une cuvette de grauwacke suit une cuvette de syénite, où des truites en quantité se jouent à travers l'onde. Une scierie au bord de l'eau, sur les versants fortement encaissés des bois. De distance en distance apparaît une ferme avec quelques champs de pommes de terre, un verger, des prés.
La gorge qui aboutit au Sattel s'appelle Rossberggesick. Gesick, dans le dialecte local, signifie un creux. Quant au Rossberg, dont les rochers figurent aux yeux de gens à imagination bien douée, une tête de cheval, son nom me paraît provenir plutôt de l'existence de chevaux sauvages sur ses hauteurs, il y a quelques siècles encore, à l'époque où l'ours-se réfugiait dans les forêts profondes du Baerenkopf. L'altitude des deux sommets du Rossberg atteint et 1 187 mètres. Ces deux sommets sont séparés par un autre col, descendant à 100 mètres plus bas. Au col du Sattel, Sattelboden, où nous faisons une première halte, la vue embrasse déjà tout le bassin de la Doller jusqu'au Ballon d'Alsace. Le ciel est serein, sans aucun nuage. Une brise légère rafraîchit l'air. Au milieu des sapins se dresse la paroi du Durenfelsen, formé par un dyke isolé, à arête inaccessible, représentant plus ou moins exactement une lyre renversée. Plus haut, devant nous, les rochers abrupts du Falkenstein, puis le col de Belacker en forme de selle; du côté du Rossberg, les escarpements du Nablassruntz, puis en arrière de la vallée de Saint-Amarin, dans une atmosphère brumeuse, le Haut du Felza. Vous dominez un véritable fouillis de montagnes, les unes à cime gazonnée, les autres en forêt. Sur le chemin du Sattel à la fromagerie du même nom se tiennent de magniques massifs de hêtres des hauteurs, à tronc noueux et trapu, à superbe couronne, ramifiés presque jusqu'à fleur de terre, au port différent de celui des futaies des versants inférieurs.
Les rochers du Falkenstein, appelés Vogelstein sur la carte de l'état-major
français, s'élèvent au delà du Sattel. Ce sont des escarpements hardis, à pic, en trois groupes rapprochés les uns des autres. Bien que l'un d'entre eux fasse arête, de manière à être franchi difficilement, ils ne dépassent pas en élévation les précipices situés au-dessus des lacs d'Orbey ni ceux des bords du Hohneck. Le lac de Perche, autrement dit Sternsee, se trouve à 971 mètres d'altitude dans une sorte d'entonnoir. A 100 mètres au-dessus de son niveau, les montagnes qui le dominent se dépriment de manière à former un col conduisant .du lac à Storkensauen, dans la vallée de la Thur. Gazonnés sur leur pourtour, les rebords du col se relèvent brusquement des deux côtés. Déjà les anciennes forges de Voy er d'Argenson employaient les eaux du Sternsee comme force motrice ainsi que celles du Neuweyer, deux réservoirs formés par des digues artificielles dès le commencement de ce siècle et peut-être longtemps auparavant.
Un sentier en corniche, partant du col de Perche, fait le tour de l'entonnoir du lac, comme suspendu en l'air. Aussi un de nos compagnons de route, sujet au vertige, contourne le lac par en bas, avec rendez-vous à la ferme d'Obersbers. Les autres prennent par les hauteurs et emboîtent à la file le chemin de schlitte accroché à 100 mètres au-dessus de la nappe d'eau. Comme les traverses du rafton sont à jour, pareilles aux marches d'une échelle, avec le vide ouvert en dessous, sur des longueurs assez considérables, les pères de famille qui me suivent se mettent à quatre, afin de passer sur les genoux, en s'aidant des mains, les espaces dangereux. Peu de végétation sur les parois de l'entonnoir. A peine quelques buissons de hêtres dans les creux où une motte de terre végétale donne prise aux racines. Autant les traverses du chemin de schlitte rendent la marche fatigante, autant on foule agréablement le sentier qui continue le rafton dans la direction du Bers. Le sommet ou cône qui domine le lac arrive à mètres au-dessus du niveau dela mer, au point marqué par un signal de triangulation. Un bois de hêtres couvre les versants de la rive droite. Le sentier traverse ce bois, puis le pâturage de l'Oberbers, où se trouve une fromagerie avec une fontaine abondante. Quelques. poules et des cochons se prélassent devant la porte du chalet, au soleil i.l est une heure de l'après-midi et la chaleur très forte. Après huit heures de marche, nous. avons encore quatre heures à faire pour gagner le Ballon d'Alsace. Le chemin parla corniche du Sternsee est de moitié plus court que le tour par en bas. A partir de la fromagerie du Bers, nous suivons les bornes frontières entre l'Allemagne et la France, jusqu'au col des Charbonniers, au-dessus de la vallée de la haute Moselle. Sans le fossé de séparation, le chemin serait encore difficile à trouver ici sous bois. Une épaisse forêt de hêtres, sans vue, embarrassée d'escarpements rocheux, couvre les têtes du Bers et du Gresson, sans continuité du pâturage.
Entre les Bers et le Gresson, mais à quelques centaines de mètres plus bas, s'ouvre le bassin des Neuweyer, dont les eaux débouchent en avant de Rimbac.l pour aller faire tourner les roues des usines d'Oberbruck. Le bassin de l'Alfeld, creusé sous le Rundkopf en avant du Ballon d'Alsace, apparaît dans le fond, quand on a tourné la tête du Gresson. Ce sommet a encore 1 160 mètres d'altitude, le signal de la tête du Ballon 1 256 mètres, tandis que le col des Charbonniers, pas-
LAC BE SEWEN.
sage de la vallée de même nom, sur le versant de la haute Moselle, dans la vallée de l'Ermensbach, derrière Oberbruck, ne dépasse pas 1 105 mètres. Les noms de Fonderie, de Tête-des-Fourneaux, de Goutte-des-Forges dans la vallée des Charbonniers, rappellent l'existence d'anciennes mines de cuivre et de fer exploitées en même temps que celle du versant alsacien. Après le col des Charbonniers, que franchit un chemin voiturable, jusqu'au Ballon d'Alsace, le faîte formant la ligne de partage des eaux entre la Moselle supérieure et la Doller reste étroit, accidenté, difficile à la marche, faute d'un bon sentier continu, tantôt sous bois, tantôt par les rochers. Au lieu de continuer à suivre la ligne frontière pour regagner le Ballon, nous nous décidons à descendre sur le chantier de l'Alfeld, par le vallon
de l'Isenbach, tout droit à travers forêts et pâturages. Le but en vue, pour le moment, c'est le barrage en construction du réservoir de l'Alfeld. Quoi, la faim aidant, la perspective d'un reconfort à la cantine du chantier agit en stimulant. Sans perdre de temps à causer avec les jolies faneuses, au teint coloré, qui sèchent les foins sur la hauteur, nous atteignons le fond de l'Alfeld, par la ligne de plus grande pente, près de Wasserfall, de l'Isenbach, à quatre heures et demie.
La cantine du barrage est une baraque en planches, établie sur un éperon rocheux, à côté d'autres baraquements, pour loger les ouvriers, au nombre de deux cent quarante en ce moment. Un chemin de fer funiculaire et une route nouvellement construite, aux pittoresques lacets, servent pour le transport des matériaux. Le barrage en construction s'élève sur un seuil de rocher traversant la vallée de part en part. Ses assises se composent de gros blocs maçonnés avec soin, sous la surveillance continue de l'ingénieur chargé du travail. Tout le massif de maçonnerie n'aura pas moins de 25 000 mètres cubes, pour une capacité du réservoir de mètres cubes, peu inférieure à la retenue du lac Blanc, au-dessus d'Orbey. Comme dimensions, le barrage doit avoir 28 mètres de hauteur au-dessus du fond de la vallée, 18 mètres d'épaisseur à la base et 4 mètres au couronnement, 255 mètres de longueur d'une rive à l'autre de la vallée.
Après une nuit passée à la Couronne d'Or, auberge de village recommandable, tenue par le propriétaire et sa femme, sans le prétentieux concours de sommeliers en habit noir, notre société est montée de Sewen au Ballon d'Alsace par le fond de l'Alfeld. Une bonne demi-heure suffit pour gagner le chantier du barrage en passant à côté du lac de Sewen, formé, celui-là, au fond de la vallée, et encombré de joncs près des rives. En arrière du barrage en construction, la vallée présente un rétrécissement boisé, où nous attend le garde général des forêts de Masevaux, venu pour nous faire les honneurs de son domaine. Le chemin traverse une belle futaie de hêtres et de sapins au pied du Rundkopf, qui masque encore la vue de la cime du Ballon. Des escarpements rocheux avec des gazons verts et des éboulis de pierres grises, d'un pittoresque effet, s'élèvent en face des massifs ombreux. Par suite de la sécheresse persistante, le Wasserfall, chute de 11senbach, ne présente plus la moindre goutte d'eau. Vite nous prenons une photographie instantanée de ce site alpestre. Vous ne savez pas, on ne peut assez répéter aux Alsaciens combien de surprises attrayantes ménagent leurs montagnes à ceux qui savent les visiter. Que de gens, ignorant leur pays, pourraient y trouver d'agréables distractions, en faisant de vraies découvertes, au lieu de dissiper leurs loisirs sur les chemins battus de la Suisse et des villes d'eaux de l'autre côté du Rhin, où les
entraîne le courant de la mode Venez donc un peu voir le cirque imposant entaillé dans les flancs du Ballon! Largement ouvert, terminé en haut par un rebord qui paraît de niveau sur toutes ses faces, le cirque de l'Alfeld mérite bien son nom
CASCADE DE WAGENSTALLBACH.
français de Chaudière, une chaudière aux dimensions colossales, car la différence de niveau entre la ferme au fond du cirque et le sommet du Ballon d'Alsace dépasse 500 mètres. La ferme du Hinter-Alfeld est habitée en toute saison, les fromageries
étagées sur les gradins plus hauts seulement pendant la saison des pâturages. Ses habitants cultivent quelques champs de pommes de terre aux bonnes expositions. Sur les terrasses plus humides s'étendent des prairies fauchées pour nourrir le bétail pendant l'hiver, bien long dans ce coin du monde retiré.
Depuis la ferme du Ballon d'Alsace, nous avons marché au pas accéléré sur la marcairie du Wissgrith. Celle-ci se tient dans le haut du vallon du Wagenstallbach, affluent de la Doller, sur le versant gauche du Klein-Langenberg. Les marcaires du Wissgrith entretiennent, outre leurs vaches laitières, des génisses et quelques jeunes chevaux, pris en pension pendant la saison du pâturage. Le libre parcours sur un terrain accidenté fortifie beaucoup les jarrets de ces bêtes. Aussi est-ce plaisir de les voir s'ébattre sur la pelouse gazonnée, livrées à la joie de vivre, sans nos soucis humains. Après une demi-heure de chemin plus bas, nous entendons sous bois le bruit d'une chute d'eau. C'est la cascade du Wagenstallbach, dissimulée derrière de grands arbres, peu forte pour le moment, mais susceptible de grossir au point de faire trembler ses rives sous l'effet de violences subites, comme l'attestent les troncs d'arbres brisés à ses pieds.
Voilà trois semaines, je suis venu à la cascade, au clair de lune, par le fond de la vallée alors, au lieu de descendre des hauteurs comme maintenant. Levé à trois heures du matin, je suis sorti de l'auberge de la Couronne d'Or, à Sewen, sans réveiller personne, me glissant doucement dans la rue. Oh! la belle nuit sereine, et comme la lune était belle! La vallée et les montagnes semblaient enveloppées de mystère. Pas un bruit dans l'air, pas même le réveil des oiseaux. Tout dormait encore, tout reposait. A distance du village seulement je rencontrai un groupe de vaches pâturant au bord du torrent, calme, paisible. Peu à peu, pendant que je cheminais dans la contemplation de cette scène tranquille, les ombres projetées par les grands sapins pâlirent, s'effaçant par degrés, lentement, pour se fondre dans l'aube. Par moments, l'appel d'une grive sur une note basse et discrète, comme un chuchotement du matin murmuré à demi-voix, venait à mes oreilles. Puis des frémissements dans le feuillage, précurseurs du jour. Ce n'était pas encore le jour, ce n'était plus la nuit. Continuant à avancer, j'entendis le bruit de l'eau à travers les sapins. A distance, on eût dit le chant de quelque sylphide. Les sapins sont si serrés, la forêt si touffue, que la cascade ne devient visible, même le jour, qu'au moment où vous êtes devant elle.
La chute du Wagenstallbach est double, ou plutôt le ruisseau forme deux chutes, l'une plus grande, l'autre moins profonde. C'est la chute inférieure qui est la plus grande. Elle peut avoir 15 mètres, au lieu de 10, hauteur de son aînée. Entre les deux, passe le sentier du Ballon. Une saillie de rocher rompt vers le
milieu la chute inférieure, quand l'eau n'est pas abondante. Des troncs brisés, de grands sapins et d'énormes souches précipités dans la cuvette, au pied de la paroi de syénite, témoignent des mouvements de colère du ruisseau, quand les pluies ou la fonte des neiges le gonflent au point de le changer en torrent furieux. Maintenant pourtant, il se dérobe et se glisse avec plus de modestie sous les massifs ombreux, qui le cachent au regard et voilent sa faiblesse, si bien que, sans son susurrement mélancolique, pareil à une voix attristée, les passants pourraient ne pas soupçonner sa présence. Sur notre demande, le maire de Sewen, après cette visite, a fait dégager la chute inférieure en coupant les arbres qui la masquent trop. Par suite, le paysage a gagné en lumière et en effet pittoresque. Ce ruisseau du Wagenstallbach rejoint la Doller dans les prairies de la Lerchenmatt, avant d'arriver à Sewen. La Doller elle-même prend sa source au bas de la Fennmatt, au Baerenloch, l'ancien Trou aux Ours, dont le nom significatif dit quelle espèce d'hôtes venait s'y abreuver à une époque encore peu éloignée de nous. La rivière commence d'abord à couler de l'est à l'ouest, dans une gouttière allongée, entre les forêts du Dierwald et de la Grande-Roche. Elle décrit ensuite une boucle vers le nord pour recevoir au pied du Klein-Langenberg le Wagenstallbach et le Rollenbach, à Sewen. D'énormes blocs erratiques, transportés par un glacier disparu, sont disséminés dans la prairie et sur les versants de la vallée dans laquelle le torrent serpente, tour à tour violent ou paisible, sous une bordure d'ormes. De petits murs en pierres sèches forment clôture au bord du chemin, et les gradins de la montagne sont couverts par la verte pelouse des prairies communales, dont les ménages pauvres de Sewen récoltent les foins, partagés en lots égaux chaque été, après avoir été fauchés et séchés en commun.
LVI
LEVÉ D'UNE CARTE TOPOGRAPHIQUE DE L'ALSACE.
Rien de plus gracieux que le paysage des bords de la Doller avant le débouché de la vallée de Sewen. Dans la prairie au-dessus du pont, près duquel le chemin voiturable du Ballon d'Alsace s'élève sur les flancs du Langenberg, un topographe attaché au service de la carte de l'état-major était occupé, avec deux soldats du génie, vêtus de coutil blanc, à faire des levés à la planchette. Ces levés se font à l'échelle d'un millimètre par 25 mètres, et la nouvelle carte topographique de l'Alsace-Lorraine est publiée à la même échelle, d'après les levés originaux effec-
tués sur place, au lieu du 80 000e, échelle de la carte française du Dépôt de la guerre. A en juger par les feuilles déjà publiées en lithographie, d'après les minutes originales déposées au ministère de la guerre à Berlin, non seulement la uouvelle carte est mise au courant de la situation actuelle pour l'état des cultures, des constructions et des voies de communication de toute espèce; mais beaucoup d'inexactitudes de la carte au 80 000e de l'état-major français, sensibles surtout dans la région des montagnes, ont été rectifiées.
En revenant de notre entrevue avec les topographes allemands dans la vallée haute de la Doller, nous voyons devant l'église de Sewen le troupeau de chèvres du village assemblé autour du pâtre communal. Ces laitières à barbe tiennent librement des réunions publiques, interdites par la loi en vigueur aux citoyens de l'espèce humaine, sans autorisation préalable du gouvernement établi. Quand on vient du lac, en arrière du village, l'église de Sewen profile coquettement ses murs blanchis et sa svelte flèche au milieu du paysage. Elle s'élève sur une éminence, enclose de murs autour du cimetière. Montez-vous par les marches de l'escalier, vuus découvrez derrière la porte d'entrée une fosse à loups, maintenant recouverte d'un grillage faisant pont. Cette église paraît avoir été fortifiée, comme celle de Hunawihr, comme beaucoup d'autres, à l'époque de ce bon moyen âge que tant de gens admirent de confiance et regrettent comme un temps heureux, malgré son manque de sécurité. L'édifice, de style gothique, a une seule nef, sans voûtes, replâtrée souvent et modernisée par ses restaurateurs, avec plus ou moins de goût. Le clocher, du XIII° siècle, en apparence plus ancien que l'église, présente deux étages à baies en ogive, tandis que le compartiment inférieur, pourvu d'une voûte, appuyée sur des colonnes aux angles, sert de chœur et est percé de deux portes ogivales également, avec ferrure antique. A côté de l'autel, les archéologues remarquent une élégante custode pareille à celle de l'église de Soulzbach, dans la vallée de Munster. Une chapelle ossuaire, avec voûte à nervures, élevée dans le cimetière, sert maintenant de magasin, après avoir abrité les crânes des paroissiens. Lieu de pèlerinage très fréquenté, l'église renfermait autrefois une image miraculeuse de la sainte Vierge, offerte par un prince autrichien.
Est-il vrai, comme l'affirment d'anciennes traditions, que la commune de Sewen était affranc.hie autrefois de toute redevance féodale à cause de son pèlerinage ? Ce que nous constatons, c'est que les habitants de la localité, grâce aux forêts communales, ont au budget un excédent de recettes et ne paient aucune contribution extraordinaire. Tout au plus ont-ils à acquitter 5 centimes additionnels sur les contributions directes pour l'entretien des chemins, plus les trois journées de prestations réglementaires, au même titre. Au lieu de payer des contribu-
tions additionnelles, les 781 bourgeois et bourgeoises de Sewen touchent des bois d'affouage et bénéficient du produit des prairies communales. Chaque année, à la fenaison, les ménages désireux de participer aux foins des prés communaux de la montagne s'en vont, le maire en tête, procéder à la récolte. Le foin est fauché et séché par la communauté, puis mis en tas par lots égaux. On tire les lots au sort par ordre numérique. Chose rare, certaines familles se trouvent
TOPOGRAPHE ALLEMAND FAISANT SES LEVÉS.
assez pourvues de fourrage pour renoncer à leur part au bien de la communauté.
Une partie de la population travaille au tissage de la maison Zeller d'Oberbrück. La plupart des localités riveraines de la Doller ont de petites manufactures de coton, tissages ou filatures, mises en mouvement par les chutes de la rivière, ainsi que des scieries. Les hauts fourneaux et les forges exploités au commencement de ce siècle ont éteint leurs feux, et les anciennes mines sont abandonnées. Toutefois la cuivrerie de Wegscheid, dont les coups de marteau retentissent au loin, prospère encore. Oberbrück est un village de l'importance de Sewen, avec filature et tissage. Sur la gauche, en descendant, s'ouvre la vallée latérale de Rimbach et de Horben, que nous avons contournée avant-hier par les crêtes. Le ruisseau qui
s'écoule par cette vallée dans la Doller, apporte à la r.ivière l'eau des réservoirs du Sternsee et du Neuweyer, après avoir mis en mouvement plusieurs scieries. Sans les réserv oirs, le ruisseau serait actuellement à sec.
Les escarpements rocheux étagés dans les pâturages avant les réservoirs du Neuweyer se présentent sous forme de parois presque verticales et se détachent par moments sur le fond bleu du ciel, découpés hardiment. Au ri.sque de me répéter, de ne pas trouver des couleurs assez vives pour dépeindre l'aspect de ces sites tour à tour superbes ou gracieux, je signalerai une fois de plus l'effet puissant et charmant produit par ces rochers à la lumière du soleil. A tout moment, M. Larmoyer est occupé à défaire, à ajuster, à ficeler d.e nouveau son appareil photographique pour enlever un plus beau motif. On a l'embarras du choix, tellement les points de vue intéressants sont variés. En ce qui co.ncerne les Neuweyer, vous savez déjà que ce.s de-ux réservoirs, entièrement de main d'homme, sont très rapprochés l'un de l'autre. Celui du bas est plus petit; celui 'd'en haut a plus de surface. Le premier est encore plein d'eau, le second depuis longtemps à sec. Deux rochers, pareils aux piliers gigantesques d'une porte cyolopéenne, se dressent entre le.s deux réservoirs. Des éboul-is en pierre grise montent sur le versant gauche dans la direction de la fromagerie du Bers.
Au lieu de rentrer à Masevaux par la route ordinaire de l'a vallée, nous y revenons en suivant les hauteurs et par la gorge du Willerbach. Devant la petite ville, industrieuse comme toutes les localités au débouché des Vosges,, vous voyez s'élever dans la prairie un rocher ressemblant à un énorme bastion, au bord de la Doller, non loin de la station du chemirr de fer. Des vestiges d'anciennes fortifications y sont encore visibles, et on peut en faire l'ascension, quoique ses parois se dressent droites comme des murs. Ce rocher singulier s'appelle Ringelstein. A en croire la tradition, il portait naguère le château fort de Mason, petit-fils d'Étichon, duc d'Alsace. Mason ayant perdu son fils unique, noyé dans la Doller à l'âge de huit ans, il bâtit en mémoire de cet événement le couvent dit lllasonis Monast'icum, près de la chapelle voisine de Saint-Jean, où lui était apparu un cerf avec une croix entre ses cornes. Un ta.bleau de Flaxlancl conservé à l'église paroissiale de Masevaux représente la légende, et la liste des abbesses qui ont régi le couvent depuis 720 jusqu'à sa fermeture lors de la révolution de 1789, existe encore. De l'église de l'ancienne abbaye il reste le chœur, avec les quatre travées qui le précèdent, convertis en un petit musée. C'est un édifice gothique, dont les voûtes à nervures reposent snr des consoles et présentent des clefs ornementées. Sur une de ces clefs figure un donateur princier offrant une église. Les sculptures et l'architecture se rapportent au xvt siècle.
C H E V Ht E H DEVANT L'ÉGLISE DE SEWEN.
LVII
LA PLAINE DE L'OCHSENFELD. BATAILLE D'ARIOVISTE.
Nous ne quitterons pas le Sundgau sans une halte dans la plaine de l'Ochsenfeld. La topographie et la culture, l'histoire et la légende nous y convient. En venant des montagnes au pont d'Aspach, un terrain uni se développe tout à coup sous vos yeux. C'est la plaine de l'Ochsenfeld, étendue au débouché des vallées de la Doller et de la Thur, entre les deux Aspach, Vieux-Thann, Cernay, Wittelsheim, Schweighausen et Leimbach. Une partie de cette plaine est boisée, l'autre à nu, avec des prairies et des cultures maigres. Au lieu des ondulations de lehm sur lesquelles s'élève le domaine des trappistes d'Œlenberg, le sol se compose ici de gravier vosgien, presque sans terre végétale. Quels efforts il a fallu aux jeunes travailleurs de l'asile agricole de Cernay pour gagner à la culture ces bancs de gravier ingrats, desséchés par les grands vents, trop perméables pour retenir les eaux! Écoutez-vous la tradition populaire, elle attribuera l'aridité de la terre à une malédiction du Ciel. Car cette plaine stérile doit être le Champ du Mensonge, Lûgenfeld, où Louis le Débonnaire s'est battu contre ses fils en 833. Parce que l'empereur, trahi par ses enfants, a maudit la campague témoin de la félonie des siens, les paysans de l'Ochsenfeld racontent que le grain refuse d'y germer. Quand les campagnards passent la nuit sur les chemins de la plaine et entendent les plaintes du vent dans la bruyère, ils se signent de la croix. Ils disent que des légions de guerriers bardés de fer dorment là, dans des souterrains profonds, depuis de longs siècles. Les plaintes du vent sont les gémissements des héros d'autrefois, qui se lèvent à l'heure de minuit et font la ronde à la suite du prince Charles, en attendant le jour où Dieu les appellera à délivrer leur patrie des mains de l'étranger. Si certains érudits inclinent à rapprocher le Champ du Mensonge de Rouffach ou de Colmar, des historiens autorisés placent dans la plaine de l'Ochsenfeld le théâtre de la défaite d'Arioviste par César. Ce que nous savons positivement, c'est que le nom d'Ochsenfelcl, « campagne des Boeufs », provient d'une importante foire aux bestiaux tenue naguère en ces lieux.
Cernay, en allemand Sennheim, se trouve sur la rive gauche de la Thur, entre la rivière et les montagnes. Nommée pour la première fois dans un document de l'abbaye de Lucelle en viens de Sennenheim, cette petite ville, comme la plupart des localités manufacturières du pays, se trouve maintenant l'étroit dans
ses murs, malgré la diminution de la population depuis l'annexion à l'Allemagne. Sa population s'élevait à 4 936 habitants en 1866, contre 4396 au recensement de 1880. Une quantité d'usines, aux hautes cheminées, entourent l'ancienne enceinte de forme carrée. Ce sont des manufactures de toiles peintes, des filatures de coton, des tissages mécaniques, des moulins à blé. Pour le moment les fabriques chôment toutes. La ville est en fête et célèbre la kilbe.
Une promenade ombreuse, formée par de grands platanes et par des marronniers, occupe l'espace compris en'tre le cours actuel de la Thur et un ancien bras de
PORTE ANCIENNE A CERNAÏ.
la rivière à sec, où un second pont relie le faubourg à la ville. Des maisons ouvrières ont mis à profit le mur d'enceinte des anciennes fortifications, encore debout sur trois côtés. Les angles tournés vers la vallée sont pourvus de deux tours rondes, tandis que des plantations potagères envahissent les fossés. La porte monumentale, avec mâchicoulis, où passe le chemin de Thann, est défenduq par une grosse tour carrée, à créneaux. Elle date probablement du xine siècle. L'église paroissiale est une construction restaurée à plusieurs reprises. Sa nef romane, avec cinq arcades à plein cintre, provient d'une ancienne basilique du XIC siècle, dont les piliers massifs sont profondément enfoncés. Plusieurs maisons gothiques, construites depuis quatre à cinq siècles, avec et sans tourelles, se trouvent à l'intérieur de la ville. Le 2 mars 1634, Cernay est tombé au pouvoir des Suédois, qui y ont fait un grand nombre de prisonniers. Louis XIII, roi de France, l'érigea en prévôté,
donnée en fief au maréchal de Schœnbeck, des mains duquel ce fief passa aux familles de Reinach, de Gohr et de Clebsattel, avant la révolution de 1789. Derrière la ville, au pied de la montagne du Molkenrain, il y a des jardins, des parcs enclos de murs, des vignes sur les coteaux. Au milieu de la verdure on voit pointer les clochers des villages d'Ufholz et de Steinbach, dans deux vallons voisins. Plus loin sont les eaux salines ferrugineuses des bains de Wattwiller, ancienne dépendance de l'abbaye de Murbach, assez fréquentées en été. Des restes de maçonnerie romaine, découverts dans le voisinage des sources, indiquent que les vertus curatives des eaux minérales de Wattwiller sont connues depuis longtemps. N'ayant à soigner aucune des infirmités que guérissent les eaux de ces sources, nous nous bornons à regarder le clocher à cinq étages de l'église en style gothique, dont le portail est daté de
L'asile agricole de l'Ochsenfeld touche la ligne de chemin de fer de Mulhouse à Wesserling, près de la station de Cernay. Cet établissement philanthropique dispose d'un domaine d'une cinquantaine d'hectares. Créé en 1848, il a reçu depuis sa fondation quelques centaines d'enfants pauvres ou abandonnés par leur famille. Son but est d'élever les enfants_ qui y sont recueillis, en associant à l'instruction primaire le travail agricole, d'après les principes d'éducation de Pestalozzi et de Fellenberg. Ses pensionnaires, une fois rendus à la société, font souche d'honnêtes gens. Pour être admis, il faut être âgé de six ans au moins, de douze ans au plus. Les enfants restent dans l'asile jusqu'à l'âge de quinze ans. Quelques-uns payent leur pension, fixée à 250 francs par année. Ceux qui manquent de ressources sont entretenus au moyen de dons. Chaque année on reçoit cinq ou six pensionnaires et on en congédie autant, arrivés à la limite d'âge. Actuellement le nombre des élèves est de trente-deux, vivant en famille avec le directeur. A vrai dire, l'asile est une ferme-école, où les travaux de culture alternent avec les études de l'école primaire. Sauf pour la fenaison et la moisson, travaux pour lesquels le directeur emploie quelques journaliers, toute l'exploitation est soignée par ses pensionnaires. Les plus forts font du jardinage ou s'emploient à conduire les machines agricoles. Les plus petits manient la bêche et s'occupent surtout de sarclage. Si, à certaines époques de l'année, les enfants et leur maître sont plus aux champs que dans la salle d'étude, l'irrégularité des heures de classe a une compensation dans la présence continue des enfants à l'asile, où manquent les longues vacances accordé'es aux écoliers ordinaires. Avec cela, la culture des terres arables de l'asile peut s'étendre à une superficie de 15 hectares, dont une partie en vignes, plus 30 hectares de prés irrigables. Les étables, avec seize têtes de gros bétail, sont confiées aux .soins des deux pensionnaires les plus âgés.
Ici les terres sont beaucoup moins bonnes que dans le domaine des moines cultivateurs d'Œlenberg. A cause du peu d'épaisseur de la couche végétale, qui repose partout sur du gracier aride, une partie de l'Ochsenfeld est encore inculte. Les parties irrigables, mises en prairie, contrastent avec les parties de la plaine qui ne reçoivent que l'eau des pluies. Cette eau s'infiltre et disparaît trop vite dans le sol perméable. Encore les vents du nord, dominant pendant certains mois de l'année, augmentent la sécheresse. Pour amoindrir l'effet du vent desséchant sur les cultures, des plantations d'arbres en lignes droites et parallèles ont été faites dans les champs.
Tous les enfants élevés à l'asile agricole ne deviennent pas cultivateurs. Ceux qui quittent l'établissement sans avoir la perspective d'acquérir quelques champs à eux propres, préfèrent apprendre un métier chez un artisan.
Non loin de l'asile agricole, sur la lande desséchée où le peuple de la campagne croit entendre passer à la file, un à un, les guerriers du prince Charles, quand le fantôme de leur chef se dresse debout sur la roche du Bibelstein, les Germains d'Arioviste doivent avoir été repoussés de l'autre côté du Rhin. Une ancienne voie romaine montre ses traces à travers l'Ochsenfeld, sur la lisière de la forêt de Nonnenbruck, entre Wittelsheim et Aspach-le-Bas. Ce sont des restes de la route de Mons Brisacus à Vesontio, autrement dit de Brisach à Besançon. En l'année 58 avant l'ère chrétienne, Arioviste, un chef de bandes redouté pour ses pillages et ses incursions dans les provinces de la Gaule, désireux d'établir sa domination sur la Gaule, se trouvait à Mons Brisacus à la tête d'une forte armée de partisans germains. Ses prétentions contrariaient César, qui décida de le rejeter de l'autre côté du Rhin, afin de garantir l'Italie contre les invasions des Germains, plus encore que pour défendre la Gaule. Arioviste était en marche sur Vesontio, lorsque César se porta à sa rencontre avec ses légions, à partir de cette ville, alors principal oppidum des Séquaniens. L'armée romaine franchit en sept jours l'espace de 140 kilomètres entre Besançon et Cernay. Une entrevue eut lieu entre les deux chefs, à l'époque de la maturité des blés, près de Feldkirch, dit l'empereur Napoléon III dans son Histoire de César, tome II, page Ni l'un ni l'autre des deux rivaux ne voulut consentir aux concessions nécessaires pour le maintien de la paix. Fatalement les deux armées en présence devaient en venir aux mains. La lutte se dénoua par une complète défaite d'Arioviste, réduit à s'enfuir de l'autre côté du Rhin, après avoir perdu 80 000 hommes dans le combat.
LVIII
THANN ET L'ÉGLISE SAINT-THIÉBAULT.
Ouverte sur l'Ochsenfeld, la vallée de la Thur est industrieuse comme pas une autre dans la région des Vosges. Pas une autre vallée d'Alsace, peuplée comme celle-ci, ne fait une part aussi faible au travail agricole. Elle a une superficie de 21 500 hectares et une longueur de 23 kilomètres, entre Thann et Wildenstein. Un
TOUR RUINÉE D'ENGELBURG.
chemin de fer remonte la vallée jusqu'à sa bifurcation, derrière Wesserling, en deux branches, dont l'une se dirige sur le col de Bussang, de l'est à l'ouest, l'autre vers le col de Bramont, du sud au nord. Wesserling se trouve à 450 mètres d'altitude, le col de Bussang à 734 mètres, le col de Bramont à 950 mètres. Deux bonnes routes carrossables franchissent les deux cols pour passer sur l'autre versant des Vosges dans les vallées de la haute Moselle et de la Moselotte. La direction générale du cours de la Thur, depuis ses sources au col de Bramont et au Rothenbach, va du nord-ouest au sud-est, non sans subir quelques sinuosités jusqu'à son débouché, en avant de Thann. Les montagnes qui encaissent la vallée, du Rossberg et du Molkenrain au Rinnkopf et au Rothenbach, ont plus de mille
VUEDE1HANN.
mètres d'élévation. Sur le versant nord, entre le Molkenrain et le Rothenbach/ la ligne de faîte a un profil moins tourmenté, des dépressions moins profondes que sur le versant sud entre le Rossberg et le ool de Bramont. Une partie des cimes présente des pâturages alpestres, l'autre disparaît sous de sombres forêts de hêtres et de sapins.
Prenez-vous le chemin de fer, la locomotive siffle et le train s'arrête à de courts intervalles aux stations de Thann, de Bitschwille-r, de Willer, de Moosch, de Saint-Amarin, de Wesserling. Partout le long de ce parcours, les cheminées d'usines fument au sein de la verdure dans le fond de la vallée. Sur plus d'un point la vallée subit des étranglements qui obligent la voie ferrée à traverser des tunnels.. Au-dessus du vignoble de Thann, vous apercevez la tour d'Engelburg, non pas debout, mais renversée sur la montagne, pareille à un tuyau gigantesque. Vous voyez le ciel à travers l'ouverture de ce tronçon, tombé tout entier, sous l'effet d'une mine, lorsque le château fut démantelé par les troupes de Turenne en Depuis les ruines d'Engelburg, insignifiantes quant au reste, malgré la résistance de la maçonnerie, le regard plonge sur la ville et embrasse la plaine par l'ouverture de la vallée. Le trou rond de la tour renversée porte dans le pays le nom d'UEiI de la sorcière. Les sorcières ont joué naguère ici un grand rôle, à leurs dépens.
L'intérieur de Thann, avec ses rues étroites et tortueuses, ses maisons à pignons élevés, ressemble à celui de la plupart des petites ville d'Alsace que nous avons décrites déjà et que nous visiterons encore. Les remparts de l'ancienne enceinte sont en partie démolis ou abritent des masures d'apparence caduque. Au bord de la rivière il reste des fortifications d'autrefois une tour ronde qui se mire dans l'onde limpide. Point d'autre monument que l'église, un des joyaux de l'art gothique, celle-là, digne de figurer à côté de la cathédrale de Strasbourg avec sa flèche élancée, découpée à jour comme une fine dentelle, aussi remarquable, -que les sculptures des deux portails. Devant l'église une fontaine de la renaissance porte la statue de saint Thiébault, patron de la ville. Parmi les édifices modernes, les grandes usines et les habitations de leurs propriétaires attirent seules l'attention, moins par leur architecture que pour l'organisation du travail dans les divers ateliers. C'est la fabrication et l'impression des tissus de coton qui tient le premier rang dans l'industrie de Thann, comme dans celle des localités voisines. Il y a aussi une importante fabrique de produits chimiques et des ateliers de constructions de machines.
On ne peut bien embrasser l'ensemble de l'église de Thann, à cause de l'insuffisance de la perspective. La place où s'élève ce fier édifice est aussi étroite, en
quelque sorte, que les rues environnantes. Quand on entre en ville, venant de Cernay, le chœur se présente d'abord, avec son chevet et le clocher qui l'appuie.
PORTAIL PRINCIPAL DE L'ÉGLISE S A 1 NT- T H IÉ B A U L T A THANN.
Dès la baie médiane du chevet, plus large et mieux décorée que les autres, apparaît l'arc en accolade fleuronné, portant à son sommet un panache. L'arc en accolade couronne aussi la baie inférieure du clocher, à laquelle il sert de fronton.
Il reparaît dans l'élégant campanile à l'opposite du clocher et forme le principal motif du portail latéral. Un porche en décoration, formant portail, occupe le frontispice, entre deux contreforts d'un grand style. Ce porche, le portail principal, est surmonté d'une rosace en retraite d'une corniche, qui sert d'appui à une statue eolossale du Christ assis et montrant ses plaies. A droite et à gauche du Christ sont les statues agenouillées de la Vierge et. de saint Jean, avec celles de quelques apôtres ou de prophètes, debout et groupés dans des niches aveugles. Un fronton à crochet fait le couronnement de la façade principale, suivant l'inclinaison du toit et appuyé sur la galerie à la hauteur des combles. Au sommet du pignon se trouve un campanile contrarié, avec pinacle à jour, supporté de face par le dais en encorbellement d'une statue de saint Thiébault, patron de l'église et de la ville. L'arcade du grand portail, qui dépasse l'entablement de séparation entre les deux étages, géminée par un trumeau, repose sur des pieds-droits. Pieds-droits et trumeaux s'appuient sur un socle d'où s'élèvent trois systèmes de moulures. Le premier, qui manque au trumeau, légèrement en retraite sur les petits pilastres carrés, ornés d'un chapiteau à décoration végétale, qui affleurent les pieds-droits, ma.rque le profil dé la grande arcade. Le second et le troisième système, communs au trumeau et aux pieds-droits, forment les nervures extérieures et intérieures des deux petites arcades inscrites dans l'arcade principale. Des piédouches, ménagés entre les moulures, soutiennent autant de statues, au nombre de six en tout; deux pour chacun des pieds-droits, une à chaque pan du trumeau. Une statue de la Vierge, plus grande que celles des piédouches, occupe le haut du trumeau.
Peut-être la rosace au-dessus du grand portail paraît-elle un peu trop petite pour l'harmonie de l'ensemble. La façade de l'étage supérieur est moins ornementée que dans le bas, non sans préjudice pour l'unité de la construction. Il n'y a pas assez de décorations sur le mur à nu au-dessus de l'archivolte, qui entoure la rosace, et les deux fausses baies ogivales disposées à côté. Par contre, la plastique du portail principal est tout à fait exubérante et rappelle la richesse d'ornementation de la façade de la cathédrale de Strasbourg. Une multitude de sujets frappent l'œil dans les sculptures des voussures de la grande et des petites arcades, ainsi que des tympans. Ces sujets représentent un cycle assez complet emprunté en partie à l'Ancien et au Nouveau Testament, en partie à la vie des saints. Deux hauts-reliefs, ciselés dans les tympans des petites arcades, représentent à gauche la naissance du Christ, à droite son crucifiement entre les deux larrons. Tandis que les scènes diverses du grand tympan s'enchevêtrent plus ou moins les unes dans les autres, sans liens communs, ici tous les incidents du récit évangéliquc se groupent de manière à former un tableau unique. Dans le bas, à gauche, la
ÉGLISE SAINT-THIÉBAULT, A THANN.
Vierge est couchée dans un lit sous un auvent elle présente le petit Jésus à l'adoration des Mages, dont l'un est agenouillé, tandis que les deux autres descendent à cheval le long de l'ogive droite. Parmi les autres sculptures du grand portail, nous remarquons encore la prédication de l'Évangile, les symboles des quatre évangélistes, Noé, ivre, bafoué par Cham. Dans les petites arcades, à côté des figures de saints plus étrangers à Alsace, apparaissent des personnages empruntés au propriurn du diocèse de Bàle, entre autres sainte Afra sur un bûcher; saint Léger à qui l'on crève les yeux; saint Morand, patron d'Altkirch, saint Fridolin, saint Maurice. L'a,rchivolte de la grande arcade, formée d'un cordon d'anges, complète le sens de cette décoration vraiment riche, associant les chœurs célestes à l'exposition naïve du dogme chrétien, des miracles qui doivent le justifier, des vertus qu'il a suscitées. Par malheur, cette partie de la façade est en assez mauvais état. De tous côtés des chéneaux disjoints; partout des mutilations. Une partie des statues de la façade ont été brisées, d'autres ont été déplacées par les iconoclastes de la Révolution. Faut-il le dire? l'impression première faite par l'église de Thann, à l'examen du flanc gauche du monument, depuis le chevet jusqu'au grand portail, se gâte pour le spectateur qui achève le tour du flanc droit, car il constate un défaut d'unité dans la construction, lequel nuit beaucoup à l'harmonie de l'ensemble. Une porte gothique donne accès dans le hall du clocher, placé à l'aisselle fermée par le chœur et le bas-côté gauche. Cette tour, dont nous avons admiré la flèche élégante du haut de l'Engelburg, présente à l'est et au nord de fausses arcades terminées en trèfle, ornement ciselé en pierre, qui sied bien à l'édifice et lui donne beaucoup de grâce. Les lancettes du premier étage, associées trois à trois, composent une belle fenêtre à rosac.e, tandis que les fenêtres, dans la balustra.de, au second étage, sont toutes cintrées. Après cette première galerie, la tour devient octogonale, supportant, au-dessus de la seconde galerie, la flèche, dont les crochets et la transparence rappellent les gracieux détails de la cathédrale de Fribourg en Brisgau. Fort belles, les cages d'escalier arrivent seulement jusqu'à la naissance de la flèche, sans s'attacher à ses arêtes, comme à la tour de la cathédrale de Strasbourg. Une seconde tour, plus ancienne et inachevée, sur le côté sud, ne dépasse pas la naissance des combles.
La grande nef a quatre travées rectangulaires, qui s'étendent aux nefs collatérales plus basses. Elle présente des voûtes réticulées, de composition variable, ainsi que pour le bas-côté nord, au lieu des voûtes en croix plus simples du collatéral sud. Tandis qu'à droite les voûtes sont simplement appareillées d'arcs-doubleaux, qui s'entre-croisent diagonalement d'une colonne à l'autre, dans la grande nef et le chœur, les nervures se multiplient, marquant à la fois la rencontre des berceaux
et leur arc. Entre la nef et le chœur, la seule différence est que dans la nef principale les clefs de voûte, en forme de médaillons historiés, alternent avec des claveaux en forme de pendentifs ornés de figures pareilles à des armoiries, au lieu des
I'OHTAIL LATÉRAL DE L'ÉGLISE SAINT-THIÉBAULT, A TIIANN.
claveaux blasonnés horizontaux du chœur Par contre, de jolies sculptures ornent également, à leur point d'intersection, les arcs-doubleaux de la nef et du chœur. Dans le has-côté gauche, les plans multiples de l'intrados sont arrêtés par des
nervures rayonnant en forme d'étoile à partir des clefs de voûte. Toutes les nervures formées sont fournies par les colonnes en faisceaux, qui se décomposent et se répartissent harmonieusement, de manière à fournir, sans solution de continuité, les moulures des arcs-doubleaux et des arceaux sous le clair-étage. Une des travées du collatéral sud disparaît presque totalement devant la tour tronquée de la face sud et son escalier à tourelle. De ce côté, des fûts simples, à colonnettes avec des chapiteaux, s'élèvent, au nombre de quatre, en face des faisceaux de colonnes sans chapiteaux, pareilles à celles de la nef. Chaque corbeille des fûts est historiée différemment.
La statue de saint Thiébault, qui décore le pignon de la façade, au-dessus du grand portail, est portée par une console figurant une femme nue, contournée bizarrement. Des consoles distinctes, à droite et à gauche, portent deux personnages agenouillés, ordinairement placés à côté du patron de l'église. Au campanile du pignon on voit de petits monstres en gargouilles, sculptés avec beaucoup de délicatesse, qui débarrassent la flèche de la pluie. Entre la galerie à balustrade des combles et le portail, les sculptures sont d'un goût médiocre. Les statues qui ornent cet espace, les unes sur des consoles, les autres sur des corniches, manquent de caractère et de proportion. Les consoles historiées ou formées de moulures horizontales sont disparates. Un des contreforts qui flanquent le grand portail, à la ligne de séparation de la nef et des bas-côtés, a de plus grandes dimensions que l'autre. En retraite sur toute la hauteur à droite, le massif de la façade est coupé à gauche, au-dessous d'un ressaut d'où part l'archivolte, d'un dais surmontant une statue ancienne de saint Georges frappant le dragon de sa lance. Tout à côté, dans les sculptures d'un fini plus beau du portail latéral, le culte de la Vierge et celui de saint Thiébault sont de nouveau confondus, comme dans beaucoup de parties de l'édifice. Mieux vaut voir ces détails artistiques que de les décrire. Nos gravures, exécutées d'après les excellentes photographies de Braun, en donnent une représentation parfaite.
A l'église du Vieux-Thann, reconstruite, celle-là, au milieu du xve siècle, après les ravages successifs des Anglais et des Armagnacs, les archéologues verront avec intérêt de belles verrières, une peinture murale et un tombeau sculpté du Sauveur. Ce tombeau est un des plus beaux ouvrages de cette espèce. Les statues des saintes femmes, d'une grande pureté de lignes, semblent être moins anciennes que les autres parties de l'œuvre. Le corps du Christ, de grandeur naturelle, mais d'un travail plus rude, est étendu, couvert de grosses gouttes de sang. Devant lui, les gardiens du tombeau, d'un dessin plus correct, quoique un peu gauche et embarrassé, mais instructif pour l'exécution soignée du costume et de l'armure, qui
répondent parfaitement à la manière de l'époque. Sur l'arcade, au-dessus du tombeau, il y a deux écussons, dont l'un porte les armoiries de Thann de gueules à fasce d'argent, parti d'azur à un pin d'or. En ce qui concerne les verrières, le chanoine Straub considère particulièrement un vitrail de la nef, sur le côté nord, pour une des plus précieuses œuvres de peinture sur verre, comme composition et comme effet d'ensemble, que l'Alsace ait conservées. Consacrée à la Vierge, cette fenêtre présente l'arbre de Jessé d'une manière toute différente de celle adoptée par l'iconographie sacrée depuis le xne siècle. Au lieu de porter les ancêtres du Christ et de se terminer par la fleur traditionnelle qui s'épanouit dans la figure de Marie avec l'Enfant, l'arbre, en cep de vigne issant de la poitrine du vieillard Jessé, forme avec ses ramifications le cadre des principaux événements de la vie de *la Vierge. Se détachant du pied, les sarments chargés de fruits et riches en feuillage viennent entourer comme autant de médaillons la naissance de Marie, l'annonciation faite par l'ange, la naissance du Verbe, l'adoration des Mages, la mort ou 'la dormition de la Vierge et son couronnement dans le ciel. Plusieurs détails d'intérieur et de costumes sont traités avec cette minutieuse précision qui distingue les œuvres du xve siècle, époque du vitrail. Quant à la peinture murale conservée ici, elle est exécutée à la détrempe et paraît antérieure au xve siècle, par conséquent contemporaine des verrières.
LIX
WESSERLING ET LES ANCIENS GLACIERS DES VOSGES.
Il y a près de cent ans que le Wesserling est acquis à l'industrie; la première filature mécanique du pays y a été établie en La maison Gros Roman y emploie plusieurs milliers d'ouvriers au travail du ooton, filature, tissage, iblanelliment, impression, autant d'opérations dont nous avons vu les détails dans les manufactures du Logelbach et de Mulhouse. Les fabriques de Saint-Árnarin et de Kruth sont des dépendances des établissements du Wesserling. Saint-Amarin exploite en outre un retordage important de fil de coton, tandis que la maison Germain de Malmerspach file la laine peignée. Pour avoir un aperçu suffisant du travail industriel dans la vallée, il aurait fallu tout au moins entrer dans les ateliers d'impression de MM. Scheurer-Rott, renommés pour leurs tissus d'ameublement, à côté de la grande fabrique de produits chimiques de Thann, où M. ScheurerKestner a porté à son dernier degré de perfection la préparation de la soude
artificielle. Outre la soude, la fabrique de Thann produit l'acide sulfurique et l'acide sulfureux, les acides chlorhydrique, acétique et tartrique, avec leurs principaux dérivés salins, les nitrates de plomb, de cuivre et de fer, les chlorures de chaux et d'étain, le sulfate de zinc, l'arséniate de soude, une quantité de drogues employées pour l'impression, le blanchiment et l'apprêt des tissus de toute espèce.
Les terrasses du Wesserling, au pied desquelles coule la Thur, sont des moraines déposées par l'ancien glacier de la vallée. Ce glacier a poli également la roche lisse du Glattstein, au bord de la rivière, près de la prise d'eau du canal usinier. De tous les polis glaciaires des Vosges, ceux du Glattstein sont les plus remarquables. Ils mériteraient d'être conservés et mis à l'abri de la destruction, comme témoins irrécusalbes de l'action des glaciers dans la contrée. Nulle part ailleurs, dans aucune autre vallée des Vosges, les preuves de l'existence des glaciers ne sont aussi nettes et aussi démonstratives, parce que dans aucune autre les glaciers disparus n'ont agi sur une aussi grande variété de roches. Le Glattstein appartient à une formation de schiste argileux compact, couleur gris blanc, à grains fins, dont les strates alternent avec d'autres couches d'une grauwacke à grain plus grossier. Arrondi et mamelonné, situé à 500 mètres en amont de la grande moraine du Wesserling, le rocher du Glattstein présente un plan fortement incliné dans le sens de la pente générale. Sa surface polie à découvert a une étendue de 12 à 15 mètres. La finesse de la pâte a permis au burin des grains de sable d'y imprimer les traits les plus délicats sous le frottement de la glace. Les stries ne sont pas rigoureusement horizontales ni rectilignes. Elles décrivent une courbe à grand rayon, montant et descendant suivant les ondulations de la surface, se croisant souvent entre elles, sous un angle aigu. Quelques-unes paraissent saccadées et forment des sillons creusés avec un burin fort tranchant, qui a produit de petits éclats. D'autres stries sont cannelées, creusées faiblement, plus larges, parallèles entre elles, bien distinctes seulement quand on les regarde à distance. Un filon et de petites veines de quartz, qui traversent la roche, sont usés et coupés net au même niveau que les parties schisteuses. Le pied du rocher, baigné par la rivière, reste lisse, mais avec un poli mat et sans stries visibles sur la hauteur où arrivent les eaux. Au sommet, des débris erratiques provenant de roches différentes recouvrent le rocher en place, mêlés de galets striés également. Sur les points fraîchement déblayés de la roche polie on remarque des incrustations de grains quartzeux, agglutinés par une poussière très fine, qui résiste au lavage à l'eau froide, tout à fait pareille à la boue adhérente aux surfaces polies récemment abandonnées par les glaciers encore existants dans les Alpes. Plus haut que le
Glattstein, sur le flanc du Husselberg et sur les pentes raides de la montagne qui domine Felleringen, sur l'autre rive de la Thur, la roche à nu montre également, de loin en loin, des surfaces polies, avec des stries qui se coupent à angle droit ou à peu près.
Parce que les surfaces polies avec stries et cannelures des pointements rocheux et des flancs à nu de la vallée de la Thur ressemblent aux effets du polissage et du striage des roches sous les glaciers encore en activité dans d'autres régions, on conclut que cette vallée, comme la plupart des vallées supérieures des hautes
INTÉRIEUR DE LA FABRIQUE DE PRODUITS ·CHIMIQUES DE THANN.
Vosges, a été occupée naguère par des courants de glace pareils à ceux qui descendent des sommets dans les vallées des Alpes.
Au château de Wildenstein, aux monticules du Marlen et du Rasenbühl, comme au Baerenberg et au pointement de l'église d'Oderen, les dépôts erratiques, les moraines par obstacle, mieux caractérisés que dans la vallée haute de la Moselle, sont accompagnés constamment de surfaces polies, avec des stries fines. Au sommet du Hasenbühl, sur la droite du village de Felleringen, élevé de 70 mètres au-dessus de la rivière et séparé par un vallon des montagnes du versant de la vallée, nous distinguons sur la roche en place des stries bien nettes dans les parties protégées par la mousse. Une accumulation de débris erratiques, gros blocs, menus fragments, cailloux striés, sables sans stratification, s'appuie sur le
monticule en amont. Le monticule consiste en schiste de grauwacke et en eurite cristalline; il porte à son sommet des blocs de granit blanc, pareil à celui en place près du col de Bramont à la Ronde-Tête. La hauteur du piton d'Oderen est de 80 mètres, avec un escarpement à pic du côté d'aval, dénudé complètement, formé d'une roche noire un peu schisteuse. Point de poli de ce côté, mais les flancs et la croupe postérieure sont arrondis et polis par places. Une église se tient au sommet dans une position pittoresque derrière l'église le cimetière et des champs cultivés, car la rareté de la terre arable fait utiliser les moindres parcelles. Cette terre arable, argileuse et rougeâtre, renferme près du sommet des galets schisteux avec des stries glaciaires caractéristiques, avec des blocs erratiques de granit suspendus au-dessus de la rivière et empâtés dans le même dépôt.
Située à 15 kilomètres du Rothenbach, à 9 kilomètres du col de Bussang, la moraine frontales à trois plis du Wesserling, qui forme la terrasse devant les ateliers d'impression sur tissus de la maison Gros Roman, s'élève à 35 mètres au-dessus du niveau de la Thur. C'est une énorme digue composée de matériaux meubles, mesurant un volume de 12 millions de mètres cubes au moins, coupée en deux tronçons par la rivière. Ses plus gros blocs sont anguleux, mais assez rares. La plupart atteignent seulement de 20 à 25 centimètres de diamètre et sont alors arrondis, mais entassés sans ordre, au lieu de présenter la disposition imbriquée que prennent en glissant les uns par-dessus les autres les galets entraînés ou déposés dans le lit d'un courant d'eau. Sur les fragments plus petits, peu arrondis aux angles, consistant en galets schisteux, on remarque presque toujours des stries fort nettes. On trouve aussi souvent des vides entre les blocs et des amas irréguliers de sable. La roche en place, non polie, apparaît sous la moraine dans le lit de la rivière. En arrière des moraines du Wesserling, qui ont formé une digue transversale à travers la vallée, au village de Husseren, apparaît un autre pli de terrain morainique, haut de 15 mètres, gazonné à la surface, avec le talus d'aval beaucoup plus rapide que le talus d'amont en gradins.
Une troisième moraine frontale se trouve échelonnée à 6 kilomètres plus haut, dans le vallon de Mollau, séparé de la montagne par un profond sillon, montrant, sur la section pratiquée par le ruisseau, des blocs entremêlés de grauwacke, de granit porphyroïde, de porphyre rouge, de syénite et de mélaphyre. Dans les moraines frontales de Krüth, à trois plis, comme celles du Wesserling, les deux premières, distantes l'une de l'autre d'une centaine de mètres, sont courbées de manière à tourner leur convexité du côté aval. Ces moraines frontales ou terminales marquent autant d'étapes du glacier dans son mouvement de retraite, alors que l'alimentation par les chutes de neige ne compensait plus la fusion de la glace
VALLÉE DU WESSERLING.
à son extrémité, où s'accumulaient les rochers tombés et charriés à sa surface. Non seulement nous observons des moraines frontales au Wesserling et à Krüth, en travers de la vallée principale, mais aussi à l'entrée des vallons latéraux d'Urbès et de Mollau. Toutes sont des moraines multiples ou à plusieurs plis en ondulations distinctes les unes des autres. Des traînées de blocs erratiques, avec sable et galets striés, apparaissent aussi sur les deux versants de la vallée à partir du Wesserling. Elles représentent les moraines latérales éparpillées jusqu'à 200 et 250 mètres de hauteur au-dessus du fond de la vallée, sur les pentes de la montagne au-dessus de Felleringen, de Krüth et de Wildenstein. A 500 mètres au-dessus du fond de la rivière se montre une seconde zone de blocs erratiques, moins accusée, sans blocs ni galets, allant jusqu'au col de Bramont, entre la vallée de la Thur
GALET STRIÉ ET ROCIIE POLIE DES F O R MATIONS GLACIAIRES DES VOSGES.
et la vallée de la Moselotte. L'ancien glacier, dont ces traînées morainiques marquent les bords, aurait eu ainsi une épaisseur de quelques centaines de mètres. Le glacier de la vallée principale ne paraît pas avoir dépassé le Wesserling, à 430 mètres d'altitude. Pourtant les vallons latéraux de Mitzach et de Moosch, à l'aval, comme les petites vallées de Ranspach, de Saint-Amarin et de, Willer, qui débouchent sur la rive droite de la Thur et rayonnent autour du Grand-Ballon, présentent aussi de petites moraines. Toutes les roches du bassin supérieur de chaque vallée sont représentées dans les moraines terminales. Dans les dépôts de la vallée principale nous remarquons des blocs et des galets de granit de différents grains, accompagnés de spilite; de mélaphyre, de porphyre, de syénite, de grès, de grauwacke, de grauwacke fine et schisteuse. Parmi ces blocs, les uns sont arrondis, les autres anguleux et à vives arêtes, répandus sur certains points en quantité énorme. L'état de parfaite conservation des granits permet de les fendre pour servir de pierres de taille dans les croisées et pour des ponceaux longs de deux mètres. Certains blocs sont grands comme des maisons.
Combien l'aspect de la contrée était différent à l'époque où le grand glacier de la Thur descendait jusqu'au Wesserling, alors que les riants paysages actuels disparaissaient sous des amas de glace et de neige Toutes les vallées des hautes Vosges, sur les deux versants de la chaîne, présentaient la même scènerie. Le glacier de la Moselle, en Lorraine, dépassait encore beaucoup en longueur et en puissance ceux du côté de l'Alsace. Il s'avançait jusqu'au hameau du Longuet, au-dessus d'Éloyes, sur la route d'Épinal à Remiremont, à en juger par la digue gigantesque, en hémicycle, formée par une série de monticules allant à travers la vallée, d'un versant à l'autre, qui représente sa moraine terminale.
LX
WILDENSTEIN ET LA PISCICULTURE EN ALSACE.
Un piton rocheux, pareil aux monticules du Marlen, du Baerenkopf et de l'église d'Oderen, remarquables pour les géologues à cause de leurs moraines par obstacle, surgit de nouveau au milieu de la vallée entre Krüth et Wildenstein. Plus élevé que tous les autres, ce piton de nature granitique atteint 705 mètres d'altitude et porte à son sommet les ruines d'un ancien château féodal. Du côté de la route, il se dresse droit comme un mur, aux escarpements inaccessibles, quoique boisé. Un chemin le contourne par le haut, à travers des champs de pommes de terre et de seigle qui couvrent la croupe d'amont, à côté de deux fermes. Sous bois, le chemin se perd dans un fourré, au milieu d'un taillis de hêtres et de frênes. L'arête du monticule est étroite et déchiquetée. Un fossé, creusé dans le roc, paraît défendre l'accès du vieux château. Autrefois on a dû y passer au moyen d'un pont-levis, établi devant la porte d'un couloir long de vingt pas, pour arriver à l'intérieur. Pour escalader la porte, il faut s'accrocher aux anfractuosités du rocher ou placer une échelle. Tout ce qui reste du château se réduit au mur de soutènement du côté du précipice et aux vestiges de deux tours à l'entrée. Les arbres masquent la vue et préservent du vertige les visiteurs penchés au-dessus des précipices. La rivière coule dans la prairie sur la rive droite de la vallée. Comme le roc en place affleure sur toute la largeur, le bassin formé par l'escarpement du château de Wildenstein et le versant opposé se prêterait merveilleusement à la construction d'un grand réservoir d'eau. Toute la vallée ressemble d'ailleurs ici à un bassin fermé, avec des scieries au bord du torrent, avec de magnifiques forêts sur les pentes jusqu'au niveau de la prairie, en contraste avec les contreforts gazonnés ou à nu qui
attristent le regard, entre Willer et Wesserling, comme dans la vallée latérale d'Urbès.
En montant par la route du col de Bussang, dans la vallée d'Urbès, on peut visiter, sous les escarpements qui relient, comme une suite de falaises, le chaume du Rouge-Gazon à la Tête des Neuf-Bois, la grotte appelée par les montagnards
UNE SCIERIE DANS LES VOSGES
voisins Cuisine-du-Diable ou Teufelshüche une cuisine qui doit dater du temps où le diable de par ici devenu vieux s'est fait ermite, car, si le désir vous prend d'y déjeuner, après une heure d'ascension depuis le pont de Bruckenbach, vous aurez à vous contenter d'un menu d'anachorète. Cette grotte a dix pas de profondeur sur 2 à 3 mètres d'élévation à l'entrée. Elle paraît avoir été ouverte de main d'homme entre deux bancs de grauwacke. Dans la profondeur, quand on éclaire la caverne, on découvre un trou de sonde creusé au forêt. Le trou doit évidemment son origine à des recherches de minerai. Quand ces recherches ont-elles eu lieu? Les vieil-
lards du pays n'en savent rien. Pas la moindre trace de métal d'ailleurs, non pas d'or ou d'argent, mais seulement de cuivre ou de fer, quoiqu'il y ait eu des mines de fer dans le vallon voisin. Telle qu'elle est, la grotte peut servir d'abri contre la pluie et les intempéries, sans rien qui justifie son nom de cuisine, rien qui excite les appétits sensuels susceptibles de conduire le genre humain à la perdition. Quiconque voudrait s'y retirer, las des choses du monde, pourra y finir ses
VALLÉE DE S AI NT- AM ARIN.
jours dans la mortification. Une source d'eau fraîche, des baies sauvages, des racines plus ou moins comestibles, composent tout le menu de céans, à moins d'aller aux provisions avec votre besace chez les bonnes gens des villages de la vallée.
Le village de Wildenstein n'est pas visible de la Cuisine-du-Diable, pas plus que des ruines du vieux château. De l'entrée de la caverne il y a une belle échappée de vue sur le massif du Grand-Ballon, dont la tête se dresse au-dessus des cimes voisines du Storckenkopf, du Treh, du M,ordfeld, du Hahneborn, du Molkenrain. Au premier plan, on a en face le cône du Darain, boisé entièrement de haut en bas.
Wildenstein, par contre, se trouve à 10 kilomètres au-dessus de la jonction de la vallée d'Urbès avec la grande vallée de la Thur. Dans cette pittoresque localité, dont les maisons sont groupées le long de la route du col de Bramont, la statistique officielle comptait, en 1880, environ 127 ménages, comprenant 533 individus. La population vit surtout des fabriques de coton et de l'exploitation des forêts. Une belle maison commune et des écoles bâties avec un certain luxe à côté de l'église attestent la prospérité de jours peu éloignés encore. En 1700, selon le livre de M. Fernand Gros sur Wesserling et la vallée de Saimt-Amarin, les abbés de Murbach ont établi ici une verrerie, autour de laquelle le village s'est créé peu à peu dans le courant du siècle dernier. Mais, le temps faisant son œuvre de transformation, la houille est venue r.emplacer le bois dans l'industrie du verre, et, l'éloignement du chemin de fer aidant, les fours se sont éteints et la verrerie a cessé d'animer de sa clarté et du bruit de son activité les nuits du village.
En ce moment, des maçons démolissent la verrerie de Wildenstein, à quelques pas de l'auberge du Soleil où je suis descendu hier soir. La filature et le tissage se présentent un peu plus loin, à la suite l'une de l'autre, dans le fond de la vallée, à côté de la route du Bramont, afin de bien utiliser pour leurs moteurs la chute du cours d'eau.
Derrière les réservoirs des fabriques de Wildenstein, la vallée finit en se ramifiant dans des gorges élevées. Une prairie occupe le fond, où le ruisseau murmure. Les versants sont boisés jusqu'en bas. A la lisière de la forêt, formée de beaux hêtres, bien verts, des roches erratiques pointent sur le gazon ou sont arrangées en murs de clôture. Quelques maisons isolées montrent leur façade blanche, dans la direction du col, sous les lacets de la route. Levé à l'aube, j'admire ce paysage alpestre, regardant l'ombre des montagnes et des grands arbres se retirer sous les caresses du soleil matinal. Quelle paix profonde des choses! Quelle sérénité-complète Loin de tout bruit humain, la nature riante et forte déploie tout son charme, agissante dans le mystère, infatigable. La vie développe ses germes, sans se lasser, et manifeste sa puissance sous mille formes diverses dans la corolle délicate des fleurs, dans le gazouillement de l'oiseau, dans le vol capricieux de l'insecte. Aucun souci ne trouble l'harmonie complète de ces existences heureuses, épanouies sous mon regard et s'ignorant elles-mêmes. Ignorer le monde extérieur, en rester ignoré, n'est-ce pas tenir le bonheur?
Deux pauvres pêcheurs des Vosges, Gehin et Remy, ont découvert ici le moyen de repeupler nos cours d'eau, dont la truite tend à disparaître. Ces deux hommes habitaient la Bresse, dans la vallée de la Moselotte, sur l'autre versant delà mon-
tagne. Ils venaient souvent vendre à Wildenstein le produit de leur pêche et avaient entretenu M. Kientzy, alors propriétaire des fabriques, d'un moyen artificiel de multiplier le poisson à volonté. Vers la fin de l'automne, à partir de la
LA CUISINE-DU-DIABLE AU-DESSUS D'URDÈS.
mi-octobre, nos truites des Vosges remontent les cours d'eau pour frayer. Guidées par un instinct naturel, elles déposent leurs œufs dans les régions supérieures des ruisseaux, dans les parties les plus tranquilles, où les poissons sont le moins
inquiétés. Remy, en les épiant, remarqua ce fait, reconnu depuis par tous les observateurs. Arrivée au lieu qu'elle a choisi, la femelle frotte doucement son ventre sur le menu gravier du ruisseau, avance, recule, déplace d'un mouvement de queue de petites pierres, arrange ces pierres sous forme d'une digue ou d'un bourrelet opposé au courant de l'eau, puis dépose ses œufs dans les intervalles. Cette opération de la ponte terminée, le mâle survient à son tour, conduit par une sorte d'attraction, pour répandre sa laitance sur les œufs et les féconder. A ce moment, l'eau se trouble légèrement sous l'effet de l'éjaculation, mais pour reprendre peu après sa limpidité naturelle.
Bien des fois Remy fut témoin de ce curieux spectacle. Ne pourrait-on pas
TRUITE DES VOSGES.
enlever les œufs une fois fécondés, se demanda-t-il, pour les placer dans un milieu où ils seraient à l'abri des multiples chances de destruction auxquelles ils sont exposés dans les ruisseaux. C'est ce que
le pêcheur de la Bresse
essaya de faire. Avec le concours pécuniaire de M. Kientzy, il fabriqua des boît.es en bois percées d'une quantité de petits trous. Ces boîtes, il les plaça dans le bassin d'une source ou dans le courant d'un ruisseau avec les œufs recueillis. L'idée était juste; mais des gens malveillants détruisaient les bottes de Remy. D'un autre côté, il peut arriver que les œufs pondus par la femelle ne soient pas immédiatement fécondés par le mâle. Plusieurs jours se passent quelquefois entre ces deux actes. Alors comment distinguer les œufs fécondés de ceux qui ne le sont pas? Enlever les œufs non fécondés, c'est faire un travail inutile, après lequel tout effort pour préserver la semence contre des accidents ultérieurs ne sert à rien.
Cette dernière considération poussa le pêcheur de la Bresse à observer de nouveau la truite dans son travail de parturition. Ces observations eurent pour résultat la découverte d'une méthode de fécondation artificielle.
Un autre pêcheur, Gehin, perfectionna l'oeuvre de Remy. Celui-là, sans instruction scientifique préalable, opéra sur la tanche, sur la carpe, sur le brochet, comme son voisin l'avait fait sur la truite. Ces essais réussirent tous également, à force de soins. Ensemble les deux pêcheurs de la Bresse, encouragés par M. Kientzy,
qui leur facilitait leurs expériences, résolurent de plus les difficultés de l'éducation du frai et de l'élevage du jeune poisson, après avoir résolu le problème de la fécondation artificielle. Du moment où les causes qui entravent l'éclo-
PÈCIIEURS DE TRUITES DANS LES VOSGES.
sion des œufs peuvent être écartées, le repeuplement des cours d'eau devient facile. L'établissement de pisciculture de Huningue, près de Bâle, créé avec les subventions de l'empereur Napoléon III, sous l'inspiration de M. Coste, un
des fondateurs de l'embryogénie, eut pour tâche spéciale de perfectionner les méthodes d'élevage artificiel dont Remy et Gehin ont donné la clef en France.
Quelques détails sur les frayères employées dans le vallon de Baerenbach, seront ici à leur place. Le Baerenbach est un affluent de la Zorn, qui passe près de la forge de Saint-Fridolin, non loin de la ville et du château de Saverne. Ce ruisseau se ramifie en plusieurs bras. Les sources jaillissent de fissures ouvertes dans des cou-
PLAN DES FRAYÈRES DU BÆRENBACH.
ches de grès vosgien. Les eaux s'écoulent lentement, sans bruit et sans murmure, sur un lit de sable fin et de menu gravier, avec une température à peu près constante. Vers la fin de l'automne, en octobre et en novembre, les truites de la Zorn, comme celles de la Thur, remontent les petits ruisselets issus des sources pour déposer leur frai dans des nids de sable (zone A). Afin de protéger les œufs et les embryons en voie de développement contre la voracité des grands poissons, la région des. sources est barrée dans le courant de janvier, en a, au moyen de branches de sapin formant radeau. Dans tous les ruis-selets où l'eau courante passe en permanence, les alevins de truites grandissent par milliers. Pour favoriser leur inulliplicaion et leur croissance, le garde général des forêts, en résidence à Saverne, a.
de plus établi, au bas des frayères naturelles
dans le cours du Baerenbach (au point B), un étang peuplé de truites reproductrices,. qui sont aussi nourries artificiellement; sitôt que celles-ci ont déposé leur frai dans les ruisselets supérieurs, elles retournent dans l'étang, après quoi l'accès. des frayères est également barré (en b) avec des branches de sapin. Autant que possible, on a soin de recouvrir avec des branches semblables les ruisselets. des frayères pour garantir, pendant la première période de leur existence, les. jeunes alevins contre les martins-pêcheurs et les merles d'eau, tous friands de cette pâture.
Vient le moment où les jeunes truites se débarrassent de la vésicule vitelline, on les fait.passer dans des fossés longs de 5 à 10 mètres sur 1 mètre de largeur. Ces fossés ont 25 centimètres d'eau et sont plantés de cresson de fontaine, toujours
VUE GÉNÉRALE DE E L É T A B L I S S E M E N T*"[d E PISCICULTURE DE H U N I N G U E
pour assurer la protection nécessaire aux alevins pendant la première phase de leur développement. A l'état libre les alevins sont à la merci de trop d'ennemis pour survivre en grand nombre. Oiseaux, insectes, crustacés, rats d'eau, poissons grands et petits en dévorent d'énormes quantités, sans compter ceux écrasés par le gravier en mouvement lors des crues des rivières. Dans les fossés (représentés en c), ils se trouvent à l'abri de ces dangers. Pendant la seconde année;, ils descendent dans le fond d, situé plus bas. Quand ils atteignent la troisième année, ils prennent la rivière, ou bien ils sont transportés ou nourris comme poissons de table dans des étangs plus profonds. Pour leur alimentation, on dépose de gros morceaux de chair d'animaux morts, de la viande de cheval ordinairement, sur des pieux ou des piquets à fleur d'eau au milieu de l'étang. Les larves formées
AUGES A É C L 0 S 1 0 X
dans cette chair, des asticots appétissants, tombent dans l'eau et sont avalées avec avidité par les jeunes truites. Nulle part les pisciculteurs ne gardent ensemble des truites de tailles trop différentes, parce que ces poissons se dévorent entre eux. Dans les cours d'eau naturels on élève des meuniers à côté des truites pour la nourriture de celles-ci. Une truite du poids de 500 grammes consomme 3 kilogrammes de poissons blancs ou de viande de cheval pour acquérir sa taille.
Dans les ruisseaux où il n'y a plus de vieilles truites et où les reproducteurs sont difficiles à trouver, comme c'était le cas du Bae.renbach il y a vingt ans, nos forestiers s'adressent à l'établissement de pisciculture de Huningue. Celui-ci leur fournit des œufs embryonnés, qui sont placés et incubés dans des auges à éclosion. Rien de plus simple d'ailleurs que oes auges. Il y en a plusieurs établies vers les points c du plan ci-dessus, formées par des dalles en grès et disposés immédiatement au bas des sources qui jaillissent du rocher. Larges de 1 mètre sur 2 mètres de longueur et 50 centimètres de profondeur, les auges` se disposent de manière que la moitié supérieure du bassin reste un peu plus élevée que la moitié infé-
rieure (fig. 1). Le modèle que nous représentons ici a trois compartiments, plus élevés chacun de 8 à 10 centimètres que celui qui précède. L'eau coule de l'un à
ATELIER POUR L'INCUBATION DES OEUFS DANS LES RIGOLES.
l'autre avec un léger mouvement a la surface. Des cages en toile métallique, ou formées par des cadres de bois et de fil de fer étamé, servant pour l'éclosion des œufs, sont placées sur deux rangées (fig. 2). Chacune de ces cages, remplie de
gravier fin lavé avec soin, reçoit de cinq cents à mille œufs fécondés. Une entaille faite en y à l'auge supérieure livre passage à l'eau, qui se renouvelle et s'écoule sans agitation d'une auge à l'autre, par-dessus les œufs, comme dans les frayères naturelles, sans être exposée à des crues ou à (tes mouvements violents, sans risquer n.on plus de se dessécher. Un couvercle en bois recouvre les auges en pierre. Dans le bas des cloisons, aux points d, existent d'autres ouvertures, fermées par des morceaux de bois, par où les jeunes alevins sortent après l'éclosion, pour passer dans des ruisselets comme ceux décrits plus haut. Ajoutons que, dans ces auges, les moisissures, qui causent tant de dégâts dans les établissements de pisciculture plus artificiels, ne se produisent pas. Depuis l'installation des frayères du Baerenbach, la truite s'est multipliée énormément-dans la vallée supérieure de la Zorn. Aussi nos forestiers ne s'en sont pas tenus à ce premier essai. Le succès obtenu a fait multiplier les frayères dans les diverses vallées des basses Vosges, où l'administration forestière en encourage l'ébablissement. La dépense pour une installatio.n comme celle du Baerenbach s'élève à cinq cents francs environ, suivant les localités, avec des résultats partout rémunérateurs.
L'établissement de pisciculture de Huningue a été créé de 1852 à 1858 pour coopérer au repeuplement des eaux de la France, par la distribution d'œufs fécondés et d'alevins des meilleures espèces de poissons d'eau douce. Situé sur les bords du Rhin, au pied d'un des rideaux du dépôt d'anciennes alluvions du fleuve, qui partent de Baie pour s'effacer graduellement dans la direction du nord, cet établissement reçoit à la fois, pour ses étangs, ses bassins et ses rigoles, des eaux de source, des eaux du Rhin et des eaux du canal du Rhône au Rhin. Son aménagement est très complet et comprend toutes les installations nécessaires pour la fécondation artificielle et l'élève des espèces de poissons à propager. Tous les procédés indiqués par la science pour obtenir les œufs dans les meilleures conditions possibles, pour en assurer la fécondation et les garantir contre les causes de destruction, se trouvent appliqués ici. Avec ses grandes pièces d'eau, ses bouquets d'arbres, son réseau de canalisation, son organisation intérieure, ses travaux variés, l'établissement de pisciculture de Huningue mérite une visite, aussi agréable au point de vue pittoresque qu'intéressante pour le promeneur désireux de s'instruire. A voir les rapports des directeurs, il a produit, dans les trente années de son existence, des résultats qui compensent largement les frais d'entretien. Plusieurs pays ont créé sur son modèle des installations semblables. Le gouvernement allemand, depuis l'annexion de l'Alsace-Lorraine, loin de l'abandonner, lui consacre des crédits plus élevés et continue à l'administrer dans les conditions admises sous le régime français.
Nous représentons dans nos gravures l'incubation des œufs dans les rigoles et dans les appareils à cascades, telle qu'elle se pratique à l'établissement de Huningue.
ATELIER POUR L'INCUBATION DES OEUFS DANS LES APPAREILS A CASCADES.
Au lieu de l'incubation en pleine eau, après la fécondation artificielle, les pisciculteurs recommandent l'incubation dans des appareils ménagés de manière à mettre les œufs à l'abri de la lumière et des grands froids. L'eau de source, qui gèle moins
facilement que l'eau de rivière, procure toutefois des incubations trop rapides à cause de sa température élevée de 10 degrés environ à Huningue à sa sortie du sol., Ses alevins sont de complexion délicate et éprouvent le besoin de mangera une époque où la saison est encore trop rigoureuse pour mettre sans danger les petits poissons en liberté. Ceux qui proviennent d'une incubation prolongée dans l'eau de rivière sont toujours plus robustes, plus alertes, plus vigoureux. Avant 1810, l'établissement de Huningue obtenait avec l'incubation artificielle dans l'appareil Coste jusqu'à 96 p. 100 d'éclosions. Cet appareil se compose de simples auges en terre cuite étagées sur des gradins et disposées de manière que l'eau reçue au moyen d'un tuyau dans l'auge supérieure s'écoule par des becs d'une auge à l'autre avant de se déverser. Les auges mesurent 50 centimètres de longueur sur 15 de largeur et autant de profondeur. L'intérieur présente quatre saillies destinées à supporter des grilles que l'eau surmonte de 5 centimètres à peu près. Les grilles se composent de cadres en bois enchâssant des baguettes de verre légèrement écartées, entre lesquelles se rangent les œufs et qui permettent à l'eau de baigner toute la surface de ceux-ci.
LXI
UNE NUIT DANS UNE FROMAGERIE. LA GENTIANE.
La pisciculture nous a conduits de Wildenstein à Huningue, en nous éloignant des montagnes. Revenons à celles-ci pour aller passer une nuit au chaume du Steinlebach, avant de monter au Grand-Ballon. On va au Steinlebach du fond de la vallée de la Thur par Krüth ou par Oderen en moins de deux heures. Il faut de cinq à six heures de marche pour y venir depuis le col de la Schlucht, en contournant les hauteurs de la vallée de Munster. La nuit tombait au moment de notre arrivée, car en cette saison la longueur des jours a diminué beaucoup. Descendant à travers les hauts pâturages, depuis le Hahneborn, qui atteint 1 285 mètres d'altitude, un peu au-dessus d'une des sources de la Fecht, nous avons a-bordé le local par derrière. C'est une des plus importantes fermes de la montagne, susceptible de tenir plus de cent vaches. Personne n'étant présent pour nous souhaiter la bienvenue, nous sommes entrés quand même dans la chambre principale, qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de fabrique de fromage. Une autre pièce, en communication avec celle-ci, renferme des tables et des bancs. Chacun de nous y dépose son sac ou ses effets. Tout le monde s'y installe à sa guise, dans l'obscurité.
« Holà, hé! apportez donc de la lumière! » Aucun des pâtres occupés à attacher les vaches ne venant, je suis allé à l'écurie querir le maître et l'amener, afin de lui dire que nous prenions gîte chez lui. Pendant qu'il se grattait l'oreille, je lui présentai la compagnie des touristes pour la bonne façon, une société bien comme il faut et comme il n'en couche pas souvent au Steinlebach le docteur Fournier,
INTÉRIEUR D'UNE FROMAGERIE DES VOSGES.
qui fait poser les poteaux indicateurs sur tous les sentiers des Vosges M. Émile Roy, professeur de rhétorique au lycée de Nancy; M. Thouvenel, de l'école militaire de Saint-Cyr; M. Dupré, du laboratoire municipal de Paris; Tony de Valtin, amené comme porteur; votre serviteur enfin, assez connu des pâtres de la montagne pour n'avoir pas à exhiber une carte de légitimation. Cette présentation faite, sans autre formalité, nous échangeâmes une vigoureuse poignée de main. Je fis compliment. au maître marcaire sur la bonne tenue de sa fromagerie, renommée au loin dans les Vosges. Pour lui délier la langue, je lui versai un bon verre de brand de Tur-
ckheim, pris dans la hotte aux vivres. « A la santé des marcaires, voyons donc! » Encore une rasade et nous voilà bons amis. Toute la ferme du Steinlebach est à notre disposition, avec bêtes et gens. Notre hôte nous a offert son lit, des pommes de terre, du lait, du beurre et du fromage, tout ce qu'il avait de mieux, voire de l'eau-de-vie au besoin. « Merci mille fois » jamais clubistes n'ont trouvé meilleur accueil. Le lit était pour le docteur, notre doyen d'âge. Les autres se contenteront des planches du grenier à foin. Seulement, avant d'aller dormir, il faut souper. Vite on allume un grand feu sous la cheminée à manteau. Une seconde lampe à huile est mise sur la table. Assis autour du foyer, nous devisions sur les incidents du jour et sur les projets du lendemain. Nous fredonnons nos plus gaies chansonnettes, non sans examiner les dispositions de notre gîte, son mobilier, d'une simplicité primitive, et les ustensiles qui servent à la fabrication du fromage. Les pommes de terre étant bien longues à cuire, je mets à profit le temps de l'attente pour noter mes observations, illustrées d'un croquis de la fromagerie. Mon dessin ne doit pas figurer à la prochaine exposition des beaux-arts; néanmoins le maître marcaire le trouve ressemblant. Il appelle ses garçons pour en juger. Quel succès! Franchement, je ne m'attendais pas à tant d'admiration. Aussi, comme je me rengorge, comme je me pâme! Voici d'abord la censé vue du dehors; voilà ensuite l'esquisse de l'intérieur. Dans un coin le foyer, avec la cheminée à large manteau, sous lequel nos compagnons se chauffent autour de la marmite. Dans le coin opposé, la presse à fromage suisse, avec l'auge au petit-lait, qui dégoutte de la forme. Ailleurs encore, la baratte pour faire le beurre, et la grande chaudière en cuivre pour cuire le fromage en meules. Puis les baquets à traire, des formes pour les fromages munsters, plus petits, enfin un tas d'autres objets. La chaudière pour le fromage suisse e.st suspendue au bout d'un levier mobile, fixé au mur, qui permet de la disposer sur le foyer et de la ramener. La baratte, en forme de clapot, sorte de roue creusée à l'intérieur, repose au moyen d'un axe transversal sur un bâti à deux montants et on la fait tourner avec une manivelle. A côté se trouvent une chambre servant de séchoir et une cave où descend un escalier. Dans la cave et au séchoir les petits fromages de Munster et les meules de grands fromages suisses reposent sur des rayons en étagère. Il y a bien 5000 pièces en magasin pour le moment. Le maître maj-caire nous montre tout cela avec une extrême complaisance. A cette complaisance je réponds par les compliments les mieux sentis sur la réputation de ses produits. N'en ai-je pas goûté à Laghouat, dans une oasis du Sahara algérien! Plus j'admirais, plus je recevais d'explications. Ceperidant notre société qui avait gagné la table, 's'était mise en besogne et allait vite, elle, pendant mon dialogue avec le maître marcaire. La compagnie
avait entamé la marmite aux pommes de terre, cuites en robe de chambre, vidée sur la table. Avec cela le menu consistait en un baquet de brocotte ou lait battu mélangé de fromage blanc, deux baquets de lait frais crémeux, du beurre frais également, et du fromage suisse, moins odorant celui-là que le munster. Point d'assiettes, d'ailleurs, ni de tasses, ni d'écuelles. Pas assez de couteaux pour en
HÊTRES DES HAUTS PATURAGES.
donner à tous les convives. N'avons-nous pas chacun dix doigts à notre service, comme Adam et Ève au temps passé dans le Paradis terrestre? Chacun buvait à tour de rôle dans le baquet de lait ou de brocotte, passant ensuite le vase à son voisin. La traite du soir à la ferme du Steinlebach occupe les six marcaires deux heures durant. Voyez-les aller et venir, fort affairés, portant leurs grands seaux pleins de lait écumeux. Ces seaux retournent à l'étable après avoir versé leur contenu dans de larges baquets en bois de sapin à bords bas, afin de faciliter la levée de la crème. Le lait est filtré par un entonnoir, également en bois, bouché par une jalousie.
La jalousie en question n'a rien de commun avec le vice qui germe dans le cœur de beaucoup d'hommes ou de femmes. C'est une modeste plante de nos montagnes, pas rare du tout, gratifiée par les botanistes du nom latin de Lycopodium clavatuni, qui pousse dans les bruyères. Elle retient les impuretés du lait trait fraîchement et sert en sus de baromètre aux montagnards.
Sur le coup de neuf heures, les trayeurs n'avaient encore achevé que la moitié de leur tâche. Si vous êtes curieux de les voir à l'œuvre, allons à l'étable. La double étable de la fromagerie du Steinlebach est une des mieux conditionnées des hauts pâturages. Malgré l'obscurité, et grâce à la lampe fumeuse que chaque marcaire suspend devant lui pendant la traite ou la trayée, vous distinguez assez bien une longue galerie, pas trop basse, où les vaches sont attachées sur deux rangs, la tête tournée contre le mur et le râtelier. Le toit est recouvert de bardeaux; le plancher, en forts madriers, s'incline légèrement vers l'axe du milieu, tracé par une rigole qui sert à la fois pour l'écoulement du purin et pour le passage des bêtes et des gens. Une mangeoire et un râtelier vides, anssi longs que le bâtiment, sont fixés contre les deux murs. Je dis un râtelier et une mangeoire vides, parce qu'à la ferme du Steinlebach il n'y a pas de prairie en réserve, par conséquent point de foin à fourrager pendant le mauvais temps ou quand la neige tombe sur les chaumes. Dans les petites censes, les marcaires tiennent à la réserve des prés à faucher, ordinairement marqués au milieu du pâturage, aux bons endroits, par un mur de clôture en pierres sèches, carré ou circulaire, élevé pour en défendre l'accès. aux bêtes trop gourmandes. Mais ici il y a trop de bouches à nourrir pour avoir une réserve suffisante. A peine trouvons-nous la contenance d'une ou deûx bottes de foin sec sous le toit, au-dessus des vaches, où nous coucherons cette nuit. La neige tombe-t-elle assez haut pour couvrir le pâturage pendant plusieurs jours, les marcaires du Steinlebach sont obligés de faire descendre leur troupeau dans la vallée. Toutes les vaches de l'étable ont d'ailleurs bonne apparence. Elles ne jeûnent pas plus que nous-mêmes. Bonnes bêtes! regardez-les ruminer leur régal du jour. Et comme elles ouvrent de grands yeux honnêtes et vous témoignent de leur placide satisfaction, pendant que le trayeur tire du pis un lait blanc parfumé,. comme on n'en consomme jamais dans les villes Le marcaire trayeur est assis sur un escabeau à pied unique, assez semblable au marteau en bois des tailleurs de pierre. Sur la tête, l'homme porte une calotte en cuir, ornée de deux lobes. Sa chaussure consiste en sabots lustrés de bouse, comme tout son costume en toiles de chanvre, grise à l'état neuf. Tel quel, ce vêtement ne paraît pas voué à la propreté, et les vachers alsaciens ne subissent pas encore les modes nouvelles pour la. coupe de leurs habits.
Que de choses j'aurais à ajouter pour vous instruire, dans tous ses détails, de la fabrication des fromages, grands et petits, et quel soin il faut pour obtenir des pâtes de choix! Cela nous mènerait bien avant dans la nuit, trop loin pour tout dire ce soir encore, n'est-ce pas? Les marcaires n'ont pas encore soupé. Puis quelques-uns de nos camarades du Club attestent par leur attitude penchée que leur tempérament ne s'accommode pas des veilles indéfinies. Dormez, amis, la nuit sera assez longue, plus longue peut-être que votre sommeil sur les planches ou le
foin de l'étable. Moi je continuerai à faire la causette. Voici justement un des garçons de la fromagerie qui compare un pic à mon piolet alpin. « A quoi peut servir un pic chez un vacher? demandai-je. Je l'emploie pour arracher des racines de gentiane, répondit le garçon. Des gentianes, pour les distiller? Oui; j'en ai ramassé plein un demi-sac dans ma journée, entre temps, en soignant les vaches. -Un homme peut bien en recueillir un sac par jour, en travaillant comme il faut. Les racines extraites se sèchent. Ensuite on
LE PROFESSEUR KIRSCHLEGER.
les bat fort à coups de mar-
teau, pour les briser et les aplatir. Ainsi battues, elles sont soumises à la macération dans de l'eau, pour fermenter, à une température aussi élevée que possible. La distillation se fait en deux fois à double degré. Un sac de gentiane peut donner trois litres d'eau-de-vie, au prix de à 8 francs le litre. Cette eau-devie de gentiane est excellente contre les coliques et les maux d'intestins. En voulez-vous goûter? »
N'était sa saveur nauséabonde, un petit verre de gentiane eût été bon à prendre à cette heure. Connaissant déjà cette liqueur, ne me sentant ni colique, ni diarrhée, ni catarrhe, ni aucune des indispositions ou des affections contre lesquelles ce remède est indiqué, je remercie le garçon marcaire de son offre. Nous avons mieux que cela d'ailleurs dans la hotte aux provisions apportée de la Schlucht.
L'espèce végétale qui sert à fabriquer l'eau-de-vie en question est la gentiane jaune, Gentiana lutea ou Gentiana major des botanistes, fort commune dans les hauts pâturages des Vosges, entre 1 000 et mètres d'altitude, depuis le Ballon d'Alsace jusqu'à Aubure et au Hengst, dans les environs de Dabo. Nulle part le bétail n'y touche. On la reconnaît aisément à ses grandes et larges feuilles. Cette plante a été fort bien décrite, dans sa Flore d'Alsace, par le professeur Frédéric lii.rschleger, celui des naturalistes qui a le mieux connu les Vosges. Après cet entretien sur la gentiane, il ne reste plus qu'à aller dormir. A dire vrai, mes compagnons dormaient déjà debout, ou plutôt affaissés sur leurs bancs. Bonsoir donc à la société! Le docteur Fournier va prendre possession du lit du maître marcaire. Toujours gracieux, notre aimable collègue du Club Alpin m'offre de partager sa couche. Merci, grand merci! je ne souffre pas de rhumatismes et ne tiens pas à emporter dans mon vêtement une collection de petits insectes parasites. Mieux vaut s'étendre sur le'foin ou sur le plancher brut de l'étable, sous le toit au-dessus des vaches. Sans la gelée blanche, déjà fréquente à cette époque de l'année, je me serais couché, enveloppé dans mon manteau, sous un buisson de hêtres, à la belle étoile (dans les Hautes-Vosges le hêtre affecte aussi la forme du buisson). On dort fort bien comme ça, au milieu des pâturages, pendant les nuits tièdes d'été. Mais quand, à l'approche de la Saint-Michel, les gelées blanches obligent de rentrer le bétail, un homme qui se doit au bonheur de ses concitoyens ne peut plus coucher dehors. Que dirait le commissaire de police ou mon Kreisdirektor, qui tiennent à s'exercer, pour le salut de l'Empire, dans la pratique des protocoles sur mes faits et gestes? Cette dernière considération est décisive. Je monte le premier sous la toiture de l'étable. Les camarades enjambent l'échelle l'un après l'autre. Nous étendons sur le plancher une botte de foin, la seule qui reste, sur un espace juste assez grand pour nous recevoir, à condition de ne pas bouger trop, de ne pas remuer les membres. Le marcaire, qui nous a éclairés, souffle sa lampe et nous laisse seuls dans l'obscurité. Le silence se fait, interrompu seulement par le bruit d'une chaîne qui remue, ou par le bruit d'une vache en train de rêver.
LXII
LE MASSIF DU GRAND-BALLON. LÉGENDE DU LAC.
Plus haut que la cime du Steinlebach se dresse la tête du Grand-Ballon, sommet le plus élevé des Vosges. Jeté en avant de la ligne de séparation des eaux, entre les deux versants de cette chaîne de montagnes, le massif du Grand-Ballon affecte à peu près la forme d'une pyramide à base triangulaire. Il se rattache à la ligne de faîte de la chaîne par un de ses trois coins, tandis que les deux autres sont tournés vers le Rhin, du côté de la plaine d'Alsace. Son point culminant atteint 1 426 mètres de hauteur au-dessus du niveau de la mer, avec 1 200 mètres environ au-dessus de la plaine d'alentour. Ses trois arêtes touchent, l'une le rameau d'attache avec l'axe de la chaîne des Vosges au Lauchenkopf par 1 286 mètres d'élévation, au delà de la ferme de Steinlebach; les deux autres, la plaine aux altitudes respectives de 350 mètres et de 270 mètres, à Thann et à Gebwiller, au débouché des deux vallées de la Thur et de la Lauch. Chacune de ses faces est découpée par des vallées laté raies, dont les plus considérables aboutissent à Willer et à Saint-Amarin, du côté de la Thur; à Wuenheim et à Rimbach, du côté de la plaine; à Murbach et derrière Lautenbach, du côté de la Lauch. Un des affluents de la Lauch, le Séebach, sort d'un petit lac formé dans le flanc de la grande cime, à l'altitude de 1 060 mètres, où l'on peut arriver en voiture par une bonne route forestière, passant à la fermeauberge de la Roll et aboutissant à la station du chemin de fer de Lautenbach, derrière Gebwiller.
Au point de vue géologique, le massif du Grand-Ballon présente les diverses formations du terrain de transition, traversées par une large bande granitique. Les coteaux qui enlacent la base au-dessus de la plaine consistent en grès vosgien et en dépôts tertiaires, portant des vignes jusqu'en arrière de Thann, aux expositions chaudes. Plus haut viennent des châtaigneraies et des taillis de chênes, puis des forêts de sapins et de hêtres, qui se réduisent en buissons sur le gazon des dernières cimes, où la neige se maintient par places jusqu'au mois de juillet, pour reparaître dès les premiers jours du mois d'octobre. Pendant la belle saison, les fromagers exploitent les hauts pâturages avec leurs troupeaux de vaches, dans des chalets et des censes comme on en voit éparpillés sur toute l'étendue de la chaîne, pareils à la ferme de Steinlebach, où nous venons de passer la nuit. Le fond des vallées, où ne descendent pas les forêts, est cultivé de beaux champs de seigle et de pommes de terre, des vergers et des arbres à fruits, s'élèvent jusqu'à
800 mètres d'altitude, sur les terrasses des villages de Goldbach. d'Altenbach et de Geishausen, au-dessus de la Thur.
Point de pic décharné dans ce massif du Ballon. Partout des cimes arrondies en dômes, aux parois plus ou moins raides, plus ou moins régulières. Pour retrouver de grands escarpements à nu, il faut remonter les vallées supérieures de la chaîne centrale. Ici les dômes gazonnés se montrent seuls, partout où la forêt a disparu. Est-ce à dire cependant que les sommets des Vosges, avec leurs formes arrondies, ressemblent bien à des aérostats? Pas plus que le massif du Grand-Ballon ne forme une vraie pyramide, dans le sens strict du mot. Ni l'étymologie, ni l'orthographe première du nom de Ballon n'ont rien de commun avec un aérostat. Les Alsaciens, dans leur dialecte allemand, appellent la montagne Belch.en, Belch ou Belichcz. Les écrivains latins ont écrit Belus ou Beleus. Les montagnards du va-1 de Villé, qui parlent un patois français, désignent le sommet élevé au-dessus de cette vallée, du côté du Hohwald, sous la dénomination de mont Beilage, corruption de l'allemand Belch. Nous avons vu dans les Vosges méridionales, au-dessus de Belfort, le Ballon de Saint-Antoine, bien d'autres montagnes portant encore le même nom. Il y a des Ballons dans les Vosges septentrionales, formés de grès, à cime aplatie. On peut citer aussi le Belchen de la Forêt-Noire, au-dessus de Badenweiller, et le Belch du Jura, près de Langenbruck, dans le canton de Soleure, celui-là avec des escarpements très raides et pas arrondis du tout. Nulle part, la forme même des montagnes n'a déterminé l'emploi du mot Ballon. Au point de vue de l'étymologie et pour ne pas induire en erreur sur la configuration exacte des montagnes décorées de ce nom, il faudrait écrire Bàlon. Bàlon et Belch, avec leurs altérations diverses, françaises ou allemandes, sont en réalité deux formes différentes d'un même nom, suivant toute apparence, dérivé d'une racine commune.
A l'époque du solstice d'été, le soleil a disparu à peine au couchant que ses lueurs reparaissent au levant, dans la direction des Alpes. Le sommet du MontBlanc s'illumine d'un rouge sombre, à cinquante lieues de distance. Au premier moment, c'est un point à peine perceptible, pareil à la facette d'un diamant. Insensiblement, la lueur gagne, dans le sens de la verticale, puis d'autres foyers s'allument un à un dans la direction du sud-est, comme les flammes d'une illumination, faibles d'abord, mais agrandis successivement. Nous pouvons reconnaître, dans l'ordre de leur apparition, à la suite du Mont-Blanc, le Finsteraarhorn, la Jungfrau, le Mœnch, l'Eiger, le Breithorn, l'Aletschhorn, la Blümlisalp, le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Titlis, le Saintis, les Alpes Bernoises et celles cte Glaris, après les Alpes de la Savoie. A mesure que l'horizon s'éclaircit, les premiers tons pâlissent, passent du pourpre au rose, jusqu'à ce que la chaîne entière retire sa silhouette à
MASSIF DU GRAND-BALLON, D'APRÈS LA CARTE DE FRANCE AU 1 100 000e PUBLIÉE PAR LE MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR.
travers les vapeurs blanches, qui couronnent le faîte déprimé et les lignes basses du Jura. Un instant encore, et le soleil perce les nuages, qu'il a rencontrés audessus de la Forêt-Noire, pour inonder de tous ses rayons la belle vallée du Rhin. Actuellement la tête du Grand-Ballon présente l'aspect d'une cime à double bosse, formée de grauwacke et revêtue d'une végétation de myrtilles et de bruyères. Une légère dépression sépare les deux bosses de la cime. Six mois durant au moins, la neige recouvre son vaste dôme, comme en Saxe celui du Brocken. Pendant l'été, ce dôme offre d'assez bons pâturages, dont la pelouse est entremêlée de bouquets de hêtres nains, dernier effort de la végétation arborescente pour vaincre la rigueur du climat dans ces lieux élevés et sans abri. Il y a sur la partie orientale de l'une des bosses une partie rocailleuse où croît en abondance une charmante fougère rupestre dimorphe YAUosorus crispus, et tout autour la feuille d'or Hieracium aurantiacum goldblume des montagnards. Le panorama du sommet embrasse naturellement, outre les montagnes et les vallées du massif, la chaîne des Vosges jusqu'aux Ballons d'Alsace et de Servance, toute la ForêtNoire, le Jura et les Alpes suisses, celles-ci visibles seulement par un temps clair, quand les glaciers scintillent au soleil couchant. Un refuge, formé par une construction massive, surmontée d'une plate-forme avec des créneaux et une tour, a été détruit ces dernières années par des malfaiteurs, au moyen d'une charge de dynamite. Le Club Vosgien vient d'y bâtir un petit hôtel en blockhaus, qui servira en même temps de station météorologique. Ce petit hôtel renferme quelques lits, et les amateurs d'ascensions soucieux de ne pas fatiguer leurs jambes peuvent demander au propriétaire une paire de mulets au moyen du télégraphe qui relie le sommet avec les stations de la plaine.
La maison forestière de la Roll occupe une clairière dans la forêt, sur une terrasse à 800 mètres d'altitude. Une pelouse de pâturages frais et verts, ombragés de grands sapins, entoure la maison forestière, avec un potager et des arbres fruitiers. C'est une station assez fréquentée par les promeneurs. Pendant l'été, un orchestre rustique y fait danser les amateurs de valse tous les dimanches où la musique de la tempête n'oblige pas à se réfugier au sec. E.. ce qui me concerne, après une ascension opérée pendant presque la moitié du trajet sous des torrents d'eau, j'avoue avoir été fort aise de trouver ici le reconfort voulu. A l'arrivée de la voiture, le gros de l'orage était passé et nous étions de nouveau présentables. La voiture alla jusqu'au lac, où nos anciens trouvèrent deux ânes vigoureux pour gravir la cime même du Grand-Ballon, à travers bois et pâturages et par-dessus les rocailles. Notre excellent Lix faisait bonne figure sur sa monture à l'allure tant soit peu grave, trottinant légèrement à la suite de notre doyen d'âge, encore
vigoureux, celui-là, malgré ses soixante-dix ans révolus. Quelques jours auparavant, le prince de Hohenlohe, statthalter impérial pour l'Alsace-Lorraine, avait fait l'ascension par un temps pareil au nôtre et dans le même attirail. Bien que la pluie cessât, nous étions dans les nuages. D'épais brouillards remplissaient les vallées autour du Grand-Ballon. Pendant la dernière montée pourtant des coups
MONTÉE DU GRAND-BALLON.
de vent brusques déchiraient les vapeurs pour un instant. Une échappée de vue se présentait sur la vallée de la Thur éclairée par le soleil et déployant de merveilleux paysages, comme un lever de rideau sur un théâtre, mais sans durer plus que les images fugitives du kaléidoscope. Dans ces éclaircies, un arc-en-ciel montrait ses couleurs brillantes du côté opposé au soleil, signe d'un temps meilleur pour le lendemain.
On descend du Ballon plus vite qu'on n'y monte. Pour gagner depuis le sommet Saint-Amarin et Moosch, il ne faut pas plus d'une heure et demie deux
heures pour descendre à Willer, à Murbach plus de cinq heures pour arriver à Thann par la ruine de Freundstein et le Molkenrain. Le trajet direct de Gebwiller à la cime par le nouveau sentier du Club Vosgien exige quatre heures à la montée et cinq heures par Lautenbach, la Roll et le lac. Du lac à la Roll, par la route forestière, la distance est de trois quarts d'heure. Le lac du Ballon, dont les eaux se déversent dans la Lauch par le Séebach, à travers une gorge profonde, se trouve à 950 mètres d'altitude, occupant une cuvette circulaire large de 300 mètres; il a une superficie de 8 hectares environ, sur une profondeur maximum de 22 mètres. Ses eaux reposent sur un fond sableux et ses bords ne présentent pas les escarpements qui étreignent le double cirque des lacs d'Orbey. Un talus à pente régulière les remplace et s'élève à 250 mètres au-dessus du niveau de l'eau, aux parois formées de quartzites et de grauwacke métamorphique. La digue en avant du lac paraît être la moraine d'un petit glacier disparu. Lors de la construction de Neuf-Brisach, Vauban avait fait construire sur la moraine une digue artificielle, munie d'une écluse, afin d'utiliser le lac du Ballon pour l'alimentation d'un canal destiné au transport des matériaux. Nous n'avions pas alors dans le pays les chemins de fer, ni nos bonnes routes d'aujourd'hui. En des pluies persistantes et la fonte des neiges firent subitement gonfler les eaux à une hauteur extraordinaire le 22 décembre, au milieu de la nuit, l'écluse et la digue se rompirent. Une masse d'eau énorme, haute de 16 mètres, dit-on, se précipita du lac sur la vallée, rasant en un clin d'œil rochers, arbres, maisons, terre végétale, bestiaux, causant de grands dommages à Gebwiller et à Issenlieim. Depuis on a cherché à utiliser la retenue d'eau du lac du Ballon, non au moyen d'un nouveau barrage, mais par une conduite souterraine, percée dans le roc et munie de vannes mobiles. Un autre réservoir d'eau, avec barrage en maçonnerie pleine, fondée sur l'e rocher, est projeté au Lauchenweyer, au-dessus des cascades de la Lauch.
En l'an de grâce 1304, Gebwiller faillit aussi être emporté par une crue extraordinaire de la Lauch, à la suite d'une trombe d'eau tombée sur le Ballon. A en croire un chroniqueur contemporain, après cet orage, un dragon d'eau qui gardait habituellement le lac serait descendu, non par le Seebach, mais par le vallon de Murbach, emporté par le torrent. Moitié marchant, moitié charrié par le flot, ce monstre serait venu échouer dans la plaine, au milieu de centaines d'arbres et de débris amoncelés. L'animal portait de tous côtés le ravage et la désolation, et ne put être terrassé par la population qu'après mille dangers et beaucoup.de peine.
Dans le chemin de Geffenthal, la Lauch coule à vos pieds en mugissant, légère, toute blanche d'écume. Un changement de temps est-il en vue, les bùcherons, dont
VUE DU GRAND-BALLON.
l'imagination travaille aussi à certaines heures, croient avoir aperçu ici une fille blanche sortir de la forêt, chantant d'une voix si douce, si claire, que beaucoup la comparent à la musique d'une clochette argentine. Beaucoup prétendent avoir entendu la voix sans apercevoir la fille, voix enchanteresse et charmante, mais qui conduit aux abîmes et dans les précipices quiconque la voit dans la nuit. Pour moi, le chant de la sirène, c'est la voix même de la Lauch, du filet d'eau qui murmure à travers bois, de cascatelle en cascatelle. L'affluent de la Lauch, le Seebach, qui tombe dans le lac du Ballon et en ressort, représente également Géfione, aussi inséparable de Nichus que de son miroir, ce beau lac du Ballon, au cristal transparent et limpide. Changée en truite, suivant la croyance populaire, l'ondine Géfione se montre rarement aux regards des passants, aux yeux des curieux qui ont perdu la foi naïve des anciens jours. Seulement quand un orage violent se déchaîne, pareil à celui que nous avons vu lors de notre dernière ascension, quand l'ouragan brise les plus grands arbres et les précipite dans le gouffre tête baissée, quand l'éclair illumine les profondeurs de l'eau, la grande truite du lac monte à la surface. Alors vous pouvez l'apercevoir, faisant lentement le tour de la nappe d'eau troublée, le dos couvert de mousse et surmonté d'un sapin. A son apparition, la tempête aussitôt s'apaise, l'orage s'éloigne, les flots agités se calment. Une tranquillité complète règne de nouveau; mais déjà le poisson fantastique a disparu, replongeant dans l'abîme.
N'ayant jamais vu la grande truite du lac du Ballon, ni de près, ni à distance, je ne puis en parler autrement que comme d'une tradition populaire. Par contre, j'ai éprouvé au haut de la montagne la violence du vent, telle à certains jours, quand la tourmente souffle du sud-ouest, qu'un homme a de la peine à se tenir debout au sommet pour résister au courant aspiré au haut des gorges inférieures, comme à travers autant de cheminées.
LXIII
LE FLORIVAL ET L'ABBAYE DE MURBACH.
Blumenthal, Florival, ce nom significatif donné à la vallée de la Lauch indique une contrée riante comme pas une autre dans le pays. Aucune autre vallée des Vosges, en effet, n'a plus de verdure, ne présente des forêts plus profondes, plus épaisses. Vous élevez-vous par le vallon de Murbach, au-dessus des ruines de l'ancienne abbaye, vous n'apercevez aucune rocaille, point de rocher dénudé des
prairies exubérantes au bord de l'eau, suivies d'un rideau de chàtaigniers et d'un taillis de chênes, puis, au-dessus des chênes, des sapins et de grands hêtres. Nulle
COURS SUPÉRIEUR DE LA LAUCH.
part vous ne trouverez de plus beaux arbres que dans la forêt du Lauchen, avec leurs troncs plusieurs fois séculaires, pareils à de superbes fûts de colonnes, supportant des dômes de feuillage sombre, où la pluie et la lumière ont également
peine à pénétrer. Quel dommage que les sapins géants de la Roll aient été abattus depuis trente ans! Une tranche d'un de ces arbres conservée au musée des Unterlinden, à Colmar, ne compte pas moins de deux cent cinquante années d'âge et mesure de 4 à 5 mètres de circonférence. Depuis les sources cachées dans les hauts pâturages et les cascades, au Hahneborn et sous la ferme du Lauchen, jusqu'au débouché de Gebwiller, les sites sévères et gracieux tour à tour se succèdent en variant les points de vue. La source de la Lauch, au Hahneborn ou Hahnenbrunnen, est fréquentée par les coqs de bruyère, comme l'indique son nom. Les cascades du saut de la Lauch atteignent seulement quelques mètres de chute, mais elles charment par leur grâce, voilée discrètement par des bouquets de sapins mêlés de hêtres. Un peu plus bas que le Lauchenweyer passe un hardi chemin de schlitte, pareil à un pont audacieux, qui repose sur des piliers élevés en bûches de bois. Plus bas encore, la route forestière passe près d'un sapin pleureur. A côté du chemin de Linthal, une chapelle au bord de la route abrite un grand christ sculpté. Lautenbach, à l'extrémité du chemin de fer de la vallée, recommande à l'attention des archéologues son église collégiale, avec porche à triple arcade.
Les Légendes dit Florival, recueillies et publiées à Gebwiller en 1866 par l'abbé Braun, avec un commentaire sur la mythologie allemande, localisent dans ces montagnes les souvenirs de la Walhalla antique. En faisant le tour du Ballon, nous rencontrons tour à tour sur ses hauteurs la Goldenmatt (Pré-d'Or), où jaillit la source du « ruisseau d'Or », Goldbach, avec le Honigkopf, Tète-de-Miel le Chapeau-d'Odin et le Chariot-d'Or, avec la cave mystérieuse, Geisterkeller, d'où jaillit un bouquet de nectar digne des dieux, non loin du merveilleux château, dont les fenêtres sont aussi brillantes que des diamants, aussi nombreuses que les jours de l'année. Nos poètes placent à Florival la grotte du chasseur céleste et voient dans ses fleurs tombées du ciel, le sang d'Odin blessé, la floraison du crépuscule s'épanouissant sur la terre. Plus d'une de ces fleurs symboliques, transplantées sur les montagnes environnantes, semble redire le nom du dieu dont les habitants primitifs de la contrée y ont fixé le séjour. L'anémone du Ballon, dit l'auteur des Légendes du Florival, se plaît toujours à recevoir les caresses et les coups du vent. Voici l'herbe Saint-Jean. Cueillez-la avec respect et portez-la toujours sur vous, et vous apprendrez à marcher en dépit du Juif errant, sans éprouver jamais la moindre fatigue. Voilà la fougère particulièrement chère à Odin et dont quelques graines seulement dans votre soulier vous rendront aussi invisible que si le dieu lui-même vous eût coiffé de son chapeau. Voulez-vous avoir quelque chance au jeu, prenez la scabieuse suaire, autre enfant gâté d'Odin, ce
dieu joueur si dignement remplacé par le chasseur vert qui donne l'escarboucle en échange d'une âme. La plante est appelée aussi Morts dit Diccble, parce que le malin dans un moment de dépit contre elle, en a rogné la racine. J'en passe, et des meilleures, comme par exemple la digitale, qui fournit le petit chapeau rouge des elfes. Notez bien, toutefois, que ces précieuses plantes, pour produire leur effet, ne doivent être cueillies que le jour même de la Saint-Jean, avant le lever du soleil, pendant qu'elles dégouttent encore, pour ainsi dire, du sang divin. Lautenbach, dont nous venons de voir l'église, doit son origine, comme
PORCHE DE L'ÉGLISE DE LAUTENBACII.
Murbach et Gebwiller, aux couvents fondés dans la Vallée des Fleurs. C'est Beatus, l'abbé de Honau, qui fonda, en 810, le couvent de Lautenbach, érigé en collégiale au xn° siècle. L'église actuelle paraît remonter aux années 1137 à 1183. Elle présente une basilique à triple nef avec un transept. Sa façade, d'un grand effet, rappelle, par son ordonnance, les églises de Marmoutier et de Murbach. Son porche, à double travée et à trois arcades romanes, s'ouvre sur le devant entre les murs de deux clochers inachevés. Un chœur gothique, avec fenêtres à lancettes, remplace le chœur roman primitif. Point de voûtes à l'intérieur, mais un plafond uni et horizontal. Les petites colonnes du portail principal ont des -chapiteaux sculptés en figures fantastiques. Il y a aussi des figures bizarres sur la porte latérale. Les colonnes de la nef sont cannelées et alternent avec des piliers carrés. Les murs de la grande nef ont des fenestrelles romanes; les absides, chacune
deux fenêtres gothiques géminées, sans broderie, appliquées au xvne siècle. Comme à l'église Saint-Léger de Gebwiller, le front ouest présente un hall supérieur pourvu d'une charmante loggia, presque entièrement emmurée. Deux autres loges à triple compartiment, avec voltes d'inégale hauteur, sont sur les côtés, avec une colonnette octogone à face creuse. Ce que l'on remarque surtout à l'intérieur, c'est la chaire en bois admirablement sculptée. Le pourtour de la chaire porte les statues de la Vierge et des quatre évangélistes. Sur l'abat-voix, l'archange saint Michel se tient debout, foudroyant le diable, une épée flamboyante dans une main, dans l'autre une balance. Le diable soulève l'un des plat-eaux de la balance, et dans le second, qui cède à cette impulsion, est une âme en prière. On voit le Saint-Esprit sous le couvercle, tandis que la rampe présente des guirlandes de fleurs. Sculptées également, les stalles du chœur portent des figures de saints, de sorcières et d'animaux, entre autres un renard en pèlerin, avec chapelet et bâton; une sorcière nue, avec deux cornes au front, un visage d'oiseau, des ossements dans la main, chevauchant sur une grande femme également nue; une autre femme nue touche d'une harpe que tient un homme. Le maître-autel, entouré de quatre colonnes élégantes, ne répond pas au style de l'édifice. Au-dessus du maître-autel, la fenêtre à triple baie renferme des vitraux anciens, brisés en partie, mais complétés de nouveau par des fragments de peinture moderne. Contemporaine de la collégiale de Lautenbach, l'église de l'ancienne abbaye de Murbach a été consacrée en 1216, d'après des documents cités par Grandidier au tome II de son Histoire ecclésiastique de da province d'Alsace. Il n'en reste plus que le choeur, avec deux clochers sur' les côtés, en pierres de taille rouges. L'emplacement de la nef, qui est entièrement démolie,, sert de cimetière à la commune actuelle. Les tours étaient placées sur la croisée. Après la destruction de la nef on a fermé le chœur par une muraille soutenue par des contreforts. Quand l'église a-t-elle été mutilée par la destruction de la nef, nul ne le sait plus. Ce qui reste encore debout a ét.é sauvé de la ruine par une restauration intelligente, faite depuis i860, sous les auspices de la Société pour la conservation des monuments historiques. Le plan général figurait un rectangle. De forme carrée, le chœur présente une façade décorée avec soin, correspondant aux trois subdivisions principales du vaisseau. Sur un socle amorti d'un gros talon, avec cavet, s'élèvent trois grandes arcatures cintrées, qui renferment chacune une fenêtre haute, pourvue de deux fortes voussures à angle droit. L'archivolte est fournie par le cintre et les pieds-droits de la fausse arcade. Trois autres fenêtres, également à plein cintre, représentent un second étage, immédiatement au-dessus d'une corniche formant appui. Une suite de niches bouchées, avec pieds-droits alternativement formés de
GLISE DE L'ABBAYE DE MURBACII DANS SON ÉTAT ACTUEL.
pilastres et de colonnes engagées, simulent un troisième étage au-dessus des arcatures du second. Les pilastres sont couverts d'un dessin fort original, tandis que les bases des colonnes en encorbellement portent des têtes d'anges. Le fronton, également orné de sculptures, est séparé de l'étage supérieur par un acrotère, et les pentes sont marquées d'une corniche et de festons rampants. Une de ces sculptures représente un moine à côté d'un chevalier, peut-être la donation primitive du comte Eberhapd à saint Léger.
Sans contredit, l'église de Murbach est un des plus remarquables monuments de l'art roman en Alsace. Les statues du fronton, taillées dans un grès gris différent de la pierre de l'édifice, proviennent d'une construction plus ancienne, peutêtre des temps carolingiens. Les côtés nord et sud des absides sont pourvus de pilastres et de frises en plein cintre reposant sur d'épaisses consoles. De même les façades septentrionale et méridionale du transept sur les faces duquel sont appliqués les deux portails, ouverts sur le débouché de la vallée. Plus riche que l'autre, le portail de droite a des colonnettes avec chapiteaux cubiques ornementés et des bases avec empattement. Un pignon à pointe passe au-dessus de l'arc du tympan, et deux figures d'animaux ressemblant à des lions, avec une riche ornementation de feuilles de vigne, font allusion au super aspidem et basiliscum ambulabis, et conculcabis leonem et draconem du psaume xc. On remarque aussi des meurtrières dans la partie inférieure de la construction, vers le sud. Quant aux tours, leurs trois étages supérieurs sont séparés par de légers entablements. L'étage le plus élevé a sur chaque face deux paires de fenêtres romanes à triple baie; l'étage au-dessous, deux groupes de fenêtres à double baie encadrées d'une fausse arcade. L'intérieur, moins intéressant que le dehors, est consacré au service de la paroisse actuelle. Exhaussé fortement, il a un plafond moderne uni mais sous les clochers et dans la chapelle latérale de droite on voit des voûtes cintrées à berceaux croisés, soutenus par des arcs-doubleaux en plate-bande. Deux escaliers pratiqués dans l'épaisseur des murs des tours mènent, à l'étage supérieur, à d'anciennes chapelles formant triforium. Les absides communiquent avec le chœur, chacune par deux arcades reposant sur des piliers carrés avec des coussinets; par-dessus sont appliquées des tribunes qui s'ouvrent également sur le chœur par deux arcs accouplés. Dans les chapelles, les demi-colonnes en saillie sur les murs ont des chapiteaux cubiques, des bases a-ttiques avec les griffes caractéristiques du xlie siècle. Des deux côtés du transept se trouvent des tombeaux en pierre dans des niches à baldaquins gothiques parés d'aiguilles et de crochets. Un des sarcophages, avec arcature ogivale, porte la figure couchée, plus grande que nature, du comte Eberhard d'Egisheim en tenue de chevalier. Le fondateur de l'ancienne abbaye de Murbach
a une chevelure bouclée, la barrette, l'épée au côté droit, un manteau rouge, une tunique grise. Le tombeau en face porte sur le couvercle une inscription en style du xvme siècle, suivant laquelle il renfermerait les ossements de sept religieux du couvent massacrés par les Hongrois, en 929, au Mordfeld, au delà du GrandBallon.
La vue de l'église restaurée que nous donnons d'après une photographie faite à l'èpoque de notre dernière visite, nous dispense d'entrer dans de trop longs détails pour une description plus complète.
ABBAYE PRINCIÈRE DE MLHBACH AU MOMENT DE SA SÉCULARISATION, EN
Sauf l'église, l'ancienne abbaye princière a laissé peu de traces de sa splendeur passée. Cette abbaye occupait le milieu de la vallée du Murbach, à une demi-lieue de son débouché dans la vallée principale de la Lauch à Bühl. Au débouché, sur la gauche, l'église de Bühl se dresse sur un monticule, avec son clocher carré en tabatière et un porche imité de celui de Lautenbach. Des bouquets de noyers et des vergers verdoyants revêtent les alentours, suivis d'un fond de prairie, avec forêts sur les deux versants. Une levée de terre dans la prairie, que le chemin traverse, tour à tour exposée au soleil et à l'ombre, marque la digue d'un grand étang. La digue est rompue sur le milieu, où passe le ruisseau. Une dernière vigne couvre le coteau à l'exposition chaude. Plusieurs fois la vallée subit des étranglements. Après un nouveau tournant apparaît un grand portail, en style de la renaissance, entre deux maisons. C'est l'entrée de l'enceinte du couvent d'autrefois, maintenant
détruit presque entièrement. A quelques pas s'élève l'imposante façade de l'église monumentale, construite sur un tertre. Quelques maisons de cultivateurs sont disséminées autour, au milieu de jardins potagers et d'arbres fruitiers. La forêt se rapproche tellement du fond que les grands noyers touchent les sapins. Sur la hauteur, à droite, pointe le clocheton de la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette. Tout le village compte à peine quarante-trois habitations, pour soixante-cinq ménages et trois cent vingt-deux habitants. Le curé desservant de la paroisse demeure dans la maison à gauche de la porte d'entrée. Cette maison a la date de 1698. Une autre maison, avec une salle voûtée, sert d'auberge et renferme dans un mur de l'étable, sous le poulailler, une pierre sculptée avec les armoiries de l'abbaye: aigle sur un écusson, surmonté d'une mitre, avec un chien, la crosse et l'épée entre-croisées.
Le domaine des princes-abbés de Murbach comprenait les trois bailliages de Gebwiller, de Wattwiller et de Saint-Amarin. Sous le régime allemand ils eurent séance et voix dans les diètes de l'Empire, avec les princes-abbés de Fulda, de Wissembourg et de Kempten, qui prenaient seulement place après eux. Pour être admis à cette dignité, il fallait faire preuve de seize quartiers de noblesse; la récept.ion avait lieu avec un appareil pompeux, en contraste avec la simplicité des premiers temps. Sept chevaliers devaient jurer sur l'Évangile que le candidat avait les qualités requises. Sous le pontificat du pape Clément XIII, en l'abbaye de Murbach fut sécularisée, pour prendre le titre d'Insigne collégiale équestrale de Murbach., après mille ans d'existence. Le noble chapitre transféra son siège à Gebwiller, qu'il embellissait par des constructions nouvelles, quand éclata, en France, la grande Révolution. A la nouvelle des événements de Paris et de la prise de la Bastille, les habitants soulevés de la vallée de Saint-Amarin vinrent dévaster le château du prince-abbé et piller les demeures des chanoines, qui se dispersèrent. Ces choses se passèrent au mois d'août 1789, il y a plus d'un siècle aujourd'hui. C'en était fait du chapitre de Murbach, qui se dispersa pour ne plus se réunir, après avoir été longtemps un des plus illustres établissements religieux de l'Europe. La belle église du couvent faillit partager la destruction commune et serait réduite à l'état de ruine, sans la restauration intelligente effectuée par la Société pour la conservation des monuments historiques de l'Alsace.
lxiy
GEBWILLER, SON INDUSTRIE ET SES MONUMENTS.
« C'est en l'an de Notre-Seigneur mil cent soixante-deux que l'on commença à faire de Gebwiller une ville, et à se serrer les uns contre les autres, car jusque-là les maisons étaient dispersées dans la vallée. Quelque-s demeures se trouvaient dans le Kreyenbach, d'autres dans le Richardsthal, dans le Thieffenthal, dans l'Appenthal, dans le Liebenberg, dans le Binzenthal, dans le Huebenthal. Leur paroisse était la chapelle de Saint-Nicolas. Une petite chapelle en l'honneur de Notre-Dame se trouvait là où fut bâtie la paroisse actuelle. Ce fut en mil cent soixante-deux que l'on commença la constructions de l'église actuelle, et, lorsque les gens eurent réuni leurs maisons, ils entreprirent de fonder une ville avec des murailles, des tours et des portes. » Ainsi s'exprime le plus ancien document dont les rédacteurs de la Chronique des dominicains de Gebwiller aient trouvé à se servir, et qui remonte peut-être aux dernières années du xIIIe siècle. Des annales bourgeoises se rattachent sans difficulté à un début si simple, que ne rend suspect aucun récit merveilleux. Un acte de donation du 10 avril 774 fait in villa Gebunwilare, par Williarius afin d'assurer le salut de l'âme de sa femme, au profit de l'abbaye de Murbach, mentionne déjà la localité. A en juger par un diplôme de Louis le Débonnaire, daté du 12 août 816, qui confirme à l'abbaye ses droits sur les hommes libres de la vallée, il y a eu autour de Gebwiller ou Guebwiller des fermes et des cultures éparses avant l'arrivée des moines irlandais' dans cette solitude, heremi vasta que Vosagus appellatur. Peut-être les hommes libres, propriétaires de ces cultures et de ces domaines ruraux, étaient-ils des descendants des soldats francs et burgondes appelés par les derniers empereurs romains dans les Gaules pour en défendre l'accès contre les autres envahisseurs germains.
Des restes de constructions antiques sont encore visibles sur les hauteurs du Castelberg, qui dominent la ville actuelle de Gebwiller au nord. Sur la terrasse de l'Unterlinger, au-dessus des vignes, vous reconnaissez d'abord les fossés d'un ancien camp retranché. Puis le plateau supérieur de l'Oberlinger, maintenant boisé, présente une triple enceinte autour d'une puissante tour carrée. Les vignerons ont à peu près nivelé les retranchements de la terrasse inférieure. Les restes des ouvrages du plateau culminant sont mieux conservés. Un large fossé, avec traces d'un revêtement de pierres, longe la falaise de grès vosgien qui borde le plateau. A l'intérieur de la forêt, en arrière de ce fossé, les vestiges de deux murs
contournent la base de la terre centrale. Point de briques dans les tronçons de murs encore debout. Point d'inscriptions ni de monnaies susceptibles de fournir une date précise sur la construction. Lucain parle dans ses vers des camps fortifiés élevés sur les promontoires des Vosges dès le temps de César. Selon nos archéologues, les ruines du Castelberg doivent être d'origine romaine, sans que nous ayons toutefois la preuve positive du fait. Ce que je puis assurer, c'est que depuis la croix élevée sur la terrasse de l'Unterlinger vous embrassez d'un coup d'œil la ville de Gebwiller et la vallée de la Lauch, s'allongeant dans un berceau de verdure. Un magnifique encadrement de montagnes boisées s'élève de sommet en sommet, pour former un amphithéâtre de forêts profondes, dominé par la tête chauve du GrandBallon au-dessus des solitudes de Murbach. Sur la gauche, au débouché de la vallée, s'étend la plaine de l'Ill, à perte de vue, avec les villages d'Issenheim, de Merxheim, de Rœdersheim, au premier plan, à distance de la petite ville de Soulz. Sur la droite, le long du chemin de fer et sur le cours de la Lauch, se découvrent Bühl, Schweighausen, Lautenbach, avec leurs maisons blanches et leurs usines en plein travail.
Voici bien longtemps que Gebwiller, comme Thann et Ribeauvillé, s'est étendu au delà du mur d'enceinte construit en 1142, d'après ses premiers chroniqueurs. Trop à l'étroit entre les versants de ses montagnes, la ville a dû s'allonger vers l'issue de la vallée, du côté de Soulz et d'Issenheim, ainsi que dans la direction de Bühl, en amont. Aux deux extrémités s'élèvent ses principales fabriques filatures et tissages de coton, manufactures de rubans de soie, ateliers pour la construction de machines. Les villas des chefs d'industrie, entourées de parcs ombreux, sont à proximité des usines, où le travail est le même que dans les manufactures de Mulhouse et du Logelbach, déjà décrites dans ces récits.
Une rue principale, peu large, traverse la ville d'une extrémité à l'autre, sur une longueur de deux kilomètres. Les maisons bourgeoises n'ont pas de cachet particulier, comme les riants cottages de la cité ouvrière à la sortie sur Bühl. La maison commune, siège de la municipalité, est une construction de style gothique, élevée en suivant l'inscription placée sur la façade, au-dessus des armoiries de la ville et de l'abbaye de Murbach. Elle présente une tourelle en encorbellement, couronnée d'une balustrade. A l'un des angles du bâtiment, une madone. Les armes de Gebwiller peintes sur l'encorbellement représentent un bonnet rouge. Celles de l'abbaye figurent à côté une mitre, la crosse abbatiale croisée avec une épée, au-dessus d'un lévrier noir et d'une étoile. Des tours fortifiées et du mur d'enceinte il reste peu de chose. A la sortie vers Bühl, les antiquaires visitent encore la maison des nobles d'Angrat et les ruines du château de Hugstein, non
VUE DU GEBWILLER ET DE LA CIME DU GIIAND-BALLON.
loin de la jolie villa Bourcart, dont les proportions gracieuses s'harmonisent si bien avec le paysage environnant.
Cette villa nous rappelle le nom du philanthrope généreux aux persévérants efforts duquel est due la loi pour la protection des enfants dans les fabriques. Un fils de Jean-Jacques Bourcart, secondé par les chefs d'industrie et la bourgeoisie de Gebwiller, a créé aussi, dans un local spécial, des cours populaires, dont le but est de « fournir à tout jeune homme et principalement à l'ouvrier désireux de s'instruire les moyens de développer son intelligence et son cœur et de trouver des loisirs dignes de lui ». Fondée sur le type des mechanical institutions de l'Angleterre, l'œuvre des cours populaires de Gebwiller remonte à l'année 1850. Plusieurs centaines d'élèves fréquentent actuellement l'institution, qui fonctionne au moyen d'une dotation des promoteurs, de dons divers et de souscriptions annuelles. Son caractère original, c'est de n'avoir point de programme arrêté pour les matières d'enseignement. Son organisation vise à donner aux ouvriers l'instruction appropriée à leurs convenances particulières. Dans une certaine mesure chacun peut y apprendre ce qu'il désire à son choix, sous la seule condition de réunir un nombre suffisant d'adhérents pour l'ouverture d'un cours quelconque.
En fait de monuments dignes d'attention, Gebwiller possède ses deux églises paroissiales, l'une dans la ville haute, l'autre dans la ville basse. Différents par leur style, ces deux édifices religieux datent aussi d'époques bien différentes. L'église de la ville haute, la plus ancienne en date, consacrée à saint Léger, a une grande importance pour l'histoire de l'art en Alsace. On y constate la transition de l'époque romane au style ogival. Sa brillante façade, et les tons chauds donnés à ses formes architectoniques par le grès vosgien, dont elle a tiré ses matériaux, lui donnent un aspect très pittoresque. Située à l'entrée de la ville basse, l'église Notre-Dame a un caractère tout différent, sans aucune réminiscence gothique et dont le pays entier n'offre pas un second exemple. C'est de l'architecture rococo, de la seconde moitié du dernier siècle, avec les prétentions du genre, quoique sobre relativement et sans effets trop criards. Une autre église gothique à triple nef et sans voûtes, mais de proportions bien prises, élevée par les moines dominicains à partir de l'année 1306, sert aujourd'hui de marché couvert, tandis que le chœur a été converti en salle de musique profane. L'intérieur renferme des. peintures murales en mauvais état de conservation, parmi lesquelles, dans une niche surmontée de la statue de Nabuchodonosor avec l'idole, la vision de sainte Catherine de Sienne. Cette scène légendaire est une des plus belles fresques alsaciennes du xive et du xve siècle.
Suivant la chronique des Dominicains, dont M. Mossmann a publié le texte, la
fondation de l'église Saint-Léger remonte à l'année tandis que d'après
ÉGLISE SAINT-LÉGER A GEBWILLER.
Guilliman (De ep. Argl, p. 233) elle a été consacrée dès 1134, huit ans auparavant, par l'évêque Gebhard de Strasbourg, en présence du comte Adalbert de Habsburg. Faute d'autres renseignements, le style des diverses parties place l'achèvement
de la construction au milieu du XIIIe siècle, avant la substitution de l'art gothique à l'art roman. Les deux manières de bâtir se mêlent ou se rencontrent dans cet édifice, abstraction faite des restaurations entreprises en 1580 d'abord, puis en 1851, à une date plus rapprochée de nous. Des remaniements et des agrandissements ont modifié le plan primitif, sans contribuer à l'améliorer. Ce plan figurait, dans l'origine, une croix latine formée par le chœur, le transept et la nef avec ses deux latéraux. Les deux latéraux sont accompagnés de deux tours carrées, à droite et à gauche du pignon. Un clocher octogone, plus haut que les tours du levant, s'élève au milieu du transept. Deux bas-côtés extérieurs, affleurant les façades du transept, ont été ajoutés dans la suite, afin d'élargir l'église. Ainsi l'édifice a cinq nefs. Le nombre des travées est de quatre dans le bas-côté gauche, de six dans le bas-côté droit et dans les deux collatéraux, correspondant à trois travées doubles de la grande nef. Le chœur, composé de cinq pans coupés, s'appuie sur de petits contreforts. Une sacristie à deux travées, également flanquée de contreforts, a été établie dans l'angle du chœur avec le côté droit du transept. En même temps que la construction des bas-côtés extérieurs, on a abaissé la toiture principale à la hauteur de ceux-ci. Par suite, les ouvertures du clair-étage, formées de deux baies romanes géminées, ont dû être bouchées extérieurement. Encore visibles à l.'intérieur de la nef principale, mais dans l'ombre, ces baies n'éclairent plus leurs voûtes. Sur le collatéral gauche, dans les deux travées que n'a pas recouvertes le bas-côté extérieur, sont percées des meurtrières. Chaque travée avait deux de ces ouvertures, pratiquées également dans l'escalier à tourelle contre le clocher central, à l'angle du chœur avec le côté gauche du transept. Presque tous les autres jours sont remplacés dans la nef par de vilaines baies ogivales, sans meneaux ni réseaux, dans le chœur au moyen d'ouvertures à un ou deux meneaux, réunis par des arcades trilobées supportant des rosaces, des trèfles et quatrefeuilles contrelobés.
Sans le porche et les trois tours, l'aspect extérieur de l'église Saint-Léger de Gebwiller ferait un médiocre effet. Le porche occupe tout le travers de la façade principale, subdivisé en trois arcades. Celle du centre est à plein cintre et prend toute la largeur de la nef principale; celles qui supportent les deux tours de la façade sont à ogives, atteignant la même hauteur que l'arcade centrale, sans avoir un égal champ pour se développer. Les voûtes du porche correspondent au profil des arcades dans le sens de la largeur; comme leur profondeur n'équivaut pas au développement de la grande arcade, elles sont toutes ogivales ainsi que l'ouverture des deux extrémités. Une corniche, relevée d'un feston, court au-dessus du porche et marque la séparation de l'étage compris entre l'entrée principale et les combles
de la grande nef. Cet étage présente trois baies cintrées, placées entre deux arcatures semblables, qui éclairent une ancienne chapelle. Sous le ressaut d'appui des fenêtres, une rangée de fausses arcades figure le balcon. Les étages correspondants des tours ont pour unique décoration une simple bordure en saillie aux angles. Ils sont percés sur les deux faces extérieures d'une meurtrière allongée, coupée à angle droit. Une seconde corniche, également soutenue par un feston, c-ouronne ce premier étage des tours et de la nef. Le pignon de celle-ci se dresse entre les tours suivant l'inclinaison du toit. Il est orné d'un treillis en losange
POItTAIL DE L'ÉGLISE saint -léger A gebwilliîr.
formé par des filets parallèles en biais, tandis que les pentes du toit sont marquées par des festons rampants. Point de jour ni d'autre décoration, sur l'étage correspondant des tours; rien qu'une corniche pareille à celles des autres étages dans le haut et dans le bas. Les deux étages supérieurs des tours ont sur chaque face deux grandes baies à plein cintre, géminées par des colonnettes. Le plancher du transept, à huit pans, présente autant d'étages que les tours de la façade, mais d'une plus grande élévation, avec une arcade géminée sur chaque pan des derniers étages. Toutes les trois tours ont des toitures en pierres, finissant en pyramides à huit pans, mais à naissance carrée pour celles de la façade. Au grand clocher, les arêtes du toit partent d'autant de petits frontons, dont l'un a reçu sur une tablette la date de 1528. De même, la tour de gauche, sur la façade, porte également une couronne de petits frontons analogues, d'un effet élégant, tandis que la tour de
droite montre des clochetons massifs aux quatre coins. Comme ornements du clocher du transept, remarquons quatre marmousets placés librement à la commissure des toits de la nef, du transept et du cœur. Une de ces figures semble tenir une grosse bourse et représente, suivant certains archéologues, l'abbé de Murbach, fondateur de l'église.
L'impression d'ensemble de la façade et des tours ne laisse pas d'être imposante, malgré le défaut de proportion et le manque de décoration. Quel dommage que l'harmonie primitive ait été troublée par la construction des bas-côtés supplémentaires, par l'établissement des contreforts nécessaires pour soutenir les tours! Si la tour de droite a pu conserver ses points d'appui anciens, consistant en un faible soutien en forme de pilastre, à l'angle et au point d'intersection de la nef, il a fallu appuyer la tour de gauche sur deux contreforts postiches par-dessus les supports anciens. Les façades du transept manifestent la même simplicité que la façade principale.
Entrons-nous à l'intérieur de l'église, la grande nef apparaît formée de trois travées doubles, aux voûtes en croix, basses et lourdes, reposant sur de gros piliers carrés, pourvus sur chaque face d'une colonne engagée. Cette nef manque de hauteur,'obligée qu'elle est de se soutenir par elle-même, sans contreforts. Les six rangées de piliers rétrécissent l'espace, déjà mesuré avec parcimonie. Les nervures des voûtes sortent des colonnes engagées, à travers de simples chapiteaux cubiques réunis au fût par un astragale. Les colonnes ont des bases attiques, avec l'empattement habituel. Une moulure, pareille aux coussinets et correspondant à ceux-ci, fait tout le tour de la nef, en formant la séparation du mur supérieur. Arcades et formerets des voûtes sont déjà à ogive. Fenestrelles fermées en rond, encore très simples, indivises, une dans chaque travée double. Ces arcades, également ogivales, reposent sur les piliers intermédiaires, pourvus aussi de larges colonnes engagées, avec chapiteaux et coussinets comme ceux des piliers principaux. Les clefs de voûte, percées d'une ouverture ronde, manquent d'ornement. Mêmes dispositions pour les voûtes des deux nefs latérales contemporaines de la grande nef, tandis que les bas-côtés ajoutés après coup sont franchement gothiques. Dans le chœur, les clefs de voûte sont ornementées. Deux statuettes en bois conservées dans l'église représentent saint Pancrace et saint Urbain. Notons de plus une inscription de 1607 concernant un vœu de la ville à l'occasion de la peste Enfin on conserve dans le fond du bas-côté méridional les échelles à cordes abandonnées par les Armagnacs lors d'une surprise tentée contre Gebwiller, dans la nuit du 13 février 1445, veille de la Saint-Valentin.
L'église Notre-Dame, édifiée six siècles après l'antique église romane de
Saint-Léger, doit aussi sa construction aux abbés de Murbach. Unique en son genre, pour toute l'Alsace, elle contraste par sa physionomie ouverte, ses airs riants, sa recherche, avec la tenue plus sévère, l'exécution plus rude, l'austérité du sanctuaire primitif.
LXV
HALTE AUX EAUX MINÉRALES DE SOULZMATT.
Après l'architecture des églises anciennes et récentes, une série d'excursions aux ruines de nos vieux châteaux. Les restes des châteaux de la féodalité abondent en Alsace, sur toutes les ramifications de nos montagnes, depuis Thann et Gebwiller jusqu'à la hauteur de Wissembourg. Leurs tours, abandonnées maintenant, sont visibles, depuis la ligne du chemin de fer, sur la plupart des contreforts de la chaîne vosgienne. Sur les versants du Grand-Ballon nous avons vu déjà, dans la vallée de la Thur, les murs branlants de l'Engelburg, du Storenburg et du Wildenstein. A la montée de Soulz, par le vallon de Wuenheim, nous aurions le Freundstein, avec son émouvante légende. Entre Gebwiller et Bühl nous venons de voir le Hugstein, vigoureusement dressé sur son rocher au bord de la route. En allant de Rouffach à Schlestadt, les ruines de la Hohlandsburg, du Hageneck, des châteaux de Ribeauvillé, du Hoh-Kœnigsburg, de l'Ortenberg, vont nous attirer maintenant durant nos prochaines étapes. Notez bien que si, pour le moment, je ne vous cite pas tous les noms des forteresses féodales encore debout sous nos yeux, c'est afin de vous laisser la surprise de découvrir les autres au passage. Chacune a joué un rôle important ou modeste dans les affaires du pays pendant les derniers siècles. Avec l'attrait de leurs souvenirs, toutes nous offrent maintenant le charme de leurs perspectives pittoresques.
Pour éviter le chemin de fer, en gagnant Rouffach par les sentiers de la montagne, il nous faut laisser Soulz. Soulz est un chef-lieu de canton, comme Rouffach et Ensisheim, peuplé actuellement de 4 630 habitants. C'est une petite ville proprette, avec une belle église gothique, toute en pierres de taille, tirées du grès vosgien, comme les matériaux des églises de Gebwiller. Le pays environnant est fertile et bien cultivé, partie en vignes sur les coteaux, partie en terres arables dans la plaine. Autrefois la localité était fortifiée, et on voit encore des restes de son ancienne enceinte. Entre Soulz et Gebwiller la distance ne dépasse pas deux kilomètres. Le trajet peut être fait en chemin de fer, dont pourtant nous ne vou-
Ions pas aujourd'hui, pour aller à Rouffach et au chàteau d'Isenburg par Bühl, Schweighausen et Soulzmatt. Bühl se tient sur la Lauch, à l'intérieur de ce verdoyant Florival où se dérobait naguère dans la solitude l'abbaye de Murbach. Plusieurs manufactures considérables, qui filent le coton et la laine, donnent le bien-être à la population. Cette activité industrielle profite également aux cultivateurs, qui trouvent auprès des ouvriers des fabriques un débouché plus rémunérateur pour les produits du sol.
Une surprise agréable à la montée de Schweighausen. Dans les vignes, au bord d'un chemin creux, nous voyons un homme à barbe blanche peignant une esquisse. C'est un collaborateur de notre Tour du Monte, M. Bida, le sympathique artiste, qui a illustré une magnifique édition des Évangiles de ses compositions si frappantes de vérité, où le monde de la Judée paraît revivre. Force nous est de redescendre à Bühl, où M. Bida nous retient, pour quelques heures tout au moins, dans sa retraite. Ensuite nous regagnons le sentier de la montagne.
Ce sentier laisse le village de Schweighausen sur la gauche pour monter droit vers le col de Soulzmatt. Les vignes exposées au soleil font place à de grands noyers. Plus haut encore, le vallon où nous nous élevons est ombragé par des chênes. Une prairie remplit le fond, au-dessus duquel pointe, derrière un rideau d'arbres fruitiers, un petit clocheton. C'est la chapelle de Saint-Gangolfe, Sankt Gangtoolf des populations environnantes. Quelques fermes et une auberge se groupent autour de la chapelle, au milieu de jolis vergers. Depuis ce point, la vue s'étend sur tout le massif du Grand-Ballon, embrassant les cheminées des fabriques de Bühl et de Gebwiller, les ruines du Hugstein, les clochers de Lautenbach et de Schweighausen, la manufacture Rogelet, où nous aurions dû nous arrêter aussi. A la hauteur du col qui traverse la route de Lautenbach à Soulzmatt, cotée 418 mètres sur la carte de l'état-major allemand, une forêt occupe les deux versants. Sur le versant de la Lauch les bois se composent de grands sapins, plus frais, plus ombreux que les pins et les chênes du côté de Soulzmatt. Le paysage du côté de la vallée de Gebwiller est plus beau, avec la vue sur le Grand-Ballon et ses contreforts. Avant de quitter le vallon de Saint-Gangolfe, déployé sous forme de bassin ouvert sur le Florival, en face du Grand-Ballon, on passe près d'une carrière de terre glaise, avec une tuilerie, au contact du grès vosgien, sur la lisière du bois. La route carrossable décrit un long coude autour du Pflingstberg, à partir du plateau où se détache le chemin de Schaefferthal, où se dresse le menhir du Langenstein, la grande pierre levée, monument des temps druidiques. Il y a d'ailleurs deux Pflingstberg, le grand et le petit, celui-ci plus bas que l'autre. La traverse entre les deux montagnes, à pente plus raide, descend à Soulzmatt plus
vite que la route de Lautenbach et de Bühl qui aboutit à l'établissement de bains. Cette route forestière, longue de dix kilomètres entre Bühl et Soulzmatt, rencontre, entre les sources minérales et les fabriques, une autre route également agréable, conduisant en trois heures, par Osenbach et Soulzbach, dans la vallée de Munster. Entre Soulzmatt et Rouffach, la distance est de sept kilomètres en sus.
Venons-nous de Rouffach, au lieu de descendre aux sources minérales par Saint-Gangolfe ou par Osenbach, nous avons devant nous une gorge étroite, ouverte sur la route de Cernay à Colmar, entre les coteaux de molasse. En face de ce défilé, derrière lequel apparaît un bassin plus large, le paysage est dominé par la masse du Kahlenwassen, de 1 270 mètres d'altitude. Beaucoup de noyers remplissent les champs de pommes de terre. Sur les pentes à l'exposition nord, le bois remplace la vigne dès l'entrée de la vallée. Avant d'atteindre le village de Westhalten, qui élève beaucoup d'ânes, vous avez sur la gauche le dôme déprimé du Bollenberg, une montagne hantée par les sorcières. Celles-ci, au dire de la tradition populaire, arrivent sur la lande déserte et inculte, chevauchant sur des balais, pour célébrer leur sabbat avec maître Satan. Malheur au voyageur attardé qui veut traverser le Bollenberg à cette heure nocturne! Les sorcières l'égarent sans merci, aidant le petit vin blanc servi par les filles d'auberge des localités voisines.
Dans ses Légendes du Florival, l'abbé Braun relate expressément comme quoi toutes les sorcières du pays doivent se donner rendez-vous au Bollenberg, comme au Wurzelstein de la vallée de Munster. « Elles semblent y être chez elles, comme dans leur domaine, soit qu'elles attisent la flamme sous la chaudière, où déjà bouillonne et se brasse la tempête, soit qu'elles traversent la neige au haut des airs, pour la semer en flocons sur la campagne, ou qu'elles exécutent ensemble, sur la hauteur voisine, une ronde joyeuse autour de Riegelstein. » On prétend même que la pierre alors se redresse et se tient debout comme une colonne, pendant tout le temps que dure le sabbat. Le commentateur des légendes du Florival a essayé d'expliquer nos traditions populaires par la mythologie ancienne. Dans la tempête qui se prépare et dans la neige qui se tamise, il voit l'oeuvre d'Odin et de Frigga, de même que la ronde dansée autour d'une pierre symbolise à ses yeux le mouvement apparent des astres autour de la terre, ronde simulée dans le culte par les danses religieuses. Aussi bien a-t-on assimilé aux sorcières d'autrefois les walkyries germaniques et les druidesses gauloises. Les walkyries, suivant d'anciens historiens, ont dû, à la veille des batailles, tisser des intestins humains sur un métier tout ruisselant de sang, en s'accompagnant de chants belliqueux. De même les druidesses sont accusées d'avoir immolé sur les hauteurs du Bollenberg plus
d'un enfant chrétien enlevé à sa famille, bien avant l'apparition des sorcières au moyen âge. Vaches ensorcelées, chattes sorcières, boucs devenus diables, oies, coqs noirs et chiens noirs, chaudières, trépieds, broches, fourches, balais, tout l'attirail du sabbat, tout cet étalage de symboles qui a constitué en d'autres temps le culte de la nature, survit encore dans les récits de nos vignerons racontés à la veillée.
Derrière le Bollenberg et Westhalten, la vallée s'élargit, sans pourtant atteindre une étendue égale à celle-du vaste bassin ouvert vers Osenbach. Une bordure de vignes enlace les pentes de montagnes couronnées de forêts; les prés gagnent en superficie et sont accompagnés de vergers. De grands noyers à la couronne puissante dominent le paysage. Le cours plus rapide de l'eau dans le lit de l'Ohmbach accuse une plus forte inclinaison du terrain. Tournez-vous les yeux sur la droite de la vallée, vous voyez son versant de ce côté s'évaser, former une sorte de dép.ression, sinon un col, pour livrer passage au chemin de Soulzmatt à Orschwihr. Les coupoles du Pflingstberg, élevées de 410 et de 440 mètres, font face au Bollenberg, séparées par un couloir du Heidenberg, en arrière de Soulzmatt. Au lieu de molasse tertiaire, le grès vosgien constitue ces montagnes. Entre le grand Pflingstberg et le Heidenberg, au fond du couloir, jaillissent les sources minérales. Soulzmatt s'allonge sur les bords du ruisseau Ohmbach, canalisé à sa traversée. Une filature de coton et une filature de bourre de soie ajoutent à l'aisance des habitants.
Soulzmatt avait autrefois une église romane du xne siècle, à triple nef, dont la tour a été conservée avec le portail ouest et l'arcature en plein cintre qui séparait la nef principale du collatéral droit. A la suite d'un incendie survenu au xve siècle, probablement lors de l'invasion des Armagnacs, l'ancienne église romane a été remplacée par l'église gothique actuelle. Les bases des colonnes qui supportent les arcades disparaissent dans le sol. L'intérieur est bordé de monuments funéraires, dont les inscriptions ne ménagent pas les compliments aux morts enterrés sous ces pierres. Le clocher roman a un toit en bâtière et fait remarquer ses arcatures son dernier étage présente une fenêtre terminée par deux meneaux en retraite, comme au château de Geberschwihr. Des anciens châteaux de la localité il ne reste plus guère de trace, si ce n'est de celui de Landenberg. Une épitaphe sur l'une des pierres tombales conservées à l'église rappelle la mémoire du baron Joseph-Eusèbe de Breiten Landenberg, mort en 1728, toparque de Seppois, de Bartenheim et de Banvillars elle proclame ce défunt seigneur égal à Ci-céron pour l'éloquence, à Caton dans le conseil, à Josias dans la loi, sans compter ses autres mérites. Ainsi soit-il!
La réputation de Soulzmatt tient plus à son eau minérale qu'aux qualités des personnages dont les inscriptions tumulaires de l'église transmettent le souvenir à la postérité. Au point où jaillissent les sources, à un kilomètre derrière les maisons du bourg, les montagnes arénacées du Pflingstberg et du Heidenberg semblent fermer la vallée., tellement elles se rapprochent. Méglin, qui a publié en 1779 la première analyse des eaux minérales, en rapporte la découverte au xve siècle, à une époque où s'est perdue à Geberschwihr une source analogue. Un professeur
SCULPTURES TOMBALES A SOULZMATT.
de la Faculté de médecine de Strasbourg, le docteur Bach, a publié en 1853 une notice détaillée sur les Eaux gazeuses alcalines de Soulzmatt. Maintenant on recueille l'eau de sept sources distinctes, dont l'une découverte en 1887. Suivant les analyses de Coze et de Persoz, faites en 1838 et renouvelées depuis, la composition varie d'une source à l'autre. A en croire les consommateurs, cette composition présenterait même des changements notables pour la même source dans le courant de l'année, si tant est que les besoins du commerce ne fassent pas des emprunts aux sources voisines quand l'eau de la source principale ne suffit pas.
Je ne veux pas énumérer toutes les maladies contre lesquelles les médecins
prescrivent l'usage de l'eau de Soulzmatt. Comme boisson de table et mélangée à notre vin d'Alsace, elle est particulièrement agréable aux gens bien portants. Aussi on l'exporte au loin, en concurrence avec les eaux gazeuses naturelles de SaintGalmier et de Seltz.
LXVI
LE KIRSCH AU CHATEAU D'ISENBURG. ROUFFACH
ET LE HAUT MUNDAT.
Outre son eau minérale pétillante, Soulzmatt produit aussi une excellente eau de cerises. Qui ne connaît en effet le kirschenwasser ou le kirsch au bouquet si fin tiré de la distillation des fruits du merisier sauvage, et même du cerisier greffé? Vingt localités de nos montagnes prétendent produire cette liqueur de premier choix. Le val de Villé, Fréland, Orbey, pouvaient autrefois concourir à titre égal avec les environs de Rouffach et de Soulzmatt pour la qualité de leur eau de cerises. Autrefois, il y a quelque vingt ans encore, les distillateurs de la contrée auraient éprouvé un remords de mêler à leurs cerises ou à leurs merises une goutte d'eau-de-vie commune. Seulement, à la place des mœurs simples et de l'honnêteté du temps passé, sont venus se glisser des habitudes nouvelles et l'emploi des succédanés. Le merisier sauvage, Cerasus sylvestris ou Ceraszcs avium des botanistes, mûrit ses drupes noirs et rouges sur toute l'étendue de l'Alsace, depuis le pied des coteaux jusqu'aux altitudes de 8 à 900 mètres sur tous les versants bien exposés des Vosges. Le cerisier greffé est planté le long des routes et réussit bien sur toutes les parties du territoire où l'on donne un peu de soin à sa culture. Mais voici que l'extension du commerce au dehors a fait hausser le prix du kirsch en même temps que l'annexion allemande a introduit l'alcool à bon marché de la Prusse. Pour gagner davantage, beaucoup de distillateurs se sont accoutumés à ajouter de l'eau-de-vie de pommes de terre aux cerises en fermentation, pour tirer de leurs alambics une plus grande quantité de liqueur, quand ils ne poussent pas le perfectionnement de leur industrie au point de remplacer le fruit des cerisiers par des noyaux concassés. Nonobstant, quelques rares maisons procurent encore à leurs amis et connaissances du kirsch pur, comme celui du château d'Isenburg, dont je puis garantir l'authenticité.
Le château d'Isenburg déploie au soleil sa fière façade sur une terrasse du vignoble au-dessus de la ville de Rouffach, non loin du débouché de la vallée de Soulzmatt. Restauré à neuf, avec tout le confort moderne, par son propriétaire
actuel, M. Ostermeyer-Chàtelain, il date de l'époque du bon roi Dagobert, avec une antiquité prouvée par titres authentiques.
Des restes considérables des anciennes fortifications de Rouffach sont encore de.bout. Une allée de beaux tilleuls conduit dans la ville, depuis la station du chemin de fer par-dessus le pont de la Lauch, qui vient de Gebwiller. En regar-
CHANTEAU D'iSENBURG, PUES DE ROUFFACH.
dant depuis le pont, on est frappé tout d'abord du contraste de la ligne droite que dessine le faîte des coteaux au-dessus du château d'Isenburg, avec le profil dentelé des sommets de l'arrière-plan. Cette différence de forme et de relief tient à la différence des terrains dont se compose la chaîne des Vosges. Les coteaux plantés de vignes, au faîte allongé, sont des dépôts de grès tertiaire, tongrien, comme au Letzenberg, au-dessus de la Fecht, peu tourmentés lors de leur soulèvement, quoique de formation contemporaine de celle de la molasse du Rigi. Au contraire les cimes arrondies, au profil dentelé, caractérisent le gr anite dans tout le massif des hautes Vosges. Vers le nord les tours ruinées de Drei-Exen couronnent au-
dessus d'Egisheim un piton de grès vosgien. Vers le sud se dresse encore la tête du Grand-Ballon, avec le sommet du Hartmannswillerkopf, plus loin en arrière. Le château d'Isenburg même occupe une terrasse des coteaux entièrement entourée de vignes et attenant aux murs de la ville. Plus haut que les vignes, des plantations de cerisiers couvrent la pente que domine la forêt. Par places, le fond vert des bois se mouchette de bandes rouges sur l'emplacement des carrières de grès. Nulle part ailleurs les vignes ne sont cultivées avec plus de soin, nulle part en Alsace le vin n'est aussi bien traité qu'au château d'Isenburg. Ce domaine figure avec honneur parmi les exploitations modèles de la contrée, et nos vignerons alsaciens ont beaucoup à y apprendre pour l'amélioration de leurs produits. Pour les plantations, une grande attention préside au choix des cépages, parfaite- ment appropriés au terrain et à l'exposition.
En ce qui concerne la distillation du kirsch, fabriqué en quantité considérable au château d'Isenburg, voici le procédé suivi. A l'époque de la maturité des merises, dans le courant du mois d'août ou de juillet, la cueillette se fait par de jeunes garçons, plus habiles que les hommes à grimper sur les arbres. La merise arrivée à maturité complète a une couleur noire, une longue queue rougeâtre, un noyau très gros par rapport à la chair, comparée à la cerise ordinaire. Comme le kirsch provenant de fruits récoltés au soleil est supérieur à celui obtenu avec les fruits cueillis par la pluie, on choisit autant que possible un temps sec. On prend les merises une à une, à la main, quand elles se séparent de la queue, qui reste sur la branche de l'arbre. Celles qui sont pourries ou gâtées doivent être rejetées. Celles qui sont bonnes se mettent dans un seau, lui-même vidé dans un cuveau bien propre, pour le transport au cellier. Au cellier se trouve une rangée de tonneaux debout, avec la portière ouverte au-dessus. Sorties du cuveau, les nierises sont jetées dans un fouloir, où elles passent entre deux cylindres cannelés, ayant à peu près un centimètre d'écartement. Par le foulage, les fruits se déchirent et un tiers des noyaux se brisent, afin d'augmenter le bouquet de la liqueur. Les merises foulées remplissent les tonneaux, en laissant un vide de la hauteur d'une main sous la portière.
Immédiatement la fermentation commence, accompagnée d'un dégagement d'acide carbonique. Aussi longtemps que dure cette fermentation, il faut fouler trois fois par jour la matière contenue dans chaque tonneau, pour bien imbiber de jus les parties solides qui tendent à remonter. Une fois la fermentation active terminée, quand les fruits en remontant ne forment plus de chapeau, on ferme hermétiquement la portière du tonneau avec de la cire jaune. Pendant quinze jours la masse fermentée repose ainsi. Puis commence la distillation dans des
GAVES PU CHATEAU D'iSENBURG.
alambics au bain-marie, d'une capacité moyenne de 200 à 250 litres. Les alambics à feu direct employés par les bouilleurs de cru du vignoble donnent un goût de brûlé à la liqueur, quand les fruits s'attachent au fond pendant la cuisson. Une extrême propreté est indispensable pour obtenir des produits de bonne qualité. Pour cela l'intérieur de l'alambic et du réfrigérant doit être lavé à grande eau et à la soude; autrement la liqueur risque de prendre une odeur d'empyreume. Le
LA DISTILLATION DU KIRSCH AU CHATEAU D'ISENBURG.
rendement de kirsch à 53 degrés centésimaux atteint de 1 à 8 litres par 100 kilogrammes de merises mises en trempe. Les distillateurs qui mélangent de l'alcool aux fruits en fermentation obtiennent davantage. Telles fabriques de profession ont perfectionné leur procédé au point de faire sans cerises ni merises leur kirsch livré au commerce. A Isenburg l'emploi des succédanés est absolument prohibé. Des bonbonnes en verre reçoivent le kirsch venu de l'alambic. L'ouverture de la bonbonne n'est pas bouchée hermétiquement pendant la première année. Elle est recouverte d'un tissu ou d'un simple papier, qui permet une légère évaporation. Ainsi les principes âcres se volatilisent et laissent dans la bonbonne la liqueur
agréable bien connue des amateurs. Plus le kirsch est limpide et transparent, plus il est estimé. Plus il vieillit, plus sa qualité s'améliore. A la distillerie, au pressoir,
ÉGLISE DE ROUFFACH.
dans les caves, dans les étables et dans les vignes, le domaine du château d'Isenburg montre un ordre parfait. C'est que l'oeil du maître veille à tous ces détails d'une exploitation qui ne serait plus rémunératrice s'il ne prenait la peine de la suivre.
LXVII
DE ROUFFACH A RIBEAUVILLÉ. CHATEAUX D'EGISHEIM.
Impossible de prendre le chemin de fer pour aller de Rouffach à Ribeauvillé, autant que pour venir de Gebwiller à Rouffach. Par le beau temps, de bons marcheurs préfèrent toujours suivre les coteaux et les sommets par-dessus vallons et. vallées. N'avons-nous pas d'ailleurs à nous arrêter trop souvent pour des observations d'archéologie ou d'histoire naturelle? Le chevet de l'église de Pfaffenheim, le pèlerinage de Schauenberg, au-dessus de Geberschwihr, les carrières de Vœgtlingshoffen, les ruines du couvent de Marbach, les châteaux d'Egisheim nous attendent aujourd'hui. Demain il faudra nous arrêter chez les vignerons de Richewihr et de Beblenheim, puis jeter un coup d'œil, en passant, sur l'église fortifiée de Sainte-Huna à Hunawihr.
Voici déjà l'église de Pfaffenheim, où notre hôte d'hier au château d'Isenburg a tenu absolument à nous conduire aujourd'hui. Pfaffenheim est une commune du canton de Rouffach., peuplée de 1 647 habitants, tous vignerons. L'église actuelle est de construction moderne, sans caractère architectural. Lors de son édification, on a conservé le chœur et le clocher de l'église ancienne, datant de la transition de l'art roman au style gothique. Ce sont de beaux restes, spécimen à peu près unique d'une abside de cette époque dans la contrée, et par conséquent très intéressant pour l'histoire de l'art sur les bords du Rhin. On pénètre à l'intérieur par une porte, sur la droite du clocher, qui s'élève en avant du chœur, tandis qu'une autre porte fait communiquer avec l'église moderne. Formé de cinq pans presqueverticaux, soutenus aux angles par de petits contreforts de belle proportion, lechœur repose sur un socle à riches moulures. Il est coupé dans sa hauteur de deux plinthes simulant les divisions de trois étages. La première plinthe se compose d'une corniche à deux rangées de billettes contrariées, qui surmontent un cordon de petits arcs. La seconde plinthe, appuyée sur un cordon semblable à celui du bas, présente une corniche en omégas à pleins très gras, comme dans certaines parties de l'église de Rouffach. De charmantes arcatures cintrées, soutenues par des colonnettes engagées, à bases et à chapiteaux romans, ornent l'étage supérieur au-dessus de cette corniche. Une moulure coupée en biseau, ornée de têtes de clous, forme l'archivolte des fausses arcades. Sous le toit apparaît unedernière corniche à saillie plus prononcée, avec un double cordon d'omégas. La plinthe supérieure se continue sur les deux faces du clocher, dont la décoration est
semblable à celle de l'abside. Seulement aux arcades supérieures du chœur répond un simple feston sous une corniche, au-dessus de laquelle se trouvent deux rangs d'arcades à colonnettes, également en forme de niches, superposés l'un à l'autre.
CHOEUIt DE L'ÉGLISE DE pfaf fenheim.
Au-dessus, le clocher a encore deux étages de fenêtres différentes du style primitif, probablement construits plus tard, à la suite d'un accident subi par l'édifice roman. Chaque pan du chœur est percé d'une fenêtre cintrée, celle du chevet beaucoup
plus grande et mieux ornée que celles des côtés. Occupant toute la hauteur de l'étage intermédiaire, la fenêtre du chevet présente trois voussures, composées d'autant de gorges avec têtes de clous, que séparent des tores. Un arc en platebande et une gorge décorée de petites rosaces ferment l'archivolte. Les fenêtres des quatre bancs latéraux, sans ornementation aucune, ont des cintres appareillés simplement dans le massif. Un puissant contrefort, avec passage en ogive, marque la séparation du clocher et du chœur, à l'intérieur des voûtes ogivales à six sections, dont les nervures se rencontrent sur une clef ornée de l'Agnus Dei, comme dans le chœur de Saint-Léger à Gebwiller. Un faisceau de trois colonnettes engagées, avec bases à empattement et chapiteaux fleuronnés, marque la rencontre des pans et reçoit la retombée des voûtes. Le formeret, qui dessine le profil des ogives sur le mur, présente de petites rosaces semblables à celles de la fenêtre du chevet. Sur la gauche, un des faisceaux de colonnettes, coupé dans sa hauteur, a été converti, après coup, en crédence avec tabernacle gothique d'un travail délicat, quoique moins riche que celui de l'église de Soulzbach; le bas du tabernacle est orné d'arcs en accolades entrelobées, le fronton d'accolades avec pédicules à bouquets cintrés autour d'une forte aiguille avec crosses et panaches, tandis que deux montants engagés sont garnis de figurines de la Vierge et de saint Jean. Dans une encoignure du chœur, une piscine en forme de bénitier, d'une exécution moins fine que le tabernacle, porte sur son couperet la date de 1477. En avant du chœur, quatre piliers, formés chacun d'une grosse et de quatre petites colonnes, soutiennent intérieurement le clocher au moyen de deux arcades transversales. Selon M. Kraus, page de son livre Kunst und AUerthum im Ober-Elsass, la construction du chœur ancien de Pfaffenheim remonte au xne siècle ou au plus tard au commenc.ement du XIIIe. Les pierres de taille employées sont les mêmes qu'aux églises de Rouffach, de Colmar et de Thann, d'une belle couleur jaune, un peu rembrunie sous l'effet du temps. L'église moderne a été bâtie en 1838, sans aucun soin, cormparativement à la beauté des nobles restes de l'église ancienne. L'abandon dans'lequel se trouvent ces restes du chœur roman, dont les dalles sont maintenant en partie défoncées, donne une médiocre idée de l'intelligence et du goût des autorités locales.
Toute la sollicitude des autorités de Pfaffenheim paraît se reporter sur la chapelle du pèlerinage de Schauenberg, bien entretenue celle-là et réparée à neuf tout récemment. Pour v monter, nous suivons un chemin creux à travers les vignes derrière le village, non sans nous arrêter un instant à la chapelle ruinée de Saint-Léonard. Dans les vignes, les ceps sont énormes, si élevés que pour cueillir le raisin aux vendanges il faut souvent employer des échelles. Plus haut, la mon-
tagne porte des bois de châtaigniers qui donnent beaucoup de fruits. Puis une avenue de grands marronniers, avec un chemin de croix sur le côté, conduit sur une terrasse terminée par un escarpement rocheux. Sur le chemin de croix on
CHATEAU NATAL DE SAINT LÉON IX A EGISHEIM.
voit des figures grossières en grès sculptées, représentant le Christ priant au jardin des Oliviers, saint Pierre avec un coutelas à la main, les autres disciples endormis. La chapelle du pèlerinage s'élève sur la terrasse, avec sa façade blanche visible au
loin. Beaucoup d'ex-voto à l'intérieur entre autres un obus tiré sur la chapelle le 30 octobre 1870 par une colonne de l'armée allemande aux prises avec des francs-tireurs alsaciens. Deux de ces francs-tireurs ont été pendus le même jour, l'un à un croc dans le village de Pfaffenheim, l'autre à un arbre au bord de la route, par les soldats allemands. Une maison forestière, où les pèlerins trouvent à boire et à manger, est attenante à la chapelle. La terrasse en saillie qui porte la chapelle et l'auberge est un banc de grès vosgien. Dans l'avenue, un autre rocher, surmonté d'une croix, présente un creux considéré comme une empreinte du pied ou de la griffe du diable par les bonnes gens des villages environnants.
Le château et le village d'Egisheim passent pour avoir été fondés par le comte Eberhard, fils du duc d'Alsace Adelbert, et neveu de sainte Odile. Mort en le comte Eberhard a été inhumé à l'abbaye de Murbach, où nous avons vu son tombeau. Une opinion accréditée, que nous ne pouvons ni rejeter ni soutenir, place la villa du premier Eberhard dans les murs du château, à l'intérieur de la petite ville, près de la fontaine publique. L'évêque actuel de Strasbourg vient de faire restaurer ce château, considéré également comme lieu de la naissance du pape saint Léon IX, descendant des premiers comtes d'Egisheim. Pouvons-nous prouver que le grand pape est réellement né ici et non au château de Dagshurg, dans les forêts où la Zorn prend sa source, comme l'affirment d'autres traditions? Le P. Brucker croit avoir résolu cette question dans son histoire du pape saint Léon. Faute de preuve positive, nous n'osons nous prononcer là-dessus, de même que nous garderons le silence sur l'authenticité de la restauration du château inférieur, à côté de la fontaine. Assez agréable à l'œil, mais un peu légère, la restauration actuelle ne peut compter sur une bien longue durée, quoique faite en style roman.
En effet, le château, en forme de bastille, restauré sous nos yeux, paraît moins solidement construit que le mur d'enceinte octogone, contre lequel s'appuient les nouvelles constructions. Ce mur appartient à l'époque romane. Les pierres ont 1 à 1,5 pied de haut sur 2 à 3 pieds de long sur le parement. Dans sa statistique archéologique, Kunst und Alterthum im Ober-Elsass, page 70, M. Kraus donne le plan de la bastille, d'après un dessin du xvnf siècle conservé aux archives de la préfecture de Colmar. Les côtés de l'octogone mesurent un peu plus de 13 mètres en longueur, ce qui donne un diamètre extérieur de 32 mètres. Les murs ont 1 mètre et demi d'épaisseur à la base. A l'intérieur de la bastille se trouvait une tour également octogone avec 8 mètres de largeur. Un large fossé, maintenant comblé, entourait l'enceinte, percée d'une seule porte, dont l'arcade a disparu. Dans le sens de la hauteur, à 5 ou 6 mètres au-dessus du sol, la maçonnerie
FORTERESSE FÉODALE DE LA HOH-LANDSBURG, AU-DESSUS DE WINTZINHEIM.
change d'aspect et est moins bien soignée, signe de remaniements de la construc. tion primitive. Avant la restauration actuelle, dirigée par M. Winckler, architecte du département, et faite sous les auspices de Mgr Stumpf, qui est natif d'Egisheim, l'intérieur était occupé par de pauvres logements de journaliers. Ces ouvriers se souciaient peu de la conservation du monument historique, relevé maintenant de ses ruines par des mains pieuses, animées par le souvenir huit fois séculaire de saint Léon.
Le pape Léon IX, fils du comte Hugues d'Egisheim et de Heilwige, comtesse de Dagsburg, fut d'abord prévôt de Saint-Dié, puis évêque de Toul, avant d'être élu au souverain pontificat. S'il n'est pas né ioi, il y a demeuré plus ou moins longtemps, car il a consacré, pendant un de ses séjours, la chapelle de Saint-Pancrace, près de la tour de Dagsburg, un des trois châteaux d'en haut dressés sur l'escarpement au-dessus du village de Haeuseren. Sans un violent orage survenu pendant notre dîner au restaurant Ley, nous aurions bien monté aux trois châteaux de la montagne. Appelés Dreien-Exen, ils ont en sus un nom distinct pour chacune de leurs trois tours, toutes carrées et entourées chacune d'une cour fortifiée, comme les bzcrgi romains plus anciens. De là vient peut-être l'opinion, non prouvée d'ailleurs, que l'une au moins a d'abord servi de spécula, de poste télégraphique, en communication avec la garnison romaine d'Argentovaria, le Horbourg de nos jours, à l'époque où la ville de Colmar n'existait pas encore. Weckmund, la tour du sud, élevée sur un rocher séparé du plateau qui porte les deux autres et avancé hardiment vers la plaine, aurait bien pu servir de vigie. Son appareil, semblable à celui de la bastille d'en bas, est en pierres en bossage, très marquées aux angles- Sa hauteur atteint 40 mètres, avec plus de 2 mètres d'épaisseur pour les murs et 42 mètres de circuit. Une brèche pratiquée à la base donne accès dans l'intérieur. Les entrées primitives sont couvertes, et un pontlevis a mis la tour en communication avec un ouvrage très avancé, une tour demi-ronde de moyen appareil en mauvais état, probablement de construction plus récente. De même hauteur, la tour du milieu a une entrée voûtée, susceptible d'être observée et défendue depuis la tour du sud. C'est la Wahlenburg, avec parement en bossage également, sauf à la partie supérieure d'une de ses faces, celle-là en pierres plates. Plus au nord, la tour de Dagsburg présente sur toutes ses faces, jusqu'au premier étage, un parement en isodomum, appareillé avec beaucoup de soin, composé de pierres de taille lisses, de 1 pied de haut sur 1 et demi à 2 pieds de long. Aux étages supérieurs, les colins seuls sont en pierres de taille, avec maçonnerie de moellons ou assises horizontales dans l'intervalle. Le couronnement des trois tours a disparu, et celle du nord est profon-
dément échancrée sur deux de ses fronts. Toutes trois avaient une enceinte distincte avec logements et bâtiments de service propres à chaque château. Toutes trois ont d'étroites fenêtres à lancettes, plus larges au dedans qu'au dehors. Du côté de la plaine, la tour de Dagsburg a une petite baie à plein cintre. Des fenêtres romanes, accouplées deux à deux, existent aussi dans les murs encore debout de la demeure seigneuriale à côté de cette dernière tour. Au siècle dernier, lors des explorations de Silbermann, les trois châteaux d'Egisheim étaient en bien meilleur état de conservation que maintenant. La tour de Dagsburg a été construite par les comtes de ce nom, après que les châteaux d'Egisheim eurent passé entre leurs mains en 1146. En 1468 les bourgeois de Turckheim et de Kaysersberg prirent ces châteaux et les détruisirent à la suite d'un conflit pour une question d'eau, wegen des Mühlwassers.
LXVII1
RIBEAUVILLÉ, RENDEZ-VOUS DES MÉNÉTRIERS ET CENTRE
DU VIGNOBLE ALSACIEN.
A Egisheim les vendanges sont terminées depuis plusieurs jours. Dans le trayon de Ribeauvillé on trouve avantage à retarder la récolte jusqu'à maturité parfaite, pour obtenir des produits de qualité supérieure. La cueillette du raisin commence, dans la plupart des localités du Haut-Rhin, soit dans les derniers jours de septembre, soit dans les premiers d'octobre. De même que les laboureurs de la plaine ont leur fête de la moisson quand est coupée la dernière gerbe de blé, la fin des vendanges amène des réjouissances pour les travailleurs du vignoble. Ce jour-là vous voyez partout les vendangeurs rentrer à la maison, chantant de gais refrains autour du chariot qui porte le dernier chargement de raisin. Comdien nous en avons regardé passer, de ces chariots attelés de bœufs au pas mesuré et grave, chargés d'une rangée de lourds cuveaux Dans les cuveaux remplis de raisin foulé sont plantées des branches d'arbres ornées de rubans, de fleurs, de fruits, de belles brioches et de saucisses appétissantes. Toute la famille du propriétaire accompagne avec les ouvriers, hommes et femmes, jeunes et vieux, grands et petits, devant, derrière, sur les côtés, chacun portant un ustensile ou un outil. Parfois tout le monde se pare de travestissements susceptibles d'exciter la bonne humeur des gens que l'on rencontre. Quolibets et propos légers volent et se croisent de la belle façon. Mais le plus fier personnage de la scène est le bambin debout sur le devant de la voiture. Regardez-le, appuyé contre les cuveaux, un fouloir sur
l'épaule gauche et une guirlande autour de la fête, pareil à Bacchus dans la mythologie grecque. Devant lui, un petit frère assis grignote un fruit, tandis qu'un frère plus grand, le visage barbouillé de noir, représente le démon des vendanges démon folâtre, occupé à agacer les chanteurs de la bande par ses gestes mutins. Plus la récolte a été abondante, plus le vin nouveau déjà fermenté a de force capiteuse, plus les éclats de la joie commune éclatent bruyamment. Le musée dg Colmar possède une peinture de Lix, le sympathique artiste alsacien, qui interprète avec finesse et avec verve cette scène du retour des vendanges, prise sur le fait avec une fidélité scrupuleuse.
La fête des vendangeurs, générale dans toutes les localités du vignoble, ne doit pas être confondue avec le Pfifferfoag local de Ribeauvillé. Cette fête des ménétriers tombe au mois de septembre et se tient avec ponctualité durant quatre dimanches consécutifs. Depuis Colmar jusqu'à Schlestadt et Sainte-Marie-aux-Mines, le monde « comme il faut » y afflue pour danser sur une place en plein air, ornée pour la circonstance. Aux divertissements ordinaires la municipalité ajoute des feux d'artifice et des illuminations d'un bel effet, dans les allées du jardin public, en avant de la ville. Au temps passé, la corporation des ménétriers d'Alsace se réunissait ici pour tenir le Pfiffertag, chaque année le 8 septembre, jour de la Nativité. Non seulement les musiciens des deux landgraviats d'Alsace y venaient régulièrement les profès en gaie science des provinces voisines d'Allemagne étaient assidus au rendez-vous. A grand bruit et à grand renfort de pots cassés se célébrait ce jour, suivi de lendemains également joyeux, quoique les lendemains ne figurent pas sur le programme officiel des statuts. « Par suite d'un privilège impérial qui remontait à une haute antiquité, dit M. de Morville, page 10 du Musée pittoresque et historique de l'Alsace, publié à Colmar en 1863, les seigneurs de Ribeauvillé, les nobles comtes de Rappolstein étaient les chefs-nés et les patrons héréditaires de cette corporation vagabonde qu'ils gouvernaient sous le titre de rois; elle leur devait foi et hommage et s'administrait d'après les statuts qui lui avaient été octroyés par Eberhard de Rappolstein et qui furent renouvelés plus tard, sous la domination française, par le Conseil souverain d'Alsace en » Lors des réunions, le jour de la Nativité, à neuf heures du matin, le cortège des ménétriers, partant de l'auberge Au Soleil, se rendait tout d'abord à l'église paroissiale pour assister à la messe. Chaque membre de la corporation portait à sa boutonnière une médaille en argent à l'effigie de la vierge de Dusenbach. Après le service divin, toute la compagnie montait au château pour rendre hommage au seigneur de Rappolstein, roi des musiciens, par des concerts et des symphonies. Cela fait, la troupe retournait à l'auberge, où l'attendait un copieux
repas, commandé à frais communs. Les séances du tribunal de la corporation se tenaient ensuite, afin de recevoir le serment et la taxe des nouveaux entrants, pour accorder ou renouveler aussi les certificats d'inscription, pour juger les délits commis dans l'année contre les règlements et imposer des amendes aux sociétaires absents sans excuse. Ces amendes consistaient en argent et en cire,
l'argent au profit du seigneur, la cire applicable à la chapelle de Notre-Dame de Dusenbach. Outre le produit des diverses taxes, le seigneur, roi des fifres, héritait encore à la mort de chaque sociétaire de son meilleur instrument et de sa médaille d'associé.
On montre encore à l'intérieur de Ribeauvillé, dans la rue principale, une vieille maison avec tourelle à encorbellement, où la tradition locale place le lieu de réunion des ménétriers. C'est une espèce d'hôtellerie, appelée encore la maison de la SainteVierge, à cause des figures représentées par les boiseries sculptées de la tourelle. Sans les couleurs criardes dont elles ont été badigeonnées, ces figures se détacheraient
MAISON DES MÉNÉTRIERS A RIBEAU VILLÉ.
bien sur les montants de la maîtresse fenêtre. Quelques pas plus haut, la même rue présente une autre maison ancienne, avec des figurines originales et curieuses, également en bois, sur la façade. Les personnages représentés par les sculptures sont deux pauvres, l'un avec une jambe de bois et appuyé sur une béquille, qui déploient ensemble un écriteau sur lequel une inscription en caractères gothiques indique la destination de l'édifice Zzc eh1'en got de allmechtigen und teglicher ubung chrisllicher lieb ist beveye worde eine elzrsame burgerschafft alhie z2c büwen zcnd slifften disses den armen luit huss velches zu evigen
zütten unverhindert erhalten soll verden anno 1542. Traduction française « A la gloire du Dieu tout-puissant et pour la pratique journalière de la charité chrétienne, une honorable bourgeoisie a été amenée à construire ici et à fonder cet hospice à perpétuité pour les pauvres gens, 1542. » D'après une seconde inscription, l'hospice a été réédifié et remis en bon état l'an 1739.
Au milieu de la ville s'élève la tour des Bouchers, Metzgerthurm, ancien beffroi barrant la grande rue, avec un étroit passage à travers sa porte à arcade. Droit et haut, ce beffroi ne se termine pas par un toit en pointe, comme l'Oberthor de Richewihr, comme les tours communales de la Normandie et des Flandres. Une galerie à jour le couronne, découpée et fleuronnée dans le goût du xvie siècle. A mi-hauteur, la séparation des étages est marquée par un entablement sans décoration particulière. Les cloches se trouvent au-dessus du cadran de l'horloge, qui se détache sur la façade noircie, entre deux petites fenêtres étroites. La porte même paraît écrasée sous le poids de l'édifice; les eaux pluviales s'écoulent par quatre gargouilles énormes représentant un homme d'armes coiffé de son pot de fer, un moine à la face béate et joufflue, un fou décoré de ses oreilles d'âne et de son bonnet à grelots, un paysan couvert plus simplement d'un vulgaire sayon. Une des cloches du beffroi, la plus grosse, porte la date de 1468; la seconde est de 1626, et la dernière, plus petite, de 1699. Une guérite, pour le service du guet, existe encore à l'un des coins de la tour, contre la balustrade. Plusieurs villes d'Alsace, notamment Obernai et Richewihr, ont des beffrois semblables à celui de Ribeauvillé. Ces tours rappellent dans la plupart des localités l'affranchissement des communes, qui les ont élevées en commémoration de la reconnaissance de leur liberté. Le droit de suspendre dans le beffroi la cloche à ban, Banglocke, pour convoquer aux assemblées les bourgeois ou les échevins, est une des prérogatives obtenues avec l'émancipation. De là vient l'expression de « convoquer le ban et F arrière-ban ». Aux jours d'élection on sonne encore la cloche pour annoncer l'ouverture et la clôture du scrutin.
Non loin de la tour des Bouchers, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, l'attention ,se porte sur une fontaine à bassin rond, avec une colonnette surmontée d'un lion portant les armoiries des comtes de Ribeaupierre ou Rappolstein d'argent à trois écussons de gueules, deux et un. Les quatre faces du piédestal sont ornées de figures symboliques et des divers cimiers des seigneurs, auxquels est accolé le collier de l'ordre de la Toison d'Or. A côté il y a deux statuettes, Adam et Ève, puis le millésime de 1516, avec le nom du fondateur, Guillaume de Ribeaupierre. Une autre fontaine, dans la ville haute, porte la statue de la Viticulture, due au ciseau de Friederich, sculpteur natif de Ribeauvillé, qui a donné à Colmar la statue de Pfeffel.
RETOUR DES VENDANGEUHS.
De l'ancien mur d'enceinte il reste seulement des tronçons ébréchés avec quelques tours à créneaux. Les fossés de défense- sont envahis par des jardins, tandis que les constructions nouvelles empiètent sur l'extérieur, dans le haut, dans le bas, partout. Les tours encore debout marquent les coins des remparts en voie de disparaître, comme témoins ou repères de l'extension de la forteresse au moyen âge. Une de ces tours porte à la pointe du toit un nid de cigognes. Il y a peu de semaines, nous avons vu la mère au long bec donner aux jeunes échassiers une leçon de vol. Maintenant toute la nichée est partie pour des contrées plus chaudes où la gelée n'empêche pas la c.hasse aux grenouilles dans les marécages. De marécage, les cigognes n'en avaient pas non plus aux abords immédiats de Ribeauvillé, mais seulement au loin dans la plaine. Allongée au débouché de la vallée du Strengbach, la ville baigne bien le pied de son front sud dans les eaux du torrent. Toutefois ses dernières maisons, le couvent des sœurs, l'église paroissiale, se tiennent déjà sur les versants du coteau, à la montée des trois châteaux de Saint-Ulrich, de Girsperg et du Hoh-Rappolstein. Les tours des châteaux vues du vignoble, au nord, se détachent sur le ciel bleu, tandis que le vert sombre des forèts environnantes contraste avec les tons plus tendres de la vigne. La vigne revêt seule les deux versants, arrondis et relevés mollement, aux contours adoucis exposés au soleil pendant toute la durée du jour. Une exposition aussi avantageuse, unie aux soins attentifs donnés à la culture, ne peut produire que des vins de premier choix. Ces vignes sont la principale ressource de la population, dont une partie vit, en outre, du travail dans les fabriques assises le long du Strengbach, tanneries et filatures, tissages et impressions. Les impressions sur tissus en rouge turc de la maison Steiner sont aussi renommées que le riesling du Zahnacker. L'histoire de Ribeauvillé, en allemand Rappoltsweiler, a été écrite par Bernard Bernhard, un enfant de la ville, paléographe érudit, collaborateur d'Augustin Thierry et de Berger de Xivrey dans leurs travaux sur l'Histoire de'France. Resté dans le portefeuille de son auteur, cet ouvrage vient d'être publié en 1888 par les soins de la municipalité, sous le titre de Recherches sur V histoire de la ville de Ribeauvillé. En même temps, le Conseil général du Haut-Rhin a subventionné la publication d'un cartulaire très complet du comté de Ribeaupierre Urkundenbuch der Grafschaft Rappolstein, tiré des archives de l'Alsace et des pays voisins par M. Albrecht, professeur au lycée de Colmar.
L'église d'un ancien couvent des Augustins, actuellement propriété de la congrégation des sœurs de la Providence, renfermait autrefois un beau monument, élevé à la mémoire du comte Henri II. Aujourd'hui que Ribeauvillé est devenu chef-lieu d'un cercle et résidence d'un Kreisdirektor allemand, avec le siège des différents
services administratifs ressortissant à cette institution, nous n'y trouvons plus grand'chose de ses anciens maîtres. Un petit musée formé dans une salle de l'hôtel de ville, celui-ci construit en 1773, renferme diverses armes et armures
LES TROIS CIIATEAUX DE RIBEAUVILLÉ ET LA VALLÉE DU STRENGBACH.
trouvées dans la localité, quelques bannières et une série d'objets en vermeil, provenant de dons faits, à diverses époques, par les seigneurs de Rappolstein. Parmi ces objets, signalons six coupes à pied, en forme de calices ou de vases
d'honneur, dont plusieurs sont remarquables comme œuvres d'art. Toutes les coupes ont des couvercles historiés, surmontés de sujets allégoriques d'un travail délicat, avec une inscription allemande, mentionnant le donateur et la date de la donation. Elles sont du xvne siècle et ont servi pour offrir le vin d'honneur aux fêtes de la municipalité. La plus ancienne porte ces mots Eberhard, Herr zu Rappolslein, Hohenach und Geroldseck czm lYassichen, verehrt diss zu ewiger Gedâchtnus u f die Rathstuben zu Rappoltsweiler, 1628. En français « Eberhard, sire de Ribeaupierre, Hohenach et Geroldseck, dans les Vosges, a donné en éternel souvenir ce cadeau à la Chambre du conseil de Ribeauvillé, 1628. »
Puisque ces précieuses coupes servaient à offrir le vin d'honneur aux solennités officielles, il nous faut bien mentionner les bons crus de la banlieue. Gérard, dans l'Ancienne Alsace à table, cite notamment parmi les vins de Ribeauvillé « Ses rieslings vigoureux, meilleurs que ceux du Palatinat, ses tokays ardents, son zahnacker, pour lesquels les gourmets s'inscrivent à l'avance ». Depuis quelques années, notre ami, M. Hommell, ajoute à la liste que voici d'agréables mousseux connus sous le nom de tisane d'Alsace, vendus en concurrence avec les bonnes marques de champagne, sans prétendre les supplanter. Viennent ensuite, dans le vignoble environnant, le muhlfurst de Hunawihr, les généreux vins rouges de Roderen, le kanzelberg de Bergheim, le sporen, le lüppelsperger, le schœnberger, le vin gris et le gentil de Richewihr, qui embaume tout un appartement, tant son bouquet est subtil. Tout le monde connaît également le brand de Turckheim, honoré du premier prix au concours viticole de l'Alsace-Lorraine, le kitterlé de Gebwiller, récolté à côté de l'olber, antidote de la gravelle, et du sering des chanoines de Murbach. Moelleux à la bouche, les vins blancs des localités réputées se boivent comme du lait, non sans exciter le cerveau des amateurs trop enclins à en absorber. C'est ainsi que le kitterlé a mérité le surnom redoutable de « brisemollets », lhadenbrceher, également digne de s'appliquer au rangen de Thann. Tels sont les effets du rangen, que le peuple lui a emprunté une formule de malédiction « Que le rangen te heurte! » comme les Provençaux disent « Que le maulubec te trousse » équivalent de la pensée traduite en bon français par l'expression « Que le diable t'emporte! » déjà populaire en Allemagne dès le xvie siècle, au témoignage du cosmographe Sébastien Munster.
Non, nous n'en finirions point si nous voulions recueillir dans la littérature populaire et la poésie bachique.les métaphores reconnaissantes ou louangeuses décernées au bon vin par nos vignerons et nos buveurs émerites. Tour à tour les connaisseurs l'appellent dans leur langue imagée Landskraft, « vigueur du pays », Turkenblut, « sang des Turcs », Oktolïer°thee, « tisane d'octobre », autant d'épi-
thètes qui valent bien l'expression de purée septembrale, imaginée par Rabelais. Doués d'un tempérament plus sec, plus chaud, plus vigoureux que les crus du Rheingau et de Baden, les vins d'Alsace ont joui de tout temps d'une bonne répu- tation. Le médecin naturaliste Élisée Rœsslin vantait déjà, il y a trois siècles, « leur
force et leur fougue, si estimée », tandis que Duval, un ancien géographe français, trouvait ces mêmes vins fort agréables à boire, et « en quantité telle qu'on en transportait en Souabe, en Suisse et en Bavière, en Lorraine, en Flandre et même en Angleterre ». A quoi l'intendarit de Lagrange ajoute en « On envoie une quantité considérable de vin de la Haute-Alsace en Hollande, d'où il se transporte en Suède et en Danemark, et se débite pour vin du Rhin. On a remarqué qu'au lieu de s'affaiblir en demeurant longtemps sur l'eau, il augmente en bonté. » A côté des produits du rayon de
COUPE DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE A RIBEAUVILLÉ.
Ribeauvillé et du Haut-Rhin déjà cités, l'Alsace inférieure présente les vins rouges d'Ottrott, de Morsbronn et de Dambach, le finkenwein des chartreux de Molsheim, le klewner de Heiligenstein. Un jurisconsulte, professeur de droit romain à l'ancienne académie de Strasbourg, Arnold, appréciait dans son Pflingstmontag, écrit en dialecte strasbourgeois, les qualites des uns et des autres en termes également reconnaissants
(« Et que nos vins sont excellents! comme ils chauffent nos têtes Le vin au goût de sorbe, le sang des Turcs (turckheim rouge), le beblenheim, le ribeauvillé, le vin de paille, le klewner, le finkenwein, brillent comme l'or dans nos gobelets; le kitterlé et le rangen sont les plus redoutables brise-mollets. »)
LA CANARDIÈRE DE GUÉMAR ET LES OISEAUX D'ALSACE.
La canardière de Guémar se trouve au milieu des champs, à un quart d'heure du bourg de ce nom, et à 8 kilomètres de Ribeauvillé, près de la forêt du Niederwald. Figurez-vous une pièce d'eau carrée, d'un hectare de superficie, et entourée de palissades en roseaux, à l'intérieur d'un bosquet, disposé en carré long, deux ou trois fois aussi grand que l'étang. Aux quatre coins de cet étang, qui correspondent aux quatre directions principales du vent, autant de chenaux ou de fossés. Ces fossés, en s'éloignant de la pièce d'eau, se rétrécissent ou se recourbent en figurant des cornes dans la prairie. Ils sont, comme l'étang, entourées d'une palissade à hauteur d'homme, en roseaux, également fermée et continue su.r les côtés de l'étang. Par contre, tout le long des fossés, les palissades présentent une série de coulisses, toutes parallèles. Les fossés mêmes sont occupés par des filets pareils à des verveux gigantesques, tendus en arcades au-dessus de l'eau, se prolongeant à quelques pas de l'extrémité du chenal, qu'ils recouvrent entièrement. Les coulisses, en paillassons de roseaux, sont disposées de manière que le chasseur placé entre deux de ces coulisses puisse voir jusqu'au fond du filet tendu sur le fossé, et être vu de là, en restant caché ou invisible du côté de l'étang et dans la partie du chenal entre l'étang et la coulisse, où il se tient. Une rangée d'arbres fait avec la palissade le tour de l'étang, tandis qu'une autre rangée de charmes et de grands chênes s'élève à quelque distance, formant bosquet. A l'abri de ce bosquet et des palissades, sur la pièce d'eau, nagent, dorment, plongent, sifflent ou jabotent, suivant les circonsta.nces atmosphériques, quelques centaines ou quelques milliers de canards, dans
Un ivas sin nit d'Wyn so guet
Sinn dies Kopfinfyrer!
Eschcressler, Dirkenbluet
Bebler un Rapchwyrer
St1'ohwyn, Rlewner, Finkemvyn,
Gold Duen wie im Bêcher;
Kydderle unn Rangwyn
D'aergste Wadebrecher.
LXIX
une parfaite sécurité en apparence. En approchant sans bruit, tout doucement, dans la direction opposée au vent, vous pouvez jeter un regard à travers un petit trou pratiqué entre les roseaux de la palissade.
L'étang enclos devant nous a une superficie d'un hectare, contre trois hectares occupés par la canardière avec toutes ses dépendances. La profondeur de l'eau atteint un demi-mètre, sur un fond d'argile. Elle provient de sources situées dans
CHATEAU DE BUSSIEUliS A SCHOPPENWIHR.
le Niederwald, non loin du rendez-vous de chasse du château de Bussières à Schoppenwihr, puis elle s'écoule dans la Fecht à la sortie de l'étang, une belle eau transparente et limpide comme pas une autre, où les volatiles se mirent leur aise, tout en y pêchant les petites bêtes dont ils se régalent. Rarement cette nappe d'eau gèle, car si elle se couvrait de glace, les canards ne s'y rendraient pas. Pour le moment les grands arbres, chênes, aunes et saules, formant bosquet autour de l'étang, ploient sous leur énorme poids de givre appendu à toutes les branches. Toute la campagne, les prairies d'alentour sont blanches aussi. Au lieu de ver dure; chaque brindille de gazon, chaque herbe, chaque rameau, semble former un tissu de neige ou de cristal dépoli. Vous diriez, en considérant ces formations de vapeur
gelée, un grand amas de dentelle fine. C'est un singulier aspect que celui de l'enclos de cette canardière sous le givre, étrange au milieu de l'atmosphère brumeuse qui voile et enveloppe toute la scène, sans laisser passer un rayon de soleil, sans aucun bruit dans l'air, quand les canards ne jabotent pas.
Si les canards ont le droit de jaboter et de babiller à leur aise, ni vous ni moi ne pouvons en faire autant, si nous sommes venus, dans cette matinée de février, pour voir la chasse. Parlons bas; chut! le chasseur canardier nous recommande le silence absolu. Prudemment, silencieusement, nous marchons sur le gazon, vers les palissades de roseaux. Avec son chien, un petit griffon muet, le canardier prend les devants. Voilà qu'il lance au chien une bouchée de lard appétissant, dans une des coulisses de la palissade ouverte sur la pièce d'eau. Pendant que le chien ramasse le lard, l'homme se dérobe vite derrière la palissade voisine. Le chien se montre sur le bord de l'étang, en vue des canards; mais sans aucun cri. Puis il court devant l'ouverture des coulisses suivantes où successivement le canardier jette d'autres morceaux. Quand le petit griffon rentre dans la dernière coulisse, déjà bien avant sous les arcades du filet, le chasseur s'élance brusquement vers le chenal, où une compagnie de canards trop curieux a suivi le chien. Les canards de l'étang ne voient pas l'homme; ceux du chenal l'aperçoivent. A cette apparition, ceux-ci s'élèvent d'une volée. Vous entendez des battements d'ailes contre les mailles du filet. Fuyant devant le canardier qui les poursuit de coulisse en coulisse, les volatiles en émoi s'engouffrent au fond de la nasse. Tous sont pris, sans chance d'en échapper. En un instant nous détachons l'extrémité mobile du verveux, qui repose à terre. Tordre le cou des prisonniers, un à un, en les retirant, est l'affaire de quelques minutes. Vingt, trente victimes se débattent sur le givre du gazon, sans pousser un cri, sans avoir pu donner l'éveil aux camarades, qui nagent sur l'étangen attendant leur tour de carnage. A quelques pas de distance, plusieurs milliers de canards continuent leurs évolutions, sans se douter que nombre des leurs viennent d'être massacrés. Certains coups de filet, à Guémar, ont donné de cent à cent cinquante pièces de bons rôtis. Année moyenne, on prend ainsi de deux à trois mille canards en tout sur cette pièce d'eau
Pendant que le canardier se prépare à recommencer le même tour un quart d'heure après, les propriétaires de la canardière complètent nos renseignements sur les mœurs et coutumes de leur gibier aquatique. Maintes fois, à les en croire, jusqu'à cinq mille canards occupent l'étang, qui est alors littéralemenf couvert de ces palmipèdes. Tout à l'heure j'ai entendu dire qu'à l'apparition du chasseur sous les arcades du grand filet, tous les canards qui ont suivi son chien sur le chenal hors de l'étang sont pris. L'assertion en question a besoin d'être expliquée en ce-
sens que les canards sauvages se font seuls tordre le cou, tandis que les canards domestiques, complices de la chasse, échappent au massacre. En effet, le canardier entretient sur l'étang une compagnie de canards domestiques dressés, comme le
PIIISE DES CANARDS AU FILET.
petit chien, à entraîner dans la nasse les canards sauvages. Véritables agents provocateurs, ces canards apprivoisés se distinguent par une tête plus grosse, quoique portant le même plumage que leurs cousins de l'autre espèce. Dressés à venir
manger quelques poignées de graines au fond du fossé, où la direction du vent régnant confine la chasse, les traîtres se dirigent de ce côté, sur un coup de sifflet de leur maître. Au coup de sifflet, seul bruit permis pendant l'opération, les canards domestiques se dirigent aussitôt dans la direction du chenal où le canardier les attend. Chemin faisant, ils caquettent, comme pour persuader à ceux qu'ils rencontrent qu'ils vont faire un copieux régal, entraînant ainsi les plus gourmands et les moins expérimentés. Quand les uns et les autres sont engagés dans le fossé sous le grand filet, au moment où le chasseur se montre pour chasser les canards sauvages au fond de la nasse, les canards domestiques, instruits de cette manœuvre, s'arrêtent et mangent sans remords le grain jeté au débouché du chenal, sauvant leur tête, tout en faisant un festin pour prix de leur trahison.
Suivant Krœ-ner, nous connaissons 241 espèces d'oiseaux, bien distinctes, prises en Alsace. Parmi ces espèces, 60 sont sédentaires dans le pays pendant toute l'année; 75 y demeurent en été et émigrent en automne; 16 y viennent demeurer pendant l'hiver; 14 sont de passage régulier, 25 sont de passage accidentel; 20 espèces se sont montrées accidentellement en été et 31 espèces accidentellement en hiver. En somme, les espèces qui nichent en Alsace sont au nombre de 135, dont 75 émigrent à partir du milieu de juillet jusqu'à la fin d'octobre, pour revenir en mars ou en avril repeupler nos forêts et nos campagnes. A part l'Anrzs boschas et l'A querquedula, toutes les espèces de canards sont seulement de passage. Il en est de même pour les oies, les cygnes, les stercoraires, les mouettes, les hirondelles de mer, les cormorans, les guillemots, les plongeons, les œdicnèmes, les sanderlings, les huîtriers, les pluviers, les vanneaux, les grues, les cigognes, les courlis, les ibis, les avocettes, les harles, pour certaines espèces de bécasses, de poules d'eau, de chevaliers, de flamants et de hérons.
LXX
DUSENBAGH, RAPPOLSTEIN, TÆNNCIHEL.
Derrière Ribeauvillé, sous les escarpements couronnés par les trois châteaux en ruines, une bonne route conduit à Sainte-Marie-aux-Mines, par la gorge du Strengbach. Une ramification de la vallée du Strengbach s'élève aussi au village d'Aubure, sur la droite du torrent, dont les flots rapides et précipités mettent en mouvement plusieurs scieries établies le long de la route, dans des sites charmants de fraîcheur et de verdure. Un autre vallon, très étroit, ouvert sur le ver-
sant gauche et contournant le massif des trois châteaux porte le nom de Dusenbach et renferme les ruines d'une église de Notre-Dame. Longue de 18 kilomètres, la route de Ribeauvillé à Sainte-Marie-aux-Mines atteint son point culminant au col, situé à 740 mètres d'altitude, l'altitude de ses extrémités étant de 375 mètres au bas de Sainte-Marie-aux-Mines, de 260 mètres à la sortie de Ribeauvillé. Aubure, en allemand Altweier, se trouve à mètres d'altitude, sur le point où s'élève l'église, au milieu de pâturages alpestres. Plus haut encore, la cime du Brézouard, point culminant des montagnes, entre les deux vallées de La Poutroye et de Sainte-Marie-aux-Mines, atteint 1 226 mètres, au-dessus de vastes forêts. Le village d'Aubure occupe un plateau accidenté comme celui de La Baroche, audessus des Trois-Épis, avec une quantité de fermes disséminées, dépendantes de la commune. La vallée du Strengbach elle-même est trop resserrée, trop boisée pour offrir assez de place à des agglomérations agricoles autres que de petits groupes de fermes, dans les bas-fonds au bord du torrent ou dans les clairières sur les pentes boisées.
A la station du chemin de fer, les trois châteaux de Saint-Ulrich, de HohRappolstein et de Girsperg, qui marquent la position de Ribeauvillé, semblent être à un jet de pierre au-dessus des maisons de la ville. Une demi-heure n'est pas de trop c.ependant pour gagner depuis la ville, en marchant bien, les tours de SaintUlrich, qui sont les plus rapprochées. Le château de Saint-Ulrich et le château de Girsperg s'élèvent tous les deux sur des pitons escarpés, à 300 mètres d'élévation verticale. Ces pitons sont formés de gneiss et de granite, avec les escarpements à nu. Une gorge profonde sépare les deux pitons, pareille à un abîme. A leur pied, les coteaux du vignoble s'arrêtent avec des contours plus doux, en constraste avec la raideur des parois à pic. Dans le fond de la gorge, la forêt couvre les rochers de ses ombrages, s'étendant sans discontinuité apparente par-dessus la cime plus reculée du Hoh-Rappolstein. Site très pittoresque, riche en perspectives superbes et en gracieux motifs, avec des échappées splendides sur la ville, la vallée et les montagnes. Depuis les fabriques, dont la façade se dissimule derrière des avenues de peupliers, et dont le bourdonnement laborieux se mêle au murmure de l'eau, jusqu'aux constructions féodales, dont les vieilles murailles et les tours hardies se détachent sur le ciel, au haut des précipices, c'est une succession de points de vue variés dans leurs détails, tout en conservant dans leur ensemble une saisissante unité.
Pour monter aux châteaux de Ribeauvillé, choisissez de préférence une matinée de printemps, quand les fleurs de mai commencent à s'épanouir sous le feuillage des châtaigniers et des taillis de chênes. Levez-vous avec le soleil, alors que la
rosée perle encore au bout de chaque brin d'herbe, dans la fraîcheur vivifiante, à laquelle se mêlent déjà de tièdes effluves. Vous suivrez le Hagelpfad, à la sortie de la ville, longeant d'abord les anciens remparts, les restes imposants des murs de la résidence urbaine des comtes de Rappolstein, transformés maintenant en un pensionnat de demoiselles. A droite, à gauche, le sentier est bordé de vignes et de jardins en surélévation, soutenus, la plupart, par de petits murs en pierres sèches. Cà et là les pampres verts des vignes et les branches perdues d'arbustes à fleurs retombent en guirlandes odorantes sur le chemin rocailleux. Tous ces frais jardins, ces vignes en terrasses sont bien entretenus, bien cultivés et en plein rapport, sans cesser pour cela de contribuer au plaisir des yeux. En s'élevant peu à peu, le sentier devient plus raide, raviné par les eaux torrentielles, après les fortes pluies d'orage. Des pierres roulées ou des pointes de rochers se montrent à chaque pas et ralentissent l'ascension. Un moment de patience, puis tout à coup, à travers un petit bois, en écartant les broussailles et les jeunes pousses, vous pouvez apercevoir nettement le profil des châteaux et les détails des constructions. Le coup d'œil est surtout très beau depuis une brèche ouverte dans une arête de rochers pour livrer passage au chemin aux deux tiers de la montée. Vous embrassez d'un regard la masse imposante du Saint-Ulrich, avec la dernière tour restée debout du Girsperg. Encore quelques pas et voici la première enceinte du château principal. Cette première muraille du château de Saint-Ulrich paraît avoir formé l'enclos des jardins. Beaucoup plus basse que les murs de défense supérieurs, elle semble conserver des traces d'anciennes treilles aux bonnes expositions. Du château de Girsperg, sur la gauche, il reste à peine une tour carrée, perchée sur un rocher d'apparence inaccessible et plus semblable à l'aire de quelque oiseau de proie qu'à une demeure seigneuriale. La tour est bâtie en simples moellons, plus gros à la base que dans le haut, sans pierres de taille. Une embrasure de canon, visible vers s la base, indique l'appropriation du château pour l'emploi de l'artillerie. Mentionné pour la première fois en 1288, à propos d'un coup de foudre qui incendia sa toiture, le 40 juillet de cette année, il a été estimé au prix de 150 marcs d'argent, avec ses dépendances, dans un échange fait en 1316, contre un domaine sis au pied du Stauffen, dans la vallée de Munster. A la suite de cet échange il prit, au lieu de son nom primitif de Stein, ou la Roche, le nom actuel de Girsperg ou Guirsberg, emprunté aux nobles qui le détinrent à titre de vassaux des comtes de Rappolstein. Ceux-ci avaient leur résidence habituelle au château de Saint-Ulrich, plus vaste et plus somptueux, appelé Nieder-Rappolstein dans les plus anciennes chartes. Sa construction, comme celle du Girsperg, paraît dater du xme siècle. Le Girsperg et le Saint-Ulrich dépendaient d'ailleurs du château supérieur de Hoh-
Rappolstein, construit plus haut, longtemps auparavant, probablement dès le ixe siècle par les comtes d'Egisheim, premiers propriétaires de la seigneurie. On trouve mentionné le Hoh-Rappolstein dès l'année 1081, et au xme s'ècle il était déjà désigné comme vieux château, alten Kastel. Sa grandeur, ses larges fossés, ses puissantes murailles, toutes en pierres de taille de grand appareil et assises sur la roche vive, avec plus d'un mètre d'épaisseur dans certaines parties, indiquent qu'il a eu pour fondateurs les chefs d'une famille très riche, telle qu'était la
CHATEAU DE SAINT-ULRICH.
maison d'Egisheim, descendants des ducs d'Alsace. Abandonné définitivement vers la fin du xvi- siècle, le Hoh-Rappolstein a encore aujourd'hui son donjon intaet, et aucune trace de restauration ancienne n'est visible sur ses murs. Ce donjon est une tour ronde, en pierres de grand appareil, taillées en diamant. La toiture manque mais une partie des créneaux en brique du couronnement existent encore. Une entrée unique y donne accès à mi-hauteur, où l'on montait par un escalier extérieur en bois, ou par une échelle mobile. Des meurtrières ont servi à en défendre l'approche du côté nord-ouest, le seul accessible, dans la direction du Taennichel. Vis-à-vis du donjon s'élève une tour carrée, plus petite et à demi écroulée, percée d'une porte. Les maisons d'habitation, dont l'ancienne distribu-
tion ne peut plus être reconnue, mais qui paraissent avoir été très vastes, se trouvaient devant le donjon. Sous les décombres et les broussailles, les restes des constructions indiquent pour le plan général du château une forme triangulaire. Le château de Saint-Ulrich, où nous revenons, après nous y être arrêtés tout d'abord, est devenu le plus considérable du groupe, à la suite d'agrandissements successifs. Plusieurs titres le désignent comme « la grande forteresse de Rappolstein », le nom de Saint-Ulrich ayant été emprunté depuis au principal patron de sa chapelle. Il .n'a pas cessé d'être entretenu jusqu'au milieu du xvne siècle, pendant la guerre de Trente Ans, bien que les seigneurs eussent depuis longtemps transporté leur résidence à l'intérieur de Ribeauvillé. Plus bas, toujours plus bas v telle paraît avoir été la règle suivie sous l'effet de l'adoucissement des mœurs et pour l'agrément d'une existence plus facile. Grâce aux déblais et aux essais de restauration entrepris par la Société pour la conservation des monuments historiques de l'Alsace, la visite des ruines est facile et le plan d'ensemble du château peut être reconstitué. Cet ensemble a un caractère grandiose. Une distribution somptueuse se manifeste dans l'ordonnance des constructions. A la fois forteresse et palais, le château attire de prime abord l'attention sur sa tour carrée à créneaux, plantée hardiment au sommet de son piton. La salle des fêtes déploie à l'autre extrémité sa façade extérieure, marquée par une rangée de sept fenêtres romanes géminées. Une porte en plein cintre s'ouvre dans la première enceinte, suivie de plusieurs cours successives. Dans la cour basse, sur la droite, les murs en retour indiquent l'emplacement de divers bâtiments, pour le logement des hommes d'armes, le corps de garde des veilleurs, les écuries des chevaux. La seconde cour, dont la clôture est seulement indiquée par des fondations, paraît avoir renfermé les communs buanderie, celliers, cuisines. En arrière, une troisième cour, assez vaste, fermée complètement, avec un grand enclos en trapèze, s'abrite contre la tour principale et une tour moins haute, élevées toutes deux à ses angles. Près de la grande salle des fêtes se trouve la petite chapelle, reconnaissable aux restes de son autel, dédié à saint Ulrich.
Un sentier partant des ruines du château supérieur descend aux ruines de l'église de Dusenbach, où mène aussi une avenue de tilleuls séculaires et de grands peupliers venant depuis la route de la vallée. Dusenbach, dans notre dialecte alsacien, signifie le « ruisseau silencieux, le ruisseau qui se tait », en contraste avec le torrent rapide et bruyant comme l'est le Strengbach. Ce filet d'eau si calme sort de sources cachées discrètement sous quelques rochers, dans la verdure. Plus haut encore que la tour de Hoh-Rappolstein s'élève la crête du Toennichel, avec ses curieux rochers et ses restes de murs païens. Le point culminant de cette
crête atteint 992 mètres d'altitude, d'après les dernières mesures des topographes allemands, au lieu de 1 000 mètres indiqués sur la carte plus ancienne de l'étatmajor. Regardé depuis la route, en avant de Ribeauvillé, où il domine toutes les montagnes voisines, le sommet du Taennichel paraît avoir une forme conique. En réalité, ce sommet apparent, dont l'altitude ne dépasse pas 901 mètres, est seulement la pointe avancée de la crête au-dessus de la plaine. Toute la crête, formée de grès vosgien, représente une sorte de croissant, tournant sa convexité vers le nord, tandis que la partie concave s'ouvre sur la vallée du Strengbach. Une des c.ornes du croissant aboutit ainsi à la tête du Taennichel, d'aspect conique, audessus du château de Hoh-Rappolstein, avec la cote 901 contre 860 mètres, cote du Venuskopf (la Tête-de-Vénus), à l'autre extrémité, vers l'ouest, au-dessus de la route du Strengbach à Sainte-Marie-aux-Mines. Sur les deux versants, les pentes, quoique boisées, sont très rapides. Par places, les escarpements de la crête surplombent, au-dessus des grands sapins séculaires. Tel est l'aspect du Èammelstein, appelé aussi Welschfelsen, sorte de' terrasse suspendue au-dessus de la forêt, sur le rebord de la montagne. Cette terrasse de grès, point culminant de la crête, situé au milieu du croissant, dont les cornes finissent au Venuskopf et à la tête du Toennichel, se dresse à plus de 20 mètres du sol environnant, aplatie dans le haut, avec des précipices en surplomb. De profondes fissures, simulant une allée couverte, déchirent le rocher, en grès vosgien comme toute la crête. Depuis la plate-forme, la vue embrasse la vallée de la Liepvrette et le val de Villé, tout le massif du Champ-du-Feu, le Climont, les deux Donon, parfaitement reconnaissables. Audessus des escarpements, une épaisse forêt recouvre la pente humide et sombre, où le soleil ne pénètre plus, où les branchages et le tronc des vieux sapins prennent cette mousse blanche appelée « barbe de gnomes » par les montagnards. La gelinotte niche dans ces profondes retraites, où les arbres pourrissent sur place quand ils sont renversés par la tourmente.
Un sentier en zigzag, jalonné par le Club Vosgien, descend du Rammelstein sur le chemin du Hury à Sainte-Marie-aux-Mines et sur le chemin de Liepvre, passant, ce dernier, dans le haut du vallon de Thannenkirch. Sur le prolongement de la crête du Taennichel, facile à suivre par d'autres sentiers, des escarpements semblables à ceux du Rammelstein, tantôt dressés tout droits, tantôt avancés en pointe, comme la silhouette d'une enclume gigantesque. Ailleurs encore, d'énormes blocs paraissent superposés, de manière à ressembler à des tables. Puis viennent des rochers disposés en forme d'enceinte, comme certains monuments celtiques, suivis par les entassements de pierres considérés comme les restes d'un mur païen. Pour moi, tous les escarpements et les rochers de la crête du Taennichel sont les
restes de la falaise d'une ancienne mer. D'immenses érosions ont enlevé le grès des Vosges partout où il a disparu, entre les lambeaux encore debout sur certaines cimes.
LXXI
RUINES DE LA FORTERESSE FÉODALE DU HOH-KOENIGSBURG
Désireux de monter au château de Hoh-Kœnigsburg au clair de lune, j'ai choisi le chemin de Saint-Hippolyte, de préférence à celui de Tannenkirch, plus pittoresque certainement, mais plus long. Dans les sentiers de nos montagnes, les clairs de lune sont si beaux en été, l'imagination vagabonde si à l'aise au milieu du calme de la nuit, quand rien ne trouble la pensée et ne vous oblige à hâter le pas! Mais hier soir, comme maintes autres fois dans le cours de ces pérégrinations à travers le pays, j'ai compté sans mon hôte. Arrivé à l'auberge de SaintHippolyte, vers huit heures et demie, par la voiture qui fait le service entre le village et la station du chemin de fer, je me suis vu arrêter par un propriétaire de l'endroit, vigneron et joyeux compère. Saint-Hippolyte n'appartient à aucune de mes circonscriptions électorales; mais du moment que je suis reconnu, je deviens la chose des vignerons propriétaires de Saint-Hippolyte. Résister à ces gen-s ne sert à rien, quand une fois ils ont mis la main sur votre épaule. Vous êtes leur chose. ici comme à Egisheim, comme dans le pays vignoble tout entier. Les plus fins prétextes sont d'inutiles tentatives pour échapper à ceux qui vous retiennent, afin de voir leur cave ils ne lâchent jamais leurs victimes avant de les avoir mises dedans. Pour s'assurer de ma personne, on a mis sous elef mon sac. On me promet de m'accompagner au château, en société, le lendemain au point du jour, au lieu de m'y aventurer seul la nuit. A la place d'une promenade sentimentale au clair de lune, j'enregistre une bruyante dégustation des vins de tous les crus, à titre d'étude comparée entre les produits du vignoble local et ceux des environs. Aussitôt décidée, cette étude commence, car le viticulteur alsacien, jaloux de faire apprécier sa cave, ne laisse pas plus attendre son prisonnier qu'il ne lui permet de partir. Vite sa cuisinière chauffe un civet de lièvre, mariné dans du vin rouge de la maison, pendant que Madame va appeler les voisins. Et la buverie de commencer.
Cette dégustation des produits du vignoble de Saint-Hippolyte, sous prétexte de comparaison avec les récoltes des banlieues voisines, s'est prolongée au delà de minuit. A six heures du matin, au lever, il a fallu boire de nouveau, sous pré-
H AT EAU PE HOH-KCKNIGSP U R G
texte de déjeuner. L'usage l'exige ainsi dans la contrée, sans compter les bouteilles chargées comme provision de route. Mon hôte jovial, ancien camarade de collège, veut à toute force m'accompagner ou me conduire au Hoh-Kœnigsburg, toujours aimable, le cœur sur la main. Son domestique porte derrière nous le sac aux provisions, quoique n'ignorant pas que nous trouverons assez de réconfort à l'hôtel du Château. La journée promet d'être belle d'ailleurs, malgré quelques nuages formés au-dessus de la montagne. Chemin faisant, je vous apprendrai que le village, pardon, la ville de Saint-Hippolyte, s'élève sur les premières pentes des coteaux, au milieu des vignes, assez haut déjà pour dominer la plaine, à deux kilomètres du chemin de fer. Pour monter au château de Hoh-Kœnigsburg, il faut une bonne demi-heure ou une petite heure, suivant la vitesse de vos pas. Au recensement du 1er décembre 1880, la population de Saint-Hippolyte était de individus, au lieu de 2 2il habitants en 1860, logés dans 362 maisons et formant ménages, vignerons pour la plupart, sauf quelques familles de tisserands.
Au vme siècle, la localité était appelée Fulradswiller, la villa de Fulrade, abbé de Saint-Denis. En 1269 la villa où reposa quelque temps le corps de saint Hippolyte devint Sanpült, das Steltel Sant palt, en 1445, dans la chronique de Kœnigshofen puis, Sant-Bildt et Sant-Pildt, pour s'appeler Sainct-Hippolyte château et ville, lors de son inscription comme bailliage de Lorraine, au xviie siècle. En fait de monuments, son église ogivale actuelle remonte au xve siècle; le chœur avec une travée, au xiv° siècle, tandis que le clocher paraît plus récent. Un ancien château, rendez-vous de chasse des ducs de Lorraine et construit par Léopold, a été converti en école, dirigée en 1870 par les frères de Marie. Les armes de la maison de Lorraine sont incrustées et peintes sur une grande pierre carrée du pignon de l'hôtel de ville, avec le nom d'Ulrich von Luttringen dans une inscription datant de 1506. Par le traité de Westphalie, Saint-Hippolyte fut cédé à la France, puis rendu pour quelque temps à la Lorraine par le traité de Paris, en 1718. Une tour et des pans de murs ruinés sont tout ce qui reste des anciennes fortifications de cette place.
Mais quoi, nous causons encore de l'histoire locale, que nous voilà déjà audessus des vignes, au milieu d'un bois de châtaigniers. Suivant mon habitude, nous avons pris par le sentier abrupt, au lieu de monter par le chemin, plus facile. Au point où nous sommes, des ouvriers italiens exploitent une carrière de granité. Ils y ont taillé une douzaine de colonnes, dignes, par leurs dimensions, des vieux temples d'Egypte. Ces colonnes de granite mesurent chacune 1 mètre de diamètre sur 5 mètres 50 de longueur. L'entrepreneur de la carrière nous fait voir aussi une énorme vasque de fontaine, taillée également dans le granite, tout d'une pièce,
destinée à Mulhouse, tandis que les colonnes ont été commandées pour l'église du Sacré-Cœur en construction à Montmartre. Un peu plus haut, le granite cesse pour faire place au grès en couches horizontales. Au contact du granite avec le grès.
INTÉRIEUR DU HOH-KOEVIGSBURG.
passe la route carrossable, qui aboutit à un élégant hôtel, très confortable, venant de La Vancelle et de Liepvre, après avoir contourné la base du Hoh-Kœnigsburg, non sans de nombreux lacets à travers la forêt. Le nouvel hôtel du Hoh-Kœnigs-
burg s'élève à 540 mètres d'altitude, Saint-Hippolyte à 250 mètres, la base du château à 730 mètres. Cette base est une arête de grès vosgien, dont le profil simule un pignon aigu, en face de la plaine d'Alsace, mais plus semblable au faîte d'un toit, du côté de la vallée de Liepvre. Depuis la terrasse de l'hôtel, la vue sur la plaine est déjà splendide. Au haut de la plate-forme du château, le panorama gagne naturellement en étendue.
Deux sentiers conduisent de l'hôtel au château, l'un plus rapide, l'autre plus facile. Tous deux se glissent à travers un taillis de chênes, celui-ci long de 800 mètres, celui-là de 500 seulement. Etes-vous fatigué sans monter au chàteau, en faisant halte au restaurant de l'hôtel, vous pouvez saisir les principaux traits de la perspective depuis la terrasse. Vous voyez le vignoble de Saint-Hippolyte occuper un vaste bassin à fond plat en apparence, vu depuis la hauteur, mais accidenté et assez raide pour le piéton obligé de gravir ses pentes. Une lisière de châtaigneraies enlace le bord supérieur des vignes, suivie de taillis de chênes et de sapinières en haute futaie montant jusqu'aux derniers sommets. C'est un ravissant tableau, où dominent les tons verts de nuance variée. Sur la droite vous avez l'arête du Taennichel, pareille à une muraille allongée; un peu plus bas, la tour du château supérieur de Rappolstein, les montagnes de la vallée de Munster, au delà, avec la tête du Grand-Ballon. Sans la brume qui recouvre la plaine de l'Ill et du Rhin comme d'un voile de gaze, nous verrions plus loin les lignes du Kay serstuhl badois, les massifs de la Forêt-Noire et du Jura, avec les dents aiguës des Alpes, brillant à l'horizon méridional, quand l'atmosphère se dégage vers le soir. Depuis la plate-forme du château, où je viens de m'asseoir, juste au-dessus d'une cheminée, disposée en manière de soupirail, on ne compte pas moins de huit plans de montagnes, correspondant à autant de contreforts de la chaîne vosgienne, jetés en avant de la ligne de faîte, dans la direction du sud. Au bas des pentes qui aboutissent au Hoh-Kœnigsburg, sur le versant méridional, se groupent six ou sept villages viticoles, entre le chemin de fer et le pied de la montagne Bergheim, Orschwiller, Rodern, Rohrschwihr, Saint-Hippolyte, puis, plus haut, Thannenkirch, sur les pentes du Tuennichel. Vue depuis Schlestadt, la montagne du château se dresse au-dessus de ces villages comme le pignon d'un toit, aux versants rapides, sans être sauvages ou vertigineux.
Dans son état actuel, le château de Hoh-Kœnigsburg serait encore rendu habitable sans trop de peine. Aucune de nos forteresses féodales, si nombreuses le long des Vosges, ne présente un aspect plus imposant, et ne se trouve dans un meilleur état de conservation. On monte dans les tours par des escaliers presque intacts, mieux constitués que ceux établis et remplacés au bout de quelques années,
à cause de la mauvaise qualité de la pierre, à la station du chemin de fer à Colmar. Pourtant, le lierre s'attache aux antiques murailles, et, sur les terrasses, des sapins et des bouleaux s'enracinent dans les interstices des pierres. Si les planchers sont effondrés, si tout reste de charpente en bois a disparu, moins sous l'effet du temps que par l'action des paysans d'alentour, qui ont enlevé les poutrages, les murs des grands appartements résistent encore bien. Voici la salle des chevaliers, réservée pour les solennités; voilà la chapelle du château, bien exiguë, qui a encore sa tribune dans le haut. Plus bas, les caves, dont les voûtes tiennent bon; les cuisines, avec leurs éviers. Aux différents étages, des cheminées et des foyers, à côté desquels les maîtres d'autrefois s'asseyaient, pendant la veillée, sur de massifs fauteuils de chêne. De tous côtés, des galeries sombres et des oubliettes noires, obscures à faire peur, sans fenêtres, sans autre ouverture que la porte dans des murs épais. Passer des jours et des jours enfermé dans ces trous n'était pas chose gaie. Rien que d'y penser, cela donne le frisson.
Viollet-le-Duc et, après lui, Gustave Dietsch ont consacré au Hoh-Kœnigsburg des monographies qui nous dispensent de décrire dans tous ses détails cette puissante construction. En y comprenant les ouvrages de défense, ce château, le plus vaste de l'Alsace féodale, mesure 270 mètres de longueur. Cinq portes fortifiées en défendaient l'accès, et les murs principaux avaient plus de dix mètres d'épaisseur à la base. Ces murs suivent les sinuosités de la crête. La forme bizarre du plan d'ensemble s'explique par les accidents du terrain. Sur la pointe de la montagne qui s'avance au-dessus de la plaine, vers le rempant de la crête, se dresse un ouvrage supérieur, muni de tours flanquantes et précédé d'une enceinte inférieure, terminée en étoile, avec des embrasures pour les arquebusiers. A l'extrémité opposée, vers l'ouest, le seul côté par où le château était abordable, une tranchée creusée dans le roc s'ouvre devant les gros ouvrages de contre-approches. Ceux-ci sont formés par deux tours massives, réunies par un mur épais de dix mètres à la base et de huit mètres au couronnement. Outre ces défenses moyennes, une enceinte basse extérieure, que flanquent des tourelles, battait les escarpements, de manière à empêcher l'escalade du château. Les bâtiments d'habitation se trouvent au centre de la place; l'entrée principale de la première enceinte, sur le côté de la face sud.
Un inventaire du mobilier, fait en 1530 et conservé aux archives de Colmar, indique aussi la destination exacte des différentes parties du château. D'après cet inventaire, près de la porte d'entrée de la première enceinte se trouvait tout d'abord la loge du portier, suivie de l'écurie aux ânes, de l'écurie aux chevaux, de la forge, de l'hôtellerie et du corps de garde. Tous ces locaux, dont il ne reste plus de
trace, étaient disposés à l'intérieur des fortifications, mais au dehors du château proprement dit. L'hôtellerie servait à héberger la suite des personnages de condition et les gens appelés par leurs affaires, qui tous recevaient l'hospitalité, comme aujourd'hui aux couvents d'Œlenberg et du mont Odile. Après avoir pénétré du côté du donjon, par la porte des Lions, on arrivait dans la cour intérieure par un vestibule voûté. Vous y remarquez un escalier de pierre en spirale, encore praticable, découvert lors des fouilles faites il y a une quarantaine d'années. Cet escalier conduit à deux tours situées à droite et à gauche, munies également d'escaliers en spirale montant aux étages successifs du corps de logis, au midi et au nord. Sur la façade du bâtiment qui donne sur la cour, une ligne de corbeaux apparaît à hauteur du socle de chacun des premier et deuxième étages, destinés à supporter des galeries en bois qui établissaient une communication extérieure entre les escaliers et les portes des différentes chambres.
Cette manière de bâtir, comme le fait remarquer avec raison Gustave Dietsch dans sa notice sur le Château dzc Hoh-Kœnigsburg, publiée à Sainte-Marie-auxMines en 1882, était généralement pratiquée en Alsace au xvie siècle de nombreux exemples en existent encore dans la plupart des petites villes. Au rez-de-chaussée du corps de logis, sur le côté nord, se trouvait la cuisine, avec le garde-manger et le réfectoire. Au fond de la cour, deux portes donnaient entrée dans la cave, l'une sous le vestibule, l'autre derrière la cuisine. Montons-nous par le grand escalier, nous voyons devant le palier du premier étage, à côté du premier escalier en spirale qui conduit sur la terrasse, la chambre du capitaine d'armes; une autre chambre occupe l'espace entre celle-ci et la chapelle. La chapelle, autrefois voûtée, prenait la hauteur de deux étages. Sous la porte du second étage sont encore visibles les corbeaux en pierre qui soutenaient la tribune, où les habitants de cet étage pouvaient assister aux offices religieux sans descendre dans la chapelle. De la voûte il ne reste plus que des fragments d'arêtes et des colonnettes de support. Point de baie il ogives d'ailleurs comme aux châteaux de Kintzheim, de Saint-Ulrich et d'Ortenberg. Un vestibule donnait accès de la chapelle dans une grande salle également voûtée, qui occupait toute l'aile ouest du premier étage. Au-dessus de cette salle, destinée aux solennités, se trouvait la salle des Arcs, où étaient renfermées les armes. Elle comprenait le deuxième et le troisième étage. Faute de repères suffisants, nous ne pouvons plus déterminer l'emplacement d'une quantité d'autres pièces mentionnées dans l'inventaire.
Le château de Hoh-Kœnigsburg est un beau spécimen des édifices à encorbellement des derniers temps du moyen âge. Dans les constructions antérieures aux croisades, nous ne voyons pas de trace de balcons extérieurs, dont l'usage paraît
avoir été emprunté à l'architecture arabe, pendant les expéditions en Orient. Selon Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d'architecture, tome III, p. 169, on pourrait prendre les salles principales du château de Hoh-Kœnigsburg pour des constructions du xme siècle, tandis qu'elles datent réellement du xv'.
Le chemin de Saint-Hippolyte à Rodern, que nous croisons à la descente du château, traverse sur une longueur de cent pas des grès grossiers, à un niveau plus
VESTIBULE DU HOH-KOENIGSBURG.
bas que les couches de grès vosgien du Hoh-Kœnisburg. De petites couches de schiste noir et des lits d'une véritable houille se trouvent dans ce grès à gros éléments, atteignant un centimètre cube et même plus. D'autres lambeaux de grès houiller se montrent encore au sud de Rodern, vers le château de Reichenstein, au bas du Taennichel, du côté de Thannenkirch, puis à la descente de Liepvre et au Hury au-dessus de Sainte-Croix-aux-Mines, ailleurs encore à la grande verrerie, derrière Ribeauvillé. Depuis bien des années, les mines de Sainte-Croix ne sont plus exploitées.
LXXII
LE VAL DE LIEPVRE. SAINTE-MARIE-AUX-MINES.
Décrivant un grand axe autour du Brézouard, le val de Liepvre débouche en face de la ville de Schlestadt. Sa trace, sur la carte, est marquée par le cours de la Liepvrette ou petite Liepvre, appelée Laimaha ou Lebraha dans les documents anciens, en allemand Leber. La Liepvrette a ses sources au-dessus du Bonhomme et près du col de Saint-Dié. Avant d'entrer dans la plaine, où elle se jette dans l'I11, après un cours de 35 kilomètres, elle reçoit les eaux du Giesen, qui a lui-même 18 kilomètres de parcours à travers la vallée. Scherwiller et Châtenois occupent l'entrée de la vallée, dominés par les ruines du château de Hoh-Kœnigsburg, de Ramstein et d'Ortenberg. Ces deux localités, essentiellement viticoles, appartiennent encore au canton de Schlestadt, tandis que le val de Ville et le val de Liepvre, en amont de leur confluent, forment chacun un canton à part, avec leurs chefs-lieux à Sainte-Marie-aux-Mines et à Villé. Autant le ruisseau de la Liepvrette a une nature paisible, autant le Giesen manifeste des allures violentes, avec des crues subites suivies de longues sécheresses. Ni dans l'une ni dans l'autre des deux vallées, l'agriculture ne suffit pour l'entretien des habitants. Dans les deux cantons la population diminue, malgré le développement de l'industrie.
Sainte-Marie-aux-Mines se relie à Schlestadt par un chemin de fer, embranchement de la grande ligne de Strasbourg à Baie. Une route nationale, venant de Colmar, conduit de Sainte-Marie-aux-Mines à Saint-Dié, éloignés l'un de l'autre de 25 kilomètres. A la frontière de France la route traverse un col élevé à 780 mètres d'altitude. Un autre col, que franchit la route du Bonhomme' par la vallée supérieure de la Liepvrette, atteint 905 mètres au-dessus de la mer, près du Wusteloch, soit 5 mètres de moins que l'altitude attribuée à la côte d'Echery par l'état-major français.
Montés au Brézouard par Échery et le Rauenthal, nous avons mis trois heures à faire l'ascension, depuis le grand hôtel de Sainte-Marie-aux-Mines. Échery, en allemand Eckkirch, occupe les deux rives de la Liepvrette. C'est, comme la Petite-Liepvre, sur la route du Bonhomme, une annexe, une sorte de faubourg ou de prolongement de la ville. Lors de ma première ascension, par une belle journée de juillet, j'ai fait de cinq heures du matin à midi la course de Sainte-Marie-auxMines au sommet de la montagne, puis du sommet au Logelbach, par le vallon de Fréland et Kaysersberg, sans rien prendre, qu'un verre d'eau fraîche et des notes
sur mon carnet, le long du chemin. Un sentier, jalonné par les indicateurs du Club Vosgien, s'élève sur les flancs à nu du Rain-de-l'Horloge, pour se glisser ensuite sous bois jusqu'au pâturage du Haïcot. Raide et fatigant, à lacets très courts jusqu à
CHATEAU D'ORTEXBERG.
l'entrée dans la forêt, ce sentier offre de pittoresques points de vue sur le vallon du Rauenthal et sur la vallée de la Petite-Liepvre, avec des échappées sur la route de Saint-Dié, qui monte en face, vers le col frontière en contournant le Grand-Hénau-
mont. Des trous de mines abandonnés et des haldes de débris extraits des galeries intérieures apparaissent de distance en distance sur les flancs dénudés et escarpés de la montagne, appelée Schulberg par les Allemands. Au bas de la côte, sur le bord
É CHER ET LE BKÉZOUARB.
du ruisseau, se dresse une tour à plusieurs étages, surmontée d'un clocheton, et portant une horloge sur une de ses faces. C'est la tour de l'Horloge, qui a donné à la montagne du versant gauche son nom français. Elle date du temps où les
ENTERREMENT D'UN MINEUlt DU VAL DE LIEPVRE.
mines étaient encore en exploitation, et sert maintenant de logis à une famille de tisserands. Le vallon du Rauenthal, découpé profondément, aboutit au cirque du Kessel, sur les flancs du Brézouard. Sur le versant droit vous voyez la petite église de Saint-Pierre sur l'Hate, puis un peu plus haut, à la lisière des bois, entre la Rochatte et la Hohlthurm, la villa Monplaisir. Monplaisir est un joli chalet, élevé dans la solitude par le ahef d'une des principales familles industrielles de SainteMarie-aux-Mines. Personne au chalet, malgré le beau temps. Portes et volets sont clos. C'est que le maître, M. Charles Blech, se trouve actuellement enfermé dans la forteresse de Magdeburg, sous l'inculpation de haute trahison, pour avoir fait partie de la ligue des Patriotes en France. Sa femme et ses filles l'ont suivi pour partager sa peine et le consoler dans sa prison. Ne pouvant serrer la main à notre ami, ni voir en passant sa digne famille, je relis un recueil de sonnets 4crits dans cette charmante retraite de Monplaisir. Aujourd'hui déserte et abandonnée, cette solitude sereine a inspiré, en un temps meilleur, des résolutions et des pensées fortes, dont l'écho doit résonner dans la citadelle prussienne
La petite église, la chapelle de Saint-Pierre sur l'Hate ou de Surlatte, Zylhart en allemand, restaurée l'an passé, et dernier reste d'un monastère fondé au ixe siècle, a une cloche remarquable par l'extrême pureté de sa sonnerie. Cette cloche a été fondue au commencement du Yvle siècle, et elle doit renfermer une forte porportion d'argent, tirée des mines voisines. Une vingtaine d'anciennes maisons de mineurs sont disséminées à l'entour, et il y en a autant dans le Rauenthal, en arrière d'Échery, qui en compte le double des deux hameaux réunis. Bien que les mines environnantes soient abandonnées depuis plus de cinquante ans, la corporation des mineurs subsiste encore. Quand un membre d.e la corporation meurt, la cloche de l'ancienne église de Sur-l'Hate envoie aux maisons de la montagne ses sons argentins. Les vieux mineurs du val de Liepvre se rassemblent à
0 vous, les militants! vous qui croiriez déchoir
Si vous ne combattiez jusque dans l'agonie;
Cœurs stoïques et droits que ce siècle renie,
Donnez-nous la fierté, la force, le vouloir.
Ames tendres sur qui la haine est sans pouvoir,
Montrez-nous l'existence ainsi qu'une harmonie
Divine où la douleur elle-même est bénie;
Rendez-nous la jeunesse, apprenez-nous l'espoir.
Aimons; dévouons-nous pour les causes sublimes,
Pour les devoirs sacrés.
Aimée BLECH, Réflexions solitaires, 1887.
l'église des mines d'autrefois pour conduire ou porter au cimetière le camarade mort. Pour l'enterrement, tous se revêtent du costume de fête des anciens temps la jaquette noire, aux rubans rouges, aux manches larges; le tablier de cuir; le shako sans visière la lampe éclairant les profondeurs. Pour les officiers ou les dignitaires, il y avait la veste en drap noir, à revers, pareme.nts et collet écarlate, brodés d'or; une culotte courte de drap rouge également; des bas blancs et des
SAINTE-MAME-AUX-MINEB.
souliers à boucles d'argent. Quelques années encore et les derniers survivants de la corporation reposeront tous au cimetière à leur tour, et dé l'exploitation 'des mines, naguère si florissante, il ne restera plus que le souvenir.
Depuis l'abandon des mines, en 1826, il été plusieurs fois question de reprendre l'exploitation, sans que les capitaux nécessaires aient pu être réunis. Au lieu de rechercher l'argent dans les filons de leurs montagnes, les chefs d'industrie de Sainte-Marie-aux-Mines trouvent plus d'avantage dans la fabrication des tissus mélangés de laine, de coton et de soie, dont ils ont fait leur spécialité. Cette industrie occupe de 12 000 à 15000 ouvriers, travaillant la plupart à domicile et disse-
minés dans les localités des environs, au milieu des montagnes et jusqu'en plaine. La préparation des chaînes et l'apprêt des étoffes se font dans les ateliers de la ville; mais les ouvriers tisserands ont leur métier à tisser chez eux. A côté, ils cultivent quelques morceaux de terre, entretenant de plus une vache ou une chèvre. Cette population nous intéresse à bien des titres. Chaque famille a un ou plusieurs
TISSERAND DU VAL DE LIEPVRE.
métiers à tisser, tous à bras, auxquels le père, la mère, les enfants s'asseyent tour à tour. Chacun prend sa part à l'ouvrage commun. Ordinairement ce sont les enfants et la femme qui déviaient les écheveaux de trame teinte, pour adapter le fil à la navette. Avec cela, enfants et parents soignent les cultures du ménage, suivant le temps et les besoins. On fait pâturer la vache ou les chèvres. On va chercher le bois à la forêt voisine. On a, sans rien débourser, des légumes, des pommes de terre, du laitage. Point de main inoccupée en aucune saison. Quelques grandes maisons industrielles ont d'ailleurs établi aussi, à côté des ateliers de teinture est
d'apprêt, des filatures et des tissages mécaniques, avec métiers à plusieurs navettes. Une statistique, dressée après l'annexion de l'Alsace à l'empire allemand, évaluait alors de 25 à 30 millions de francs la vente annuelle des tissus produits à SainteMarie-aux-Mines, valeur bien supérieure au rendement des mines d'argent à l'époque de leur plus grande prospérité.
Sainte-Marie-aux-Mines comptait, au dernier recensement, une population de 11 4(n habitants, avec ses différentes annexes d'Échery, de Petite-Liepvr e, de Ferdrupt, sur un total de 19541 pour tout le canton, en y comprenant les quatre autres communes de Sainte-Croix, de l'Allemand-Rombach, d'Aubure et de Liepvrc. Point de monument remarquable au chef-lieu; mais une petite ville proprette, avec des maisons bourgeoises témoignant d'une aisance acquise par un travail actif. Un encadrement de montagnes élevées et gracieuses compense, par ses beautés naturelles, la rareté des curiosités archéologiques. Si l'été et l'automne rendent le séjour ravissant, les grandes neiges de l'hiver prolongent beaucoup la mauvaise saison. Même pendant l'été, les variations brusques de température donnent de la rudesse au climat.
A Liehvre nous nous retrouvons au pied de la montagne du Hoh-Kœnigsburg, comme à la Vaucene et à Châtenois. Liepvre est un gros village, à la fois agricole et manufacturier. Son origine se rattache à un monastère, fondé vers î70, par Fulrade, abbé de Saint-Denis, né en Alsace d'une famille noble, et qui possédait dans le pays de vastes domaines.
LXXUI
SCHLESTADT.
Quiconque a vu Schlestadt il y a vingt ans, et y revient aujourd'hui, sera frappé du changement de physionomie de cette petite ville. A distance, la silhouette générale est bien restée la même, ou à peu près, depuis comme avant l'annexion allemande. Les clochers de ses deux églises et la tour massive de l'Horloge continuent à en former les traits caractéristiques. Approchez-vous cependant davantage, vous êtes surpris de ne plus revoir les anciens glacis gazonnés des fortifications masquant les maisons jusqu'à la hauteur des toits. Au lieu des vieux remparts démolis depuis 1870, l'année terrible, vous trouvez de belles avenues fraîches et gaies, plantées d'arbres, conduisant de la station du chemin de fer dans l'intérieur de la place, à travers un jardin public bien entretenu. Des villas neuves, entourées de
grillages en fer, longent les avenues ou se dissimulent coquettement derrière un rideau de verdure, comme pour observer tout ce qui se passe alentour sans trop se montrer elles-mêmes.
Au point de vue du pittoresque, Schlestadt a peut-être un peu perdu par suite de la démolition de ses remparts. Par contre, la ville, en se donnant de l'air et de la lumière, gagne en agrément. L'hygiène, l'état sanitaire se ressentent aussi de cette transformation. N'en veuillons donc pas à la municipalité d'avoir fait faire peau neuve à la vieille cité. Assez d'anciens bourgs, étreints et à l'étroit entre leurs vieux murs gris, à peu prè.s croulants, offrent aux amateurs des choses du moyen âge leurs ruelles tortueuses, humides, encombrées, sombres, malpropres. D'ailleurs tous les monuments d'autrefois n'ont pas disparu avec la chute des fortifications. Même des restes du mur d'enceinte sont conservés du côté de l'Ill, au bord de la rivière, avec plusieurs redoutes encore entières le long de la route du Rhin.
En fait de souvenirs et de monuments anciens, la grande tour de l'Horloge attire d'abord les regards. Fort haute, massive et carrée, elle sert encore c'e porte, quoique située à l'intérieur de la ville. Une galerie extérieure tourne autour de son dernier étage, flanqué de quatre échauguettes aux angles et surmonté d'un clocheton. C'est l'ancien beffroi, avec sa cloche d'alarme. Les murs en sont repeints tout frais. Au-dessus de l'entrée, une fresque représentant le Crucifiement du Sauveur, avec la Vierge et saint Jean, plus deux autres personnages, parmi lesquels saint Christophe traversant une rivière. D'autres peintures décorent les murs de la salle voûtée du premier étage. On monte dans la tour par un escalier en spirale ouvrant sur une poterne couverte par une ferrure artistique. Pour les parties inférieures, tout au moins, la construction de ce beffroi remonte au xme ou au XIVe siècle, comme celui de Richewihr. Dans la plupart des rues, une quantité de maisons du xve et du xvil siècle, avec des façades en pierres ou en charpente, d'un élégant travail.
L'église Sainte-Foi date du xie siècle; celle de Saint-George se compose de parties de différents âges, depuis l'époque de la transition romane au xne siècle jusqu'au commencement du xve. Incontestablement l'église Saint-George est un édifice plus remarquable, comme œuvre d'art, que l'église plus ancienne de SainteFoi. Celle-ci ne brille pas par la pureté de son style, et des restaurations de mauvais goût en ont encore gâté l'effet. La bibliothèque municipale, digne d'attention à tous égards, doit son origine à Michel Ochsenstein, curé de Schlestadt en 1462. Fondée à une époque où l'imprimerie commençait à naître, elle est riche en incunables. Les livres de Beatus Rhenanus en constituent le fond le plus précieux, et
l'administration actuelle a le mérite de compléter avec soin sa collection d'alsatiques. Une ville d'Alsace qui se respecte doit nécessairement avoir dans sa bibliothèque publique toutes les publications touchant son pays.
La maison peinte, gemelte Hiiselin, était ainsi appelée des fresques représentant les neuf Muses qui décoraient sa façade, et était bien appropriée à la destination de l'édifice. Un disciple du bienheureux Thomas à Kempis, Drtpgenberg, y a
VUE DE SCHLESTADT.
formé, de 1458 à 1490, un groupe d'élèves devenus fameux. Rappelons seulement Wimpheling, que Schlestadt compte avec orgueil parmi ses enfants; Jean Hugon, également né dans la ville et qui devint chapelain de l'empereur Maximilien; Jost Hahn, de Rouffach, plus connu sous son nom latinisé de Jodocus Gallus, professeur de philosophie à Heidelberg, en même temps que prédicateur et poète; Pierre Schott, de Strasbourg, théologien et jurisconsulte célèbre, auteur de poésies estimées.
Sous les successeurs de Dringenberg, Craton Hofmann et Jérôme Gebwiler, à la fin du xv" siècle et pendant le premier quart du xvn, l'école des humanistes de Schlestadt atteignit son apogée. Beatus Rhenanus, qui brilla à la tête des érudits
de l'Allemagne, et Boniface Amerbach, professeur de jurisprudence, bien connu à Bâle, se signalent parmi les élèves d'élite dans cette seconde période. Au lieu de la brillante école qui a beaucoup contribué à la renaissance des lettres en Allemagne, nous voyons aujourd'hui à Schlestadt un modeste gymnase et un séminaire d'institutrices. L'industrie est représentée maintenant par des fabriques de toiles métalliques pour la papeterie, après s'être signalée, au xme siècle, par l'invention de l'art de vernisser la poterie. Nulle part ailleurs, en Alsace, vous ne trouvez de manufacture pour filer et tisser les métaux. Ici trois établissements importants s'occupent de ce travail. Celui de M. Irénée Lang, mon collègue au Reichstag, est situé sur le canal de Châtenois, entre la ville et la ligne du chemin de fer, près des casernes d'infanterie. Construit à rez-de-chaussée, il a pour fondations les murs d'un bastion des anciens forts élevés par Vauban. Si nous y entrons la nuit, nous le trouvons éclairé à la lumière électrique. Dans l'atelier de tréfilerie; différents métaux sont mis en œuvre pour être étirés ou filés c'est le laiton qui sert le plus pour les toiles employées à la fabrication du papier. Introduit avec une épaisseur de six dixièmes de millimètre, équivalant à une longueur de 300 mètres par kilogramme, ce fil de laiton s'allonge jusqu'à 40 000 mètres au même poids. Comme le fil se durcit, sous l'effet de son étirage à travers une série de filières en diamant, pour lui rendre sa souplesse il faut le recuire au feu. Opération très délicate, la recuite demande beaucoup- de soins. Elle est suivie d'un décapage à l'eau acidulée, après quoi le fil reste propre au tissage. Les métiers à tisser les toiles métalliques présentent à peu près les mêmes dispositions que pour le tissage des matières végétales et de la laine. Seulement leurs organes sont plus puissants. Certains de ces métiers employés dans la maison Martel Catala, comme dans l'établissement Lang, atteignent un poids de dix tonnes et reposent sur d'énormes fondations, afin d'éviter les trépidations. Ils servent à fabriquer des toiles larges de quatre mètres. Avec des machines aussi lourdes, un homme ne peut conduire plus d'un métier à la fois. Malgré des essais répétés, on n'est pas arrivé, ni en Europe ni en Amérique, à résoudre d'une manière satisfaisante le problème du tissage mécanique des toiles en métal pour la papeterie.
Quand le tissu métallique descend du métier à tisser, il passe dans un atelier de couture, où des ouvrières exercées réunissent les deux extrémités au moyen d'un fil en métal également, pour en faire une toile sans fin, à la longueur voulue pour leur emploi sur les machines à papier. Chaque toile subit, après la couture, un calandrage sur l'appareil à égaliser, avant de sortir de la fabrique. Ces diverses manipulations exigent des soins délicats et beaucoup d'attention. La moindre fausse manœuvre entraîne ou produit des défauts qui rendent la pièce impropre
pour la machine à papier. Quant au fil, il est essayé à la traction, comme au pliage, afin de constater s'il a les qualités voulues de ductilité nécessaires pour son emploi spécial. L'application d'une couche de nickel sur le laiton tissé, en pièces
LE 13EFFROI UE SCHLESTADT.
entières plongées dans un bain préparé à cet effet, donne aux toiles en laiton une belle teinte argentée, agréable à l'œil. Cette industrie très florissante a acquis aux toiles métalliques de Schlestadt une réputation européenne. Elle s'est développée
simultanément avec la fabrication du papier à la machine. A l'époque où le papier se fabriquait encore à la main, au moyen de formes en châssis, les tamis par lesquels s'égouttait la pâte étaient déjà confectionnés à Schlestadt. Lorsque les premières machines à papier furent introduites en France et en Allemagne, les papetiers s'adressèrent à leurs anciens tamisiers schlestadtiens pour leur demander les toiles sans. fin en laiton. Les tamisiers de Schlestadt surent bientôt livrer ces toiles avec la dernière perfection. Nous quittons leurs ateliers pour prendre le train de Strasbourg, après une promenade dans la forêt de Niederwald, LXXIV
STRASBOURG A VOL D'OISEAU.
De Schlestadt nous gagnons Strasbourg d'une traite. Point d'arrêt à Benfeld ni à Erstein, malgré beaucoup d'observations intéressantes à recueillir dans ces deux petites villes des bords de l'Ill. Voici déjà la flèche de la cathédrale alsacienne qui fixe nos regards. Nous passons vite sous les bouches des canons d'un fort avancé, dont les murs viennent d'être renforcés par un revêtement supplémentaire de béton. Quelques tours de roue encore, et la locomotive nous introduit à travers un couloir ménagé dans le mur d'enceinte de notre métropole d'Alsace. Un peu plus loin, le même train sortira de la place par un autre couloir. La gare du chemin de fer occupe un vaste espace contre les fortifications du front ouest, où vous voyez les artilleurs faire leurs exercices sur les glacis. Très vaste, parfaitement appropriée à sa clestination spéciale, supérieure sous ce rapport à toutes les constructions de la même espèce dans le pays entier, la nouvelle gare du chemin de fer de Strasbourg, comme le palais impérial bâti en dernier lieu, manque d'élévation, quand on considère sa façade. C'est l'image du régime politique appliqué en Alsace-Lorraine depuis l'annexion de l'empire allemand, comme si les constructeurs avaient eu des doutes sur la solidité des bases de l'édifice.
Avant de voir la ville, nous déposons nos sacs à l'Hôtel de l'Europe, où j'ai un cabinet de travail, mon logis habituel, depuis le temps que mes électeurs m'envoient au Landesausschuss, afin de discuter les projets de loi élaborés par le gouvernement. Que le mot de Landesausschuss ne vous effraye pas l'honorable assemblée qu'il désigne est en vacances, et vous ne courez aucun risque de vous endormir en écoutant un fastidieux débat pour la revision de l'impôt sur les débits de hoissons, ou sur la taxation des valeurs mobilières. Si vous venez de France,
INTÉRIEUR DE LA TAVERNE DU TIEFENKE1-LEK A STRASBOURG.
permettez-moi seulement de vous demander de présenter tout d'abord à la police locale un passeport en règle, avec un visa en due forme, tenant lieu de permis de séjour. Pareille précaution est superflue dans les pays autour des monts Himalaya, où vous avez passé l'hiver dernier, comme chez les Peaux-Rouges du Colorado, où vous ont conduit, lors d'un précédent voyage, vos études d'histoire naturelle. Pour boire un broc de bière à l'Estaminet Piton ou dans la taverne du Tie fenkeller, même pour écouter, au coup de midi, le coq de l'horloge astronomique de la cathédrale, les choses ne sont pas aussi simples.
Le coq de l'horloge astronomique à la cathédrale a été longtemps, et reste
AVANT STRASBOURG..
encore, une des attractions de la bonne ville de Strasbourg. Du moment où vous êtes en règle avec les autorités établies, pour le permis de séjour, je puis vous conduire à l'horloge. Quoi! ma montre marquant seulement onze heures et demie, nous avons le temps, avant le coup de midi, de boire, à la taverne du Tiefenkeller, un broc de bière de Munich. Ce broc du matin s'appelle le frùhschoppen, dans le langage des notabilités de la brasserie. L'usage s'en est répandu en Alsace sous l'influence des fonctionnaires immigrés.
Mais notre tâche à nous, aujourd'hui, nous oblige à nous trouver devant l'horloge astronomique cinq minutes au moins avant midi. Sans cette précaution vous risquez fort de manquer le chant du coq, car la foule des curieux se presse sous le portail de la cathédrale, au point que toutes les places sont prises quand l'heure sonne. On entre par un portail du transept méridional en face du château, où se trouve actuellement la bibliothèque du pays. Quelle cohue et quelle poussée!
Un agent de police, à moustaches blondes, coiffé du casque à pointe prussien, prête la main aux deux suisses à calotte, qui rangent les spectateurs devant l'horloge. S'il y a presse, c'est que la place est limitée par des draperies fermant
HORLOGE ASTRONOMIQUE DE LA CATIIÉDRALE.
l'aile du transept. Jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants, militaires et artisans, cultivateurs venus au marche, villageoises alsaciennes avec leur coiffure caractéristique, paysans badois en gilet rouge, touristes anglais conduits à la file
par leur cicerone, les yeux fixés sur l'inévitable Baedeker, tout ce monde se pousse, s'entasse, se refoule, chuchote et s'exclame, chacun voulant avoir une bonne place à proximité du suisse qui donne l'explication de l'horloge. Vêtus de tuniques longues, avec de grands boutons en métal, le baudrier jaune en sautoir, les suisses sont évidemment les personnages importants de la scène. L'un d'eux place les arrivants, dont le flot grossit sans cesse, au point que nous sommes serrés comme les harengs dans la tonne exposée chez l'épicier du coin de la rue. L'autre, plus solennel, montre les détails de l'horloge, en élevant sa canne à grosse pomme d'argent, avec force commentaires sur les mouvements du mécanisme exposé à votre admiration. Comme les curieux ébahis restent suspendus à ses lèvres, avides de tout entendre, appliqués à ne pas manquer le moindre mot! Voici des siècles qu'une foule compacte se réunit chaque jour ici à pareille heure. Un étranger ne s'arrête pas à Strasbourg sans venir contempler, au moins une fois, au coup de midi, l'horloge merveilleuse dont tout le monde parle.
Midi va sonner justement, au point marqué sur le cadran par l'aiguille. A ce moment tous les regards sont fixés sur les figurines automatiques en action dans les compartiments supérieurs. Dans un de ces compartiments, on voit les quatre âges humains s'avancer successivement pour frapper le deuxième coup des quarts, le-premier étant sonné par un génie armé du sceptre, assis à côté du cadran. Ouvrant la marche des âges, un enfant annonce le premier quart du thyrse qu'il tient dans la main; il est suivi d'un adolescent, sous les traits d'un chasseur, qui fait entendre la demie en lançant une flèche; puis apparaît un guerrier, qui laisse tomber son glaive pour frapper les trois quarts; sur quoi un vieillard marchant avec une béquille indique les quatre quarts par autant de coups secs. La mort,. ensuite, squelette décharné, tenant la faux d'une main, frappe de son os douze coups sur un autre timbre placé auprès d'elle. Tandis que les quatre âges fonctionnent seulement le jour, la mort, infatigable et inexorable, sonne toutes les. heures. Dans le second compartiment, au-dessus du premier, est assis le Christ, avec la bannière de la Rédemption et bénissant le monde, après la procession des douze apôtres, qui passent un à un en s'inclinant devant lui, pendant les douze coups de midi. Pendant ce temps aussi, un coq en métal, perché sur la tourelle à côté, servant aux poids, chante à trois reprises, après avoir allongé le cou, tourné la tête et battu des ailes. Le chant du coq, commémoratif du reniement de saint Pierre, attire le plus l'attention des spectateurs.
N'était le moment de dîner, fixé à midi par la coutume alsacienne, nous monterions immédiatement à la plate-forme de la cathédrale en sortant de l'horloge. L'ascension de la plate-forme permet au voyageur de s'orienter à Strasbourg,
dont le plan et le panorama à vol d'oiseau se déploient à ses pieds. D'une haleine nous courons à l'Hôtel de V Europe prendre notre repas de table d'hôte. Au passage de la place Kléber, un détachement d'infanterie, musique en tète, fait en ce moment la relevée du po-ste de garde. Il y a aussi foule pour ce spectacle, suivi par les petites ouvrières et par les gamins de la ville. Sous le régime allemand, comme
RELEVÉE DU POSTE DE LA PLACE D'ARMES.
du temps français, la place d'armes a été maintenue à la place Kléber. C'est la plus vaste de tout Strasbourg. Autour du monument du général Kléber, un enfant de la cité, on a établi maintenant un joli square, avec des ombrages verts, des bancs et des fleurs. La statue est en bronze, modelée par le sculpteur strasbourgeois Grass, avec une attitude martiale. Sous le monument est un caveau qui renferme les restes du héros. Sur une des faces de la place s'élève l'Aubette, local du Conservatoire de musique. Autrefois le musée de peinture et de sculpture, incendié lors du bombardement, dans la nuit du 24 août 1870, se trouvait sur le même empla57
cement. Tout près de là, la petite place de l'Hom me-de-Fer fait communiquer la place Kléber avec le vieux marché au vin et la rue de la Mésange, où sont les plus
le palais impérial, vis-à-vis du palais de l'Université, derrière le théâtre, entre les quais de l'Ill et la promenade du Contades, ces abords sont choisis maintenant pour les constructions riches. Quoi qu'il en soit, la place du Broglie continue à faire bonne figure et il faudra bien du temps aux quartiers nouveaux pour la
STATUE DE KLÉBER.
beaux magasins de la ville. Cette rue conduit droit à la promenade du Broglie, rendez-vous du monde élégant sous ses allées de tilleuls. Autrefois la noblesse alsacienne y célébrait des tournois, remplacés plus tard par un marché aux chevaux, puis par'la foire aux pains d'épice, tenue à la veille de Noël.
Avant l'annexion allemande, la promenade du Broglie, avec ses alentours, était le quartier aristocratique, formé presque entièrement de constructions modernes, avec des façades fraîches, au lieu des maisons à pignons pointus, surchargés de hautescheminées. Depuis la démolition des anciens remparts par suite de l'agrandissement de la place, la superficie de Strasbourg a triplé à peu près. Des quartiers nouveaux s'élèvent de différents côtés, sur les terrains devenus disponibles, avec des édifices plus somptueux. Les abords du Kaiser-
platz, où vient d'être construit
supplanter. Sur le côté sud-est de la promenade, l'hôtel du Crédit foncier, l'Hôtel de Ville et la résidence du Statthalter présentent au regard des façades imposantes.
PLACE KLÉBER A STRASBOURG.
L'hôtel du Crédit foncier, richement ornementé, en style de la Renaissance, a été bâti depuis le bombardement. Plus ancien, l'Hôtel de Ville actuel, avec ses clefs d'attache ornées, ses croisées à mascarons, ses nombreux balcons à grilles rococo, atteste l'architecture du xvun siècle; sa construction remonte à l'anné 1736,
exécutée sur les plans de l'architecte français Massol. A la même époque et dans le même style ont été construits les bâtiments de la résidence tlu Statthalter, occupée déjà par les intendants de la province avant et ancien hôtel de la préfec-
VIEILLES MAISONS DE STRASBOURG.
ture sous le régime français, entourés de jardins avec une grande grille en fer, à l'angle, où nous voyons la statue de Lezay-Marnésia, préfet du Bas-Rhin et administrateur distingué. Sur l'emplacement de cet édifice se trouvait autrefois le cimetière des juifs, brûlés vifs, au nombre d'un millier, en 1349, à la suite d'un
S T 11 A S B 0 U H G VU DU HAUT DE SAINT-THOMAS.
mouvement populaire. Le théâtre, construit de 1805 à 1821, tourne du côté de la place son péristyle formé de six colonnes d'ordre ionique, répondant à autant de pilastres séparés l'un de l'autre par des portes cintrées et garnies de grilles en fer. Au-dessus de la colonnade, l'entablement était orné, avant le bombardement, de six belles statues exécutées par Ohmacht. La place doit son nom au maréchal de Broglie, gouverneur de la province d'Alsace pendant la première moitié du dernier siècle.
Mais le café est pris, et, pour nous orienter dans nos courses, il nous faut examiner le plan de la ville sur la plate-forme de la cathédrale. Une ascension de trois cent trente marches, ni plus ni moins, dans l'escalier tournant ouvert sur la place du Château, conduit à cet observatoire aérien. Quelle admirable vue, et quel tour d'horizon splendide par un temps clair! A 66 mètres au-dessus du pavé de la place, vous embrassez du même coup d'œil le panorama de toute la plaine d'Alsace, entre la Forêt-Noire et les Vosges, une carte géographique en relief, avec la perspective de Strasbourg à vol d'oiseau.
Vue à vol d'oiseau, la ville apparaît sous les yeux du spectateur comme un amas quasi chaotique de toitures en tuiles, parsemées de cheminées, percées de lucarnes. La plupart de ces toitures sont à pignon élevé, en pointe, à inclinaison rapide, de manière à hâter l'écoulement des eaux pluviales, à diminuer la pression des neiges d'hiver. Par-ci par-là émergent, au-dessus du niveau commun, des tours et des clochers, avec le faîte proéminent des édifices publics. De tous côtés, les rues et les ruelles, grandes ou petites, larges ou étroites, presque toutes sinueuses, s'ouvrent, se creusent et se glissent entre les rangées de maisons, en formant un réseau plus ou moins confus. Dans ces rues, comme sur la place de la cathédrale, à nos pieds, les hommes qui circulent en bas ressemblent à des êtres microscopiques, allant, venant, pareils aux travailleurs affairés d'une laborieuse fourmilière.
Quelles curieuses observations il y aurait à recueillir aussi sur l'existence de tout le monde qui habite ces maisons, depuis l'humble mansarde de la famille pauvre, de l'ouvrière ou de l'étudiant aux ressources modestes, jusqu'aux étages somptueux où demeurent les bourgeois notables, classés dans le monde comme il faut. Ah les cigognes blanches et les colonies d'hirondelles qui nichent, en hôtes de passage, à l'abri des gouttières ou sur les cheminées abandonnées, seraient en état d'en raconter bien long sur ce qu'elles peuvent apprendre de la vie intime de leurs colocataires Discrets comme ces oiseaux, nous ne voulons pas pénétrer dans les intérieurs, à la suite d'un Diable boiteux quelconque, afin de rapporter les .secrets des ménages. Tout au plus signalerai-je aux amateurs de faits divers, curieux
de s'initier aux, mœurs privées contemporaines, l'existence d'un livre de Mme la baronne de sur la Société de Strasbourg., publié à Colmar en l'année 1888. La même discrétion nous est inspirée sur l'état actuel des fortifications de la place de Strasbourg, que je ne puis décrire sans m'exposer à un procès de haute trahison.
Au moment de la
prise de Strasbourg par les Allemands, le 27 septembre le plan de la ville, à l'intérieur des fortifications, avait la figure d'un triangle isocèle, dont la citadelle formait le sommet. Ce même plan, limité par le nouveau mur d'enceinte, construit depuis l'occupation allemande, a pris la forme d'une demi-lune, dont l'arc ou le côté convexe se tourne vers le nord. Les maisons habitées sont encore très clairsemées sur toute la moitié nord-est de cette surface. Entre la citadelle, la porte de Pierre et l'Orangerie, il reste de vastes terrains à bâtir, à l'état de champ de navets ou plantés de pommes de terre. Plus d'une rue
NID DE CIGOGNE.
nouvelle projetée est encore sans constructions et ne figure que sur le papier. Seul le quartier de l'Université, très beau celui-là, sans ressemblance aucune avec les parties anciennes de la ville, se trouve à peu près achevé. Aussi ses magnifiques édifices, en droit alignement, attirent l'attention de prime abord. En face s'élève le palais impérial, achevé l'été dernier, avec vue sur le fronton du palais universitaire, remarquable perspective. Sur les terrains en arrière du palais impérial entre
la porte de Pierre et la porte de Schiltigheim, la caserne d'infanterie, appelée du nom de Manteuffel, développe sa longue façade aux abords du Stein-Ring. Le clocher de Saint-Thomas, les flèches du Temple-Neuf et de l'église Saint-Guillaume, les tours massives des anciennes-fortifications au point de bifurcation de l'Ill sont d'autres repères, qui serviront à nous guider dans le cours de nos promenades à travers le fouillis à peu près inextricable des anciennes rues. Notre guide cependant sera encore un jeune avocat strasbourgeois, M. Adolphe Seyboth, qui prépare depuis des années les matériaux d'une histoire des maisons du vieux Strasbourg, au moyen des documents conservés aux archives municipales et contrôlés pièce à pièce sur les lieux avec une patience de bénédictin.
Le château, où se trouve en ce moment la bibliothèque de l'Université, élève sa façade vis-à-vis du portail méridional de la cathédrale. C'est un édifice du XVIIIe siècle, dans le style de l'Hôtel de Ville, et qui a eu le même architecte. Il a été construit dans l'intervalle des années 1731 à 1741, par ordre du prince ArmandGaston de Rohan, grand aumônier de France, évêque de Strasbourg et cardinal. Un superbe portail, décoré de quatre colonnes en deux couples, avec des groupes de statues au-dessus de l'entablement, donne accès depuis la place dans une cour intérieure, entre deux pavillons. Ornés de pilastres, avec des balcons devant la fenêtre du milieu à l'étage, ces pavillons, bâtis en pierres de taille, présentent sur la façade tournée vers le portail une galerie pourvue d'une balustrade. Comme le terrain descend en pente depuis la place vers l'Ill, côté de la façade principal, les parties du corps de bâtiment au rez-de-chaussée du côté de la cour, se présentant comme premier étage du côté opposé, relèvent ainsi la large et imposante façade au-dessus de la rivière. Cette façade principale ne présente pas moins de dix-sept croisées en longueur. La largeur des croisées du milieu, ouvertes entre qu-atre gigantesques colonnes d'ordre corinthien, forme avant-corps entre la base des colonnes, qui prennent naissance au-dessus du rez-de-chaussée; d'autres balustrades sculptées se disposent en balcons elles portent le fronton derrière lequel s'élève le toit en coupole, surmonté d'un belvédère carré. Une balustrade en pierre règne également, à droite et à gauche du fronton, le long du toit jusqu'aux mansardes des combles de la toiture des pavillons latéraux. Ici encore, de même qu'au premier étage, sortent des balcons en fer ciselé, dont les consoles en pierre sont riches en sculptures. De charmants mascarons ornent aussi les portes et les fenêtres du rezde-chaussée, représentant Junon, Vénus, Jupiter, Neptune, les quatre saisons et d'autres allégories mythologiques. Enfin, à l'ouest, s'adosse à la façade, jusqu'à la hauteur du second étage, une annexe de bâtiment, remarquable par une grande et haute fenêtre à plein cintre, flanquée de chaque côté de deux colonnes engagées,
éntre lesquelles apparaît un quatrième balcon en retraite sur la croisée. Aussi longtemps que le château a servi de résidence aux évêques, cette extrémité du premier étage, couverte d'une terrasse, renfermait une chapelle, à côté de laquelle se trouvait la bibliothèque, tandis qu'une vaste salle à manger occupait l'extrémité opposée. La distribution et l'ordonnance intérieure de t'édifice sont tout à fait somptueuses et répondent bien à la richesse du dehors. L'art du peintre, du sculp-
PLAN DE STRASBOURG EN 1888.
teur, du décorateur, a été prodigué, comme celui de l'architecte, pour faire de la résidence épiscopale des princes de Rohan un véritable palais.
Plus d'une fois, les souverains de la France ont résidé au château de Strasbourg où le magistrat municipal a remplacé les princes-évêques après la révolution de 1789, et où se trouve maintenant la bibliothèque publique, en attendant son affectation au musée des beaux-arts. Marie-Antoinette y demeura en 1770, en se rendant à Versailles pour épouser Louis XVI, saluée par Mgr Louis-René de Rohan, qui dit dans son discours de réception à la princesse « C'est l'âme de Marie-Thérèse qui va s'unir à l'âme des Bourbons; d'une si belle union doivent naître les jours de l'âge d'or ». A la suite des fêtes données en son honneur daw
le même palais, au mois d'octobre Louis XV avait écrit, dans une lettre à la duchesse de Rohan-Ventadour « Jamais je n'ai rien vu de si beau, de si magnifique, ni de si grand que ce que je vois depuis que je suis à Strasbourg, Mais ce oui.
LANSQUENET
DU PIGNON DE L'OEUVRE NOTRE-DAME.
me fait plus de plaisir que tout, c'est l'affection que les peuples et les grands me témoignent; ils sont aussi bons Français que mes plus anciennes provinces. » L'empereur Guillaume ¡er d'Allemagne a tenu des propos semblables, après sa réception à Strasbourg au mois de septembre 1886, sous un régime bien différent. Dans l'intervalle, entre temps, la municipalité a, tour à tour, offert le château, acheté par
elle dans une enchère de propriétés nationales en 1791, à Napoléon Ier, aux Bourbons et à Napoléon III. Rappelons seulement, à titre de curiosité historique, ce passage d'une proclamation du grand Napoléon adressée du château de Strasbourg à l'armée bavaroise du général de Wrede « Je connais votre bravoure, je me flatte qu'après la première bataille je saurai dire à votre prince et à mon peuple que vous êtes dignes de combattre avec la GrandeArmée M.
Ironie du sort qui déjoue toutes les prévisions, vicissitudes étranges de la fortune bien faites pour nous pénétrer de l'instabilité des choses, le lansquenet perché au sommet du pignon de l'Œuvre Notre-Dame, témoin de ces événements historiques en contradiction les uns avec les autres, a été témoin de bien d'autres changements sur la place de la cathé drale. Une petite rue étroite sépare les bâtiments de l'Œuvre Notre-Dame du Château. Mais qu'est-ce que l'Œuvre Notre-Dame, Vnser lieben Frauen Werch? Simplement l'administration des biens de la cathédrale, dont le revenu atteint environ 80 000 francs par année.
Ce revenu sert à l'entretien du monument, sous le contrôle de la municipalité. Depuis plusieurs siècles les bureaux de l'Œuvre, tant de l'architecte que du gérant, sont installés dans la maison gothique au coin de la rue, construite en Le
second bâtiment, en communication avec le premier au moyen d'une cour, avec son pignon historié et sa façade en style de la renaissance, date de 1581. HansThomann Ulherger, architecte de l'Œuvre, en a été le constructeur, tandis que Vendelin Dieterlin en a peint la façade. On y voit un escalier en spirale, chefd'œuvre de sculpture et de coupe de pierre, terminé par une terrasse avec galerie
LOCAL DE L'OEUVRE NOTRE-DAME.
gothique. L'escalier et la porte d'entrée, à cintre en biais, datent de la même époque que le bâtiment de droite. En entrant dans la petite eour de ce bâtiment, avec ses consoles sculptées, supportant le balcon qui règne autour, vous pouvez vous croire transporté de quelques siècles en arrière. Avec un peu d'imagination, vous croyez voir encore dans les grandes salles du premier étage, dont l'une est restaurée dans le style primitif, avec ses belles boiseries, vous croyez entendre festoyer les graves sénateurs de la cité, vidant leurs gobelets d'argent, où perlait
le vin des meilleurs crus d'Alsace. Dans les salles du haut, où est l'office de l'architecte, la collection des anciens plans de la cathédrale et des dessins des premiers constructeurs, tracés sur vélin, est exposée à l'abri sous des glaces. En bas, une salle voûtée et peinte à fresque, en communication avec la cour, renferme un musée de sculpture et d'architecture, d'un vif intérêt. Outre les restes de l'ancienne horloge astronomique, y compris le coq en cuivre, les amis de l'art peuvent examiner à loisir une quantité de pièces provenant de la cathédrale, ainsi
ANCIEN COQ DE L'HORLOGE.
que des moulages de statues, d'ornements, dé bas-reliefs, plus faciles à étudier ici que dans leur position ancienne sur les hauteurs du monument. Comme spécimens, je vous fais photographier quelques-uns de ces moulages, entre autres un groupe curieux pris sur la corniche de la façade principale le Supplice du Mauvais Riche, que les guides de la cathédrale appellent plutôt le Supplice des Juifs Point de commentaire nécessaire pour expliquer la signification de ce bas-relief.
Un autre musée du vieux Strasbourg va être organisé dans la maison Kammerzell au coin de la place de la cathédrale, sur la droite du grand portail. Pas un étranger n'admire la merveilleuse rosace sur la façade principale du dôme, sans s'arrêter aussi devant les boiseries sculptées de
cette vieille maison, la plus intéressante des constructions privées de la ville. Au-dessus de la porte d'entrée, le millésime 1467 indique la construction du rezde-chaussée, composé de cette porte et de trois arcades ayant jour sur la rue et une quatrième sur la place. Ouvertes naguère, ces arcades ont été murées récemment, afin de consolider le bâtiment, car le rez-de-chaussée supporte le poids de trois étages formant saillie sur le premier.
D'après la date de 1589 taillée dans la charpente, les étages supérieurs paraissent avoir été construits sur cette base plus ancienne en place d'un édifice primitif démoli. Les murs de remplissage entre les boiseries sont peints en rouge, dont la couleur tranche sur les tons gris de la charpente. Les vingt-cinq fenêtres donnant jour à chaque étage s'encadrent de jolies sculptures, arabesques et feuillages, consoles et figures en style de la renaissance. Si ces figures ont un sens symbolique, au lieu d'être de simples ornements, la maison, suivant l'expression de Frédéric
Piton, l'auteur de Strasbourg illustré, a dû être construite « par un homme aimant Dieu, qui respectait l'emploi du temps et qui se nourrissait de l'expansion harmonieuse de la musique ». En effet, l'angle du premier étage montre une femme tenant
MAISON KAMUERZELL, SUR LA PLACE DE LA CATHEDRALE.
un enfant sur le bras droit et donnant la main gauche à un autre enfant, qui se serre contre sa robe, tandis que la console au-dessus de ces figures est formée d'un pélican qui nourrit ses petits du sang de sa poitrine. Au second étage, la figure
correspondante est trop endommagée pour être encore reconnaissable. Pourtant, à en juger par la femme du troisième étage, représentée avec les mains croisées sur la poitrine dans l'attitude de la prière, ces sculptures peuvent être considérées comme des symboles plastiques des trois vertus théologales la foi, l'espérance et la charité. Du côté de la place, la façade présente les douze signes du zodiaque, image des douze mois de l'année, quatre à chaque étage. Du côté de la rue, l'autre façade est décorée de quinze figures, cinq par étage, vêtues de pourpoints et de culottes à tonnelet, jouant de différents instruments de musique. Bien que les intempéries aient détruit quelques-uns de ces musiciens, on reconnaît encore la petite flûte, le
LE MAUVAIS RICHE, SUPPLICE DES JUIFS.
tambour, la lyre, l'orgue, la guitare, le triangle, la cornemuse, le violon, la trompette, le trombone, le basson et la harpe. Un chanteur se trouve entre les instrumentistes, avec la feuille de musique entre les mains, servant peut-être aussi à distinguer le chef d'orchestre.
LXXV
LA CATHÉDRALE. ARCHITECTURE ET ARCHÉOLOGIE,
C'est le propre des grandes choses de paraître d'autant plus grandes que nous les regardons avec une attention plus soutenue. Qu'il s'agisse d'un monument de l'art humain ou d'une merveille de la nature, la puissance de l'œuvre éclate et se manifeste dans toute sa force, alors seulement, quand une observation attentive a fait saisir la raison d'être de chaque partie de cette œuvre et sa signification pour
l'ensemble. En voyant à Rome l'église Saint-Pierre du Vatican, depuis lè rondpoint de la place d'abord, puis à l'intérieur des nefs, la grandeur de cet édifice superbe n'étonne pas le spectateur à première vue. Mais si l'on monte à la coupole, ou si l'on fait le tour des galeries, la construction semble grandir graduellement, à mesure que l'on éprouve l'impression de son immensité en regard de notre petitesse. Ainsi de notre cathédrale de Strasbourg, la perle de l'Alsace, le plus magnifique joyau d'architecture du pays, pourtant si riche en monuments remarquables et en belles églises, apparaissant, elle, plus splendide, plus merveilleuse, plus on s'arrête longtemps à la considérer et à l'admirer. Une fois arrêté devant la façade, sa hauteur, sa masse énorme, sa flèche audacieuse, élancée vers le ciel, pareille à un transport de la foi chrétienne dans sa vigueur native, ses sculptures innombrables jaillissant des murs, comme par enchantement, pour donner la vie à la pierre sous l'action d'un souffle créateur, son incomparable rosace épanouie au-dessus du portail principal comme une fleur délicate ou une fine dentelle, au milieu d'une profusion d'ornements, de colonnettes, de clochetons, de festons et de pinacles, d'arcs et d'arceaux, cet ensemble étonnant, où l'art de bâtir réunit des prodiges de légèreté, de solidité et de durée, tout cela vous empoigne et excite un légitime enthousiasme.
L'enthousiasme bien fondé n'exclut pas d'ailleurs la critique, ni la poésie l'attention. Dans le siècle où nous vivons, nos habitudes d'esprit, bonnes ou mauvaises, en nous amenant à scruter tout, nous font découvrir des défauts partout. Pour les critiques d'art, cette cathédrale de Strasbourg, qu'il nous suffisait d'admirer, doit pécher par la disproportion entre ses différentes parties, aux yeux des connaisseurs qui l'examinent en détail. Ainsi la nef ne serait pas cn accord avec les dimensions de la tour; le chœur et la croisée y répondraient moins encore, de même que certaines règles de symétrie exigeraient la présence de deux tours, de part et d'autre du grand portail, au lieu d'une seule. Mais n'ayant pas à fixer les règles du beau dans le passé ni pour l'avenir, je trouve que la flèche unique de notre cathédrale alsacienne s'élève dans le ciel avec beaucoup de grâce et de majesté. En recevant une seconde tour, à côté de la première, Notre-Dame de Strasbourg perdrait son caractère original, sans rien gagner au point de vue esthétique, de même que NotreDame de Paris et Notre-Dame de Reims, qui manquent de flèches au-dessus de leurs tours actuelles, ne seraient pas embellies par cet ornement. Aussi bien le défaut de proportion entre les diverses parties du monument s'explique, s'il ne se justifie, par le fait que le temps nécessaire pour édifier une œuvre aussi colossale a exigé le concours de plusieurs générations d'architectes. Ces maîtres constructeurs ne se sont pas crus tenus à suivre en tout le même plan originaire; ils ont
modifié ce plan chacun à sa manière, chacun pensant faire mieux que ses prédécesseurs.
Abstraction faite de l'ornementation qui masque élégamment son ossature, la façade occidentale présente un front partagé dans sa largeur en trois compartiments par les contreforts à angles droits des tours, en saillie sur le pourtour. Ces contreforts, au nombre de six autour de chaque tour, contribuent beaucoup à la clarté et à la pureté de l'ordonnance, avec les deux corniches à galerie extérieure marquant la séparation des étages. La corniche inférieure sous la rosace paraît à peine indiquée, tandis que la suivante ressort vigoureusement entre le second et le troisième étage. Intérieurement, les trois étages sont aussi divisés par des voûtes élancées. Des balustrades, qui s'arrêtent des deux côtés de la rosace, au-dessus du grand portail, se glissent autour des tours avec les galeries, en courant sur la façade. Une autre balustrade couronne également la corniche de la plate-forme, pour .tourner autour de l'étage supérieur de la tour du nord, seule achevée. Ainsi les étages en retraite, combinés avec la balustrade du couronnement, déterminent des dégradations magnifiques de proportion, où les effets à contraste ne manquent pas. Unanimes à proclamer ces avantages, les témoignages sont plus partagés sur la valeur du réseau de colonnettes et d'ornements suspendus aux murs librement, avec de rares points d'attache, pareils à un immense grillage ou plutôt à une dentelle de pierre. Suivant mon impression, les effets de cette broderie de pierre sont simplement merveilleux, comme celui de la grande rosace à jour, avec ses riches découpures et dans l'éclat de ses verres de couleur. Déployée au-dessus du grand portail, avec un diamètre de 42 pieds, la rosace est établie un peu en retraite pour rehausser le contraste. Deux grandes baies ogivales, à quatre compartiments, également en arrière, et couvertes en partie par de sveltes colonnettes, formant devanture, s'ouvrent des deux côtés sur toute la hauteur de l'étage du milieu. Entre la rosace et la séparation de l'étage supérieur s'intercale encore une rangée de douze niches à pinacles, qui renferment les statues des douze apôtres, au-dessus desquelles se dresse la figure du Christ. Au troisième étage, les deux tours ont sur chacune des trois faces visibles au dehors un groupe de trois hautes baies, au lieu d'une seule comme au second, celles du milieu plus larges que celles des côtés, toutes lancéolées et pourvues d'une devanture de colonnettes grêles, surmontées d'un pinacle.
Ce groupe de trois baies lancéolées existe également sur la face intérieure des tours, cachée par le relèvement postérieur du front, à la hauteur du troisième étage, au niveau de la plate-forme. Dans le plan primitif de la façade, dressé par Erwin de Steinbach, la rosace devait être inscrite dans le fronton de la nef principale. Les
FAÇADE I)E LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG.
baies du second étage se trouvent déjà au-dessus des voûtes des bas-côtés. Pour rester dans les proportions générales de l'édifice, les tours devaient recevoir également l'une et l'autre, à la hauteur actuelle de la plate-forme, une flèche octogone, comme aux églises de Fribourg et de Thann, construites sur les plans d'Erwin. Au lieu de cela, la façade du milieu a été exhaussée, afin de recevoir les cloches dans l'espace vide entre les deux tours, recouvert par la plate-forme. Au lieu du cimier octogone dont les premières assises étaient posées sur toutes les deux, la tour du sud a été abandonnée à ce niveau, tandis que nous voyons la tour du nord s'élever à deux étages plus haut. La construction de l'étage entre les tours, avec ses de-ux baies en ogives, qui sert de clocher, est très massive, comparée à celle des étages inférieurs. Quatre cloches y sont suspendues, dont la plus grande, fondue en 1427 au poids de 9 000 kilogrammes, sert à annoncer les solennités et les incendies violents. Les deux étages de la tour qui supporte la flèche consistent en de forts piliers, ornés de colonnettes et de statues, donnant ouverture, sur ses quatre pans, à des baies ogivales très hautes, surmontées de fenêtres aussi larges que ces baies, mais plus courtes. A en juger par la présence des pierres d'appui pour une voûte octogone à nervures au-dessus des premières baies, le dernier étage a été le résultat d'un nouveau projet d'exhaussement. Les guimberges des baies allongées s'élèvent encore dans l'ouverture des fenêtres supérieures. Sur les faces intermédiaires des baies s'élèvent quatre tourelles renfermant des escaliers tournants, consistant en une succession de fenêtres en spirales. Ces élégantes tourelles paraissent suspendues dans l'air. Elles ne communiquent avec la tour que par des pierres plates qui servent d'entrée dans une galerie à l'intérieur de la voûte, à une trentaine de mètres au-dessus de la plate-forme. A leur sommet, une autre galerie les réunit autour de la flèche. La flèche elle-même forme une pyramide octogone d'une hardiesse extraordinaire. Rien de massif dans sa construction. Six étages de petites tourelles appuyées sur un socle et posées l'une sur l'autre s'élèvent en pyramide. Huit escaliers tournants, étroits, à jour, conduisent à une lanterne massive. Plus haut est la couronne, accessible par des degrés extérieurs. Un dernier évasement s'appelle la rose. Réduite à une simple colonne, avec des bras qui lui donnent l'apparence d'une croix, la flèche se termine par un bouton surmonté d'un paratonnerre.
La pointe de la flèche de la cathédrale de Strasbourg atteint 142 mètres, ou 437 pieds de Paris, au-dessus du pavé de la place. La flèche de la cathédrale de Cologne s'élève à 156 mètres, et celle de la cathédrale de Rouen à 148 mètres. A Strasbourg, le bouton qui supporte la pointe du paratonnerre mesure encore 48 centimètres de diamètre. Avant l'application du paratonnerre, posé depuis 1835, la
PORTAIL PIIINCIPAL DE LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG.
flèche a eu souvent à souffrir du feu du ciel, sa pointe élevée attirant la foudre. Lors du bombardement exécuté par l'armée allemande, sous les ordres du général de Werder, le septembre 1870, la croix a été frappée par un obus des assiégeants. Ils visaient juste, ces artilleurs badois qui ont incendié à la fois l'ancienne bibliothèque de la ville, le musée des beaux-arts et l'église du Temple-Neuf. Aussi bien, au retour de cette campagne si cruelle pour l'Alsace, l'université de Fribourg a décerné au général de Werder un diplôme de docteur en philosophie, pour honorer ses hauts faits pendant la guerre. Quant à la restauration de la flèche, si chère à la population de Strasbourg, elle a été faite immédiatement après le bombardement par les soins de M. Klotz, alors architecte de l'Œuvre Notre-Dame, dans l'intervalle du 3 octobre au 21 janvier suivant. Si la croix n'est pas tombée sous l'effet du coup de canon qui l'a atteinte, c'est grâce à ses crampons de fer et aux conducteurs du paratonnerre, qui l'ont retenue, suspendue en l'air, au-dessus de la pyramide octogone arquée formant la calotte de la lanterne, brisée par le choc du projectile badois.
Plusieurs centaines des statues ornant la cathédrale, tombèrent sous le marteau des iconoclastes fanatiques de la Révolution; mais elles ont été rétablies, la plupart, dans le courant du siècle actuel, après la restitution du ci-devant « Temple de la Raison » au culte catholique. Admirons la profusion de sculptures répandues sur la façade de l'édifice, depuis la base jusqu'à la plate-forme et à la tour, comme le développement ou l'interprétation d'un grand poème épique religieux, dont le motif est la rédemption du genre humain. Tous les trois portails sont construits de la même manière, avec la seule différence que les dimensions du portail principal, au milieu,'dépassent celles des portails latéraux, à ses côtés. Son trumeau porte la statue de la Vierge Marie, patronne de la cathédrale, avec l'enfant Jésus sur les bras. De part et d'autre de la porte, quatorze grandes statues représentent les prophètes et les patriarches de l'Ancien Testament, tournés vers le Rédempteur, porté par sa divine mère. Deux gables recouvrent l'entrée, l'un dans l'autre. Le premier, plus obtus, se termine en gradins portant des lions, symbole de la force, à droite et à gauche d'un roi assis sous un dais, considéré par les fidèles comme Salomon, aù temps passé de sa sagesse. Le second, plus aigu, atteint la base de la rosace, portant douze figures jouant de divers instruments de musique et adossées contre des aiguilles. Dans l'angle supérieur apparaît la face du Père éternel, sous forme d'une tête radiée. Au-dessus du premier gable, la Vierge mère se trouve représentée une seconde fois. Les cinq voussures de l'intrados montrent l'histoire du monde depuis la Création jusqu'à l'Évangile. Le tympan est consacré exclusivement aux scènes de la vie du Christ. Les bas-reliefs, les statuettes et les statues des portails latéraux
complètent l'idée exprimée dans la composition du portail du milieu. Dans le portail de droite, les grandes figures représentent la parabole des Vierges sages et des Vierges folles; la lutte et le triomphe des Vertus chrétiennes, sous la forme de jeunes reines couronnées, terrassant les Péchés capitaux, occupent les côtés du portail de gauche. Toute cette statuaire, d'un style sévère, maintenant noire par l'action des siècles, produit un puissant effet artistique.
Examinées en détail, les voussures du grand portail présentent les sujets suivants Dans la première voussure, dix-huit scènes de la Création selon le récit biblique Dieu le Père, l'Esprit vivifiant entouré de rayons, la Lumière séparée des ténèbres, la Terre qui apparaît au-dessus des eaux, l'Apparition des astres, des plantes, des oiseaux, des reptiles, des quadrupèdes et de l'homme, Dieu conduisant le premier couple humain au Paradis, la Consommation du fruit défendu, Adam et Eve chassés par l'ange, nos Premiers parents condamnés au travail, la Naissancede Caïn et d'Abel, le Meurtre d'Abel après son sacrifice, Caïn fugitif et errant après son crime. Dans la seconde voussure vous voyez l'Arche de Noé, la Construction de la tour de Babel, le Sacrifice d'Abraham, le Songe de Jacob, Joseph et ses frères, Moïse, l'Adoration du serpent par les enfants d'Israël, les Miracles de Moïse, la Baleine de Jonas, Samson terrassant le lion, la Fondation du temple de Jérusalem, le Tabernacle. Quatorze scènes de martyres apparaissent ensuite dans la troisième voussure; dans la quatrième, quatre évangélistes et huit apôtres, avec leurs attributs; dans la cinquième, les miracles et les paraboles de l'Évangile. Le tympan, divisé en quatre bandes horizontales, raconte la vie publique et la passion de Jésus l'Entrée à Jérusalem, la Sainte Cène, le Sauveur arrêté parmi ses disciples, sa Présentation au peuple et la Flagellation, le Chemin de la croix, le Crucifiement, la Mise au .tombeau, la Descente aux enfers, Jésus apparaissant à ses disciples, saint Thomas touchant le flanc ouvert de son maître, l'Ascension. C'est leu Christ, attaché à la croix, qui attire surtout les regards au centre de cette imposante composition, où le vieil Adam reçoit le sang coulant des plaies du divin Rédempteur. Impressionner et émouvoir les fidèles par les images exposées à leurs regards sur le frontispice du sanctuaire, en un temps où il fallait parler aux yeux vivement pour toucher le cœur, cette préoccupation se manifeste dans toute sa force dans les sculptures du portail principal de la cathédrale de Strasbourg. Aux côtés du Sauveur crucifié, toujours au centre du tympan, l'artiste a ciselé deux figures singulièrement expressives, devant personnifier l'Église et la Synagogue, la religion nouvelle en face de la religion du passé. Ce sont deux femmes, l'une faible et défaillante, les yeux couverts d'un bandeau, laissant échapper de sa main droite un étendard brisé, tandis que l'autre, rayonnante de beauté, soutient une croix-
triomphale et reçoit dans une coupe les flots de sang sortis du côté du Rédempteur. La Synagogue, dont le règne est fini, présente encore les tables de la loi; elle reste dépositaire des Saintes Écritures qui la condamnent, frappée d'aveuglement pour
STATUE D'ERWIN.
lent aux pieds sous l'image d'autant d'êtres immondes. Sur le portail latéral de droite, la parabole des Vierges sages et des Vierges folles, sculptée sous la terrible scène du Jugementl dernier, apprend aux croyants avec quel soin ils doivent
s'être détournée de la vraie lumière. Ses yeux sont couverts comme d'un bandeau, que l'Esprit des ténèbres, qui, sous la forme d'un petit dragon ricanant de joie, repose sur la tête de sa victime, dont il enlace le front du long repli de sa croupe tortueuse. Au contraire, l'Église, fiancée mystique de l'Homme-Dieu, confiante en la parole divine, ravie dans l'extase des promesses éternelles, trouve le gage du salut dans le sacrifice suprême, garantie de la vie à venir, par l'union indissoluble avec Jésus, méconnu de son peuple. Tout le cortège des saints, l'union de l'Église avec son fondateur, cette légion des confesseurs, des martyrs, des vierges, héros du sacrifice et du renoncement, qui se déploie comme une couronne radieuse autour de la croix, sur la troisième et la quatrième voussure du portail, a pour but évident de recommander la vigilance aux fidèles et d'exciter leur courage dans la lutte contre le mal.
Cette lutte, nous venons de le voir, est symbolisée dans les sculptures du portail latéral de gauche par le combat et le triomphe des Vertus chrétiennes. Dix jeunes reines, au front ceint d'une couronne, au doux et fier regard, terrassent d'un coup de lance les Vices, qu'elles fou-
conserver le précieux dépôt de la grâce. Le ciseau a parfaitement rendu « d'un côté le bonheur des vierges fidèles, qui s'avancent vers l'Ép6ux en tenant leurs lampes allumées, de l'autre la joie infernale du tentateur, les illusions et les tardifs repen-
tirs de l'âme tombée dans ses pièges » Dans le dernier groupe, sur la gauche, le démon se présente sous les traits d'un jeune gentilhomme, couronné de fleurs et vêtu d'un élégant costume. C'est Méphistophélès ou Don Juan, le vice souriant, avec ses charmes séducteurs et ses dehors gracieux, mais interprété à la façon du moyen âge. De hideux reptiles, symboles des ravages du péché, rampent sur le dos du jeune élégant et dévorent ses chairs, pendant qu'il offre à une des vierges folles une cassette précieuse. Avec un rire où perce la convoitise, cette insensée considère le bijou reçu des mains de son séducteur, charmé, lui, de voir ses avances accueillies selon ses désirs. La vierge, elle, a laissé tomber la lampe à ses pieds sa ceinture dénouée, son attitude, tout dit qu'elle a déposé toute réserve et qu'elle s'abandonne à la perdition. Pourtant ses compagnes semblent vouloir échapper encore à l'influence directe de Satan. La première qui suit se penche triste et pensive, comme si le remords se glissait dans son âme. La dernière dans la rangée vers la porte paraît accablée sous le poids de sa faute et manifeste dans ses traits défaits un effrayant désespoir. Ces statues des vierges folles et des vierges sages, celles du diable humanisé et d'un person-
STATUE DE SAVINE.
nage égaré de l'autre côté du portail, reposent sur douze petits piédestaux cubiques dont les deux faces en saillie portent les douze signes du zodiaque et des figures en bas-relief représentant les travaux des mois correspondants.
Les sculptures des tympans et des voussures des trrois portails, telles que nous les voyons aujourd'hui, remplacent les statues et les bas-reliefs abattus par les ico- noclastes de la Révolution; de même la scène du Jugement dernier représentée
LE NOUVEAU TESTAMENT.
dans des proportions plus grandes sur la façade du troisième étage au-dessus de la rosace que sur le tympan de la porte latérale de droite. Autour des deux baies de ce compartiment et de leurs gables planent des anges sonnant de la trompette, au-dessus des démons qui attendent les damnés. Tout en haut, le Christ apparaît comme juge suprême, tenant à la main le glaive de la justice, au lieu de se montrer sur la croix en rédempteur, comme dans le bas. Les lancéoles qui rampent au bas de la galerie, à la séparation des étages, sont ornés d'une quantité d'animaux réels et d'êtres fantastiques, symboles du vice, tournant leurs regards vers la terre comme s'ils étaient précipités dans les abîmes de la damnation éternelle. A la hauteur de la galerie horizontale qui coupe le premier étage, audessus du grand portail, les grands contreforts de la façade en retraite portent, dans des niches couronnées de pinacles, les statues équestres de Clovis, de Dagobert II, de Rodolphe de Habsburg et de Louis XIV, les souverains bienfaiteurs de la cathédrale. Cette dernière statue de Louis XIV a été ajoutée en 1828, tandis que les trois premières sont des restaurations de sculptures du xme siècle, détruites en frimaire de l'an II, pendant
les mauvais jours de la Révolution. Lors de la restauration des sculptures de la cathédrale, au commencement du siècle actuel, on a cherché à conserver ou à imiter, dans la mesure possible, le style primitif des statues détruites.
Plus sobre et plus sévère, la décoration des tympans du double portail à plein cintre du transept méridional nous offre un des joyaux de la plastique du moyen âge. Ce joyau, c'est la scène de la Dormition ou la Mort de la Vierge, œuvre magni-
fique à tous les titres, tout à fait remarquable pour le groupement des figures, pour l'exécution des draperies, autant que par le souffle magistral qui anime l'ensemble plein d'un sentiment profond et poétique. Vous voyez les apôtres entourer le lit mortuaire de la mère de Dieu, avec le Christ au milieu d'eux, Magdeleine à genoux sur le devant. La physionomie des apôtres exprime une vive douleur et un abattement extrême. Jésus élève la main droite pour bénir le groupe et tient dans la main gauche l'âme de la mourante, figurée sous la forme d'un petit erlfant vêtu d'une robe longue. Quelle belle tête que celle de la femme, considérée, en dépit de la légende catholique comme Magdeleine, d'une finesse et d'une pureté de galbe classiques A côté, les sculptures du tympan de la porte de droite donnent la continuation de cette'scène dans la scène du Couronnement, où le Christ, roi du ciel, pose la couronne sur le front de sa divine mère, entouré d'anges qui balancent des encensoirs. Immédiatement audessus du linteau des deux portes, deux bas-reliefs de moindre dimension représentent l'ensevelissement de Marie et son Assomption dans les cieux. Pendant que la Vierge s'élève sans vêtement, de petits
l'ancien TESTAMENT.
anges lui mettent la robe de la splendeur éternelle, suivant l'expression de l'iconographie du moyen âge. Les portes décorées de ces sculptures précieuses sont en retraite, pourvues de tores supportés par des colonnes avec chapiteaux à crochets. Entre les
deux, une colonne, placée à la rencontre des arêtes, supporte la statue assise d'un monarque couronné, portant le glaive, tandis que les deux autres montants sont flanqués de statues de femmes en pied, également sur deux colonnes. Tour à tour la statue du roi a été prise pour la figure de Salomon, de Charlemagne et de l'empereur Charles IV. Au-dessus du souverain temporel est la figure du Christ, aux traits sévères, avec le globe dans une main, de l'autre exécutant ses jugements. Les statues de femmes représentent le Christianisme et le Judaïsme, l'Église chrétienne et la Synagogue, comme sur tant d'autres portails de cathédrales de la France et de l'Allemagne. Amaigrie et la tête baissée, la statue du Judaïsme se détourne de Jésus, un bandeau sur les yeux, le bâton pastoral brisé dans la main droite, la main gauche sans force, laissant retomber les tables de la Loi, sa couronne gisant à terre. En face, l'image du Christianisme se dresse avec une stature puissante, dans une fière attitude, la couronne sur le front, tenant en mains la croix et le calice, attributs de l'Église, dépositaire de la vérité et de la grâce. Sous les baldaquins des deux statues du Christianisme et du Judaïsme, les inscriptions allemandes, appliquées après coup, prêtent à l'Église ces paroles Par le sang du Christ je triomphe de toi, sur lesquelles la Loi ancienne répondait Le mëme sang m'ccveugle.
Au second étage, la façade du transept méridional est percée de deux doubles baies à ogives surbaissées, entre lesquelles se trouve le cadran de l'horloge, séparé du troisième étage par une galerie. Le troisième étage est formé par le rehaussement de deux grandes ogives aveugles, dans lesquelles sont inscrites deux rosaces romanes, avec de belles verrières. Une statue de la Vierge, posée en 1493, s'élève entre les rosaces et la corniche, exposée une fbis de plus aux yeux du spectateur. Sur la façade nord, le tympan du portail unique appliqué au transept portait en bas-relief l'Adoration des Mages, le Retour des Mages dans leur patrie et le Roi David jouant de la harpe autant de sculptures enlevées par suite du décret du 4 frimaire an II, mais dont les pierres de l'édifice portent encore les traces. Au-dessus du tympan, dans le cintre, se trouve cette inscription, en grands caractères et en vers léonins, signalée par Louis Schneegans, en un.e seule ligne
SVSCIPE'TRINE'DEVS'QVE'FERT'IDA'DONA'SABEVS
HEC'TIBI'QVI'DEDERIT'DONA'BEATVS'ERIT
AVRO'DONANTIS'VIRTVSQVE'PROBATVR'AMANTIS
IN'MIRA'BONA'SPES'THVRE'BEATA'FIDES'
Cette inscription et les anciennes sculptures remontent, avec les constructions qui les portent, à la fin du xne siècle, comme la décoration plastique du pilier des
Anges à l'intérieur. Le portail roman primitif est d'ailleurs masqué par un avantporche, construit en 1494, par maître Jacques de Landshut, au déclin de l'art gothique. Surchargé d'ornements, l'avant-porche manque de cette simplicité et de cette pureté de goût, caractéristique des autres parties de la cathédrale. Dans son ensemble, la façade septentrionale, abstraction faite des lignes bizarrement contournées du portail extérieur, que décore le Martyre de saint Laurent sculpté par Ohmacht, présente sur tout son développement une ordonnance sévère. La sobriété de ses ornements semble indiquer l'intention, chez l'architecte du XIIe siècle, de montrer l'infériorité du nord. Chez les symbolistes catholiques et dans la liturgie traditionnelle, le septentrion, ainsi que le couchant, répond au côté des ténèbres et de la mort spirituelle, où se trouve égaré le monde païen, tandis que le côté du midi est consacré au peuple choisi.
Aux imaginations éprises de mysticisme et que le monde fantastique attire, les sculptures de la frise, des corniches autour des tours offrent un vaste champ d'étude. Que d'interprétations à donner de ces créations innombrables, indéfiniment variées, de nos vieux statuaires! Si les gens d'Église commandaient aux sculpteurs comme aux verriers l'ordonnace mystique des sujets religieux, la verve intarissable de ces artistes anonymes puisait des motifs de caricatures dans l'actualité des mœurs et dans les événements contemporains. Sous leur ciseau, ces caricatures, comme incarnées dans la pierre, nous ont transmis une critique mordante des faits du moyen âge, éclatant au milieu des compositions destinées à exprimer les croyances naïves du temps et à exciter la piété des fidèles par des symboles parlants. A la cathédrale de Strasbourg, la haine contre les juifs, marquée en actes féroces dans les Annales de la cité, a particulièrement une large part dans ces impressions sculpturales. En montant à la plate-forme, nous avons déjà remarqué le bas-relief significatif qui est censé représenter le Supplice du Mauvais Riche. Le peuple voit dans cette scène la manière dont les usuriers doivent être traités dans l'autre monde.
La corniche du côté nord nous présente, à la suite de ces scènes humoristiques, une série d'allégories religieuses destinées à figurer l'œuvre de la rédemption au moyen des animaux symboliques. C'est le procédé appliqué déjà, quelques milliers d'années auparavant, par les prêtres de l'ancienne Égypte, sur les monuments de leur culte élevés tout le long de la vallée du Nil. Après avoir essayé de déchiffrer, en ;société des professeurs Maspero et Erman, les rébus théologiques des temples de Karnak et d'Abydos, nous avons aujourd'hui la bonne fortune de nous faire expliquer le sens des sculptures de la cathédrale de Strasbourg par le chanoine Straub. Président de notre Société des monuments historiques de
1 Alsace, dont vous verrez les riches collections dans la maison Ka-mmerzell, tout à côté de la grande façade, M. Straub a fait paraître, en 1856 déjà, une édition de son étude sur le Symbolisme de la eathédrccte de Strasbourg. Suivant les explications de notre savant archéologue, la série des sujets religieux de la frise septentrionale commence, en partant de l'est, par un groupe de deux hommes, le premier presque nu, qui abattent chacun un lion ce sont David et Samson, précurseurs du Christ. Un grand lion, qui s'approche ensuite du camp, avec trois petits, doit présenter une allusion à la Résurrection. Plus loin, la succession de ces bas-reliefs nous présente l'incarnation du Christ figurée par une.licorne percée par un chasseur et se réfugiant dans le sein d'une vierge le chasseur, c'est le vieil Adam, l'humanité pécheresse, qui a fait mourir son sauveur. Dans les scènes suivantes, Jonas sort du ventre de la baleine; Moïse montre aux Juifs le serpent dans le désert, annonce de la rédemption; le pélican s'ouvrant la poitrine dans un nid, le phénix au milieu des flammes, tous deux symboles du Christ. Viennent ensuite le sacrifice d'Isaac; l'aigle qui apprend à ses petits à regarder le soleil, allégorie des anges portant nos âmes à Dieu; un chasseur qui tue un sanglier, image de la lutte de l'homme contre le démon, figuré ainsi sur un chapiteau de l'église Saint-Hilaire à Melle et dans la Nunziatella à Messine.
Plus de deux mille figures composent la décoration lapidaire des différentes parties de la cathédrale, répandues avec une profusion sans pareille sur les façades, les tours, les corniches, les contreforts et les arcs-boutants. Plus nous allongeons les listes de cette énumération, plus nous découvrons de nouveaux sujets à enregistrer dans le cours de nos investigations poursuivies depuis le parvis jusqu'aux combles. Tout un monde se révèle à nos regards étonnés et l'imagination demeure confondue à l'aspect de cette richesse d'ornementation vraiment merveilleuse. A mesure que l'on avance par les escaliers sans fin, par les galeries suspendues, on se rend mieux compte des détails de l'immense construction. A force de considérer tous ces détails, au dehors et à l'intérieur de l'édifice, on se familiarise avec le plan d'ensemble. Deux galeries, avec balustrades, l'une au-dessus des grandes baies de la grande nef, l'autre au bas de la toiture des collatéraux, conduisent à la croisée. La croisée est surmontée d'une tour octogone, percée sur chaque face d'une double baie à plein cintre avec colonnettes. Des clochetons octogones, à pinacles, s'élèvent aussi aux quatre coins du transept. Ils présentent, par leur forme élancée, un agréable contraste avec l'aspect plus lourd de la massive tour du milieu. Deux autres tourelles, sans colonnettes, terminées par un cône en pierre, ornent l'extrémité de l'abside.
En circulant sur la galerie supérieure, avec un appareil de photographie, pour
FAÇADE MÉRIDIONALE DE LA CATfIIsDRALE DE STRASBOURG.
fixer les motifs particulièrement intéressants de la décoration, arrêtons-nous à l'angle du transept. Depuis ce point, surtout vers le soir, l'oeil embrasse une perspective d'une grandeur saisissante. Vous avez devant vous les six contreforts, qui se dressent avec leurs élégants pinacles, le long de la façade du collatéral, en étendant leurs arcs-boutants, pareils à des bras élevés pour soutenir la grande nef. En arrière de ces gables, les tours colossales, qui forment la façade ouest, s'élèvent percées, à l'étage au-dessus de la plate-forme, de hautes baies à travers lesquelles se dessinent dans le lointain la silhouette de l'église Saint-Thomas et le faîte bleuâtre des Vosges, éclairées par le soleil couchant. Les masses noires et austères du monument, plongées dans une ombre violâtre, présentent un contraste tranché avec les objets à tons chauds encore exposés à la lumière du jour à son déclin. Si nous nous détournons de ce tableau, où la nature et l'art s'unissent pour produire de merveilleux effets, nous comptons, entre les contreforts des arcs-boutants, sept autres fenêtres ogivales sur chaque côté de la nef. Nous constatons que jusqu'à la claire-voie de cette nef les arcs-boutants mesurent neuf mètres d'envergure. Nous voyons l'écoulement des eaux pluviales de la toiture réglé au moyen de caniveaux creusés dans des chapiteaux rampants. Ces eaux dégorgent ensuite par des colonnettes creuses servant de dosserets et aboutissant aux gargouilles disposées au pied de clochetons sur les contreforts. Toutes ces gargouilles avec les acrotères qui surmontent les gables nous remettent en présence de la faune fantastique que nous avons déjà appris à connaître dans les allégories des corniches de la façade occidentale. Dragons, unicornes, crocodiles, boucs, singes, lions, ânes, cerfs, ours, porcs, crachent de leurs gueules béantes les eaux répandues sur la cathédrale par les pluies et les neiges, quand ils ne font pas faction sur les gouttières, gardés par leurs bergers de pierre depuis des siècles. Ajoutez à ces figures d'animaux les motifs de sculpture empruntés à notre flore indigène, la vigne vinifère, la vigne vierge, le lierre, le chêne, le houx, les ronces d'espèces variées, dont le feuillage ciselé finement s'épanouit en chefs-d'œuvre de grâce et de délicatesse sur les chapiteaux des colonnettes du triforium, tout le long de l'étroite galerie ouvrant au-dessus des nefs mineures à l'intérieur de la grande nef.
Voici donc cet intérieur de l'édifice, avec ses voûtes hardies, ses entrelacements de nervures, ses piliers surchargés de colonnes réunies en faisceaux semblables aux massifs d'arbres d'une forêt profonde. Pour bien sentir la profondeur des nefs gothiques, il ne faut pas y plonger le regard par en haut; il faut les voir tout d'abord depuis le parvis. Du grand portail, sous la première travée, on embrasse l'intérieur dans toute sa grandeur. Les nefs mineures des collatéraux paraissent
plus longues que le vaisseau principal, parce qu'elles ont une moindre élévation. L'épaisseur des piliers, autour desquels se pressent tant de colonnes, ne laisse pas paraître les ouvertures des voûtes d'une travée à l'autre. Une illusion d'optique
TRANSEPT ET CHOEUR.
donne aux bas-côtés l'aspect d'une longue avenue fermée. Sous l'effet des verrières, où la lumière se tamise, l'illusion augmente encore. On peut se croire au fond d'une forêt de sapins, mystérieuse, solitaire. On entre un cri s'échappe tout bas.
Voilà le vrai temple chrétien Dans son demi-jour, l'âme est portée au recueillement, à la prière. Pourtant la nef du milieu, plus haute et plus large tout à la fois, laisse apparaître les espaces libres entr'ouverts sur les nefs latérales, avec plus de clarté aussi, fournie par les hautes baies occupant presque toute la largeur des murs à l'étage. En raison de ses proportions plus grandes la perspective semble se raccourcir ici, quoiqu'elle soit augmentée en réalité de toute la longueur du chœur. Si le chœur a l'air un peu disproportionné peut-être par rapport aux dimensions de cette grande nef, l'élévation des voûtes de la nef principale, suspendues à une hauteur énorme, reposant à peine sur de minces colonnettes, saisit d'admiration. Tant d'audace, une hardiesse aussi merveilleuse éclate comme un sublime éffort de l'architecture, qui violente les conditions ordinaires de la pesanteur et de la résistance des matériaux.
Restaurée à plusieurs reprises déjà, la cathédrale, dans son état actuel, se divise en trois parties dans tous les sens. Pour les symbolistes du moyen âge, cette disposition devait avoir pour but d'interpréter le mystère de la Trinité, fondement de la religion chrétienne. En effet, la largeur comprend la grande nef et les deux bas-côtés; la longueur embrasse la nef, le chœur et le sanctuaire; la hauteur se partage en travée, galerie et claire-voie. Deux fois trois faisceaux de colonnes surgissent sur chaque côté, trois roses s'épanouissent dans toutes les baies de la nef, trois grandes fenêtres éclairent le sanctuaire de l'abside. Il est vrai que cette explication ne tient pas compte des deux grands piliers de la première travée, qui supportent les tours à l'entrée, ni des piliers du transept.
Le plan général affecte la figure d'une croix latine, fermée par la grande nef du milieu, le transept et l'abside. A côté de la nef principale, haute de 30 mètres sous les clefs de voûte, sur une largeur de 18 mètres et une longueur de 62, il y a deux nefs latérales plus basses, mais composées comme elle de sept travées, larges de 10 mètres. En avant des trois nefs, également longues, les tours et le vestibule intermédiaire du front occidental ont trois autres travées, dont celle du milieu continue l'arcature de la grande nef. En arrière du transept, de part et d'autre de l'abside, deux chapelles consacrées à saint Jean-Baptiste et à saint André, s'ouvrent sur le prolongement des nefs latérales. Ces chapelles sont situées à quelques marches plus bas que le dallage de la cathédrale. Par contre, on monte au chœur par un escalier plus élevé partant de la dernière travée du milieu en avant du transept sous le chœur, on descend dans une crypte par des escaliers partant des deux côtés de la croisée. Les dernières travées des bas-côtés donnent également accès à deux autres chapelles, établies dans l'angle des collatéraux et du transept, vouées, celle du nord à saint Laurent, celle du sud à sainte Catherine. Un
avant-porche de l'ancienne chapelle Saint-Laurent, sur le prolongement du transept septentrional, s'ouvre dans la sacristie. La longueur totale de l'édifice, suivant l'axe de la grande nef, atteint 115 mètres depuis le seuil du grand portail
CHAIRE DE LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG.
ouest jusqu'au fond de l'abside, contre 142 mètres, élévation de la flèche au-dessus du parvis.
Comme la crypte, l'abside, la croisée et les deux bras du transept de l'édifice
supérieur datent d'une époque antérieure à la grande nef gothique du milieu. Cette nef, avec ses deux bas-côtés, se compose de sept travées, allant en longueur des piliers du vestibule aux piliers des croisées. Elle dépasse ainsi la longueur du dôme de Cologne d'une travée, le rapport de la longueur à la largeur des trois nefs de la cathédrale de Strasbourg étant comme 5 à 3. Ses piliers sont formés ici de quatre colonnes engagées, dont deux portent les arcs-doubleaux et deux les formerets. Entre les colonnes montent trois colonnettes, dans chaque intervalle, d'où sortent au-dessus des chapiteaux à crochets des nervures en nombre égal, longeant les arêtes des voûtes en croix et les arcs des formerets. Chaque pilier constitue ainsi un faisceau de seize colonnettes et colonnes, mesurant environ huit mètres de circonférence. Un peu au-dessus de la pointe des ogives ouvertes sur les collatéraux, court la galerie du triforium, avec ses élégantes découpures à la séparation des étages de la grande nef. La base des murs des nefs latérales est également ornée d'une rangée de petites colonnes réunies par des arcs ogivaux, simulant le triforium de l'étage supérieur, comme dans les cathédrales de Reims et de Trèves. On s'accorde assez généralement à placer la construction du vaisseau dans l'intervalle des années 1250 à 1275; mais les voûtes de la nef du milieu ont été renouvelées dans l'intervalle des années 1459 à 1469. Les formes et la construction des parties supérieures et des parties inférieures de cette nef accusent des différences marquées. Par contre, le mur nord du transept, avec ses dispositions primitives en plein cintre, le portail intérieur de ce transept, dont les colonnes sont encore sans empattement à la base, ces deux parties manifestent le style roman et semblent avoir été bâties immédiatement après le premier incendie de la cathédrale, qui a eu lieu en 1130, d'après les Annales argentinenses. Un peu plus tard, on a élevé les piliers de la croisée, avec la coupole, puis le bras sud du transept, où la transition de l'art roman à l'art gothique apparaît indubitablement, soit dans les dernières années du xne siècle, soit au commencement du xme. Dans la pensée des édificateurs de la cathédrale, les peintures sur verre devaient compléter l'enseignement religieux donné aux fidèles par les sculptures. Mieux conservées que les statues qui décoraient l'extérieur, ces peintures ont échappé, la plupart, aux destructions répétées depuis la Réforme jusqu'à la révolution française. Lors du bombardement de 1870, plusieurs vitraux anciens ont été complètement détruits et beaucoup d'autres ont subi des dégâts visibles partout, malgré les soins apportés à leur restauration. Ce qui en reste est encore très remarquable. Une grande variété règne dans les verrières des rosaces et des baies. L'art t y est représenté dans ses productions diverses, depuis le xne siècle jusqu'à la fin du xve, sans compter les œuvres de nos maîtres modernes.
Pourquoi hésiter à le répéter? l'admiration pour ce splendide édifice augmente plus on s'arrête à le regarder et plus souvent on y vient. Sous l'empire d'un pareil sentiment, l'effet grandiose de l'ensemble efface les imperfections de détail. Autrefois le chœur était séparé du vaisseau par un magnifique jubé, démoli au xvne siècle, avec la chapelle de la Vierge y attenante. Avec leurs ravissantes statues, leurs ciselures délicates, leurs découpures hardies et fines en même temps, cette chapelle et le jubé ont été désignés comme le chant du cygne d'Erwin. Les anciennes peintures murales du chœur et des chapelles ont disparu avec ces chefs-d'oeuvre de sculpture. Sur le mur du chœur en face de la grande nef, la fresque du Jugement dernier vient d'être rétablie récemment par le peintre Steinheil; de même les peintures qui ornent la coupole. Le maître-autel actuel placé au fond de l'abside date de 1765. Les orgues, établies au côté gauche de la nef du milieu, ont été posées par André Silbermann en 1714 et s'élèvent tout près de la voûte supérieure. Au cinquième pilier du même côté se trouve la chaire en pierre, érigée en 1485, d'une richesse excessive et du travail le plus précieux. Véritable bijou de dessin et de sculpture fleurie, elle est assise sur un pilier octogone, dont chaque face forme une niche couronnée d'un pinacle, avec les statuettes de la Vierge et des évangélistes. Six élégantes colonnettes soutiennent la chaire aux angles, chacune ornée de deux statuettes de saints et de saintes. Au centre du corps est représenté le Christ en croix, saint Jean et sainte Marie-Madeleine à ses pieds, entourés de huit apôtres dans des niches à pinacles, tandis que des anges portant les instruments de la passion occupent les colonnettes de séparation des niches. Le nombre des petites statues qui composent l'ornementation atteint une cinquantaine au moins. L'abat-voix actuel est de confection moderne. Un baptistère, ciselé comme une dentelle de pierre en 1453, par Jodocus Dotzinger, architecte de l'Œuvre Notre-Dame, complète avec le pilier des Anges les sculptures de l'intérieur. Ce pilier des Anges, auquel la tradition rattache le nom d'Erwin, s'élève dans le transept sud, dont il soutient les voûtes, en face de l'horloge astronomique. Il est entouré de trois rangs de figures d'une exécution délicate, attribuées à la statuaire Sawina. En bas sont les quatre évangélistes au-dessus, des anges qui embouchent la trompette; tout en haut, le Sauveur avec d'autres anges portant les instruments de la passion. A côté se trouve la statue de l'évêque Werinhar méditant sur le plan de la cathédrale. œuvre moderne due au ciseau de Friederich.
LXXVI
A TRAVERS LES RUES DE STRASBOURG. QUARTIERS ANCIENS ET VIEILLES MAISONS.
Après notre station prolongée. à la cathédrale, les autres édifices religieux de Strasbourg nous arrêteront moins longtemps. Les anciennes églises ont toutes été construites par les catholiques. Par suite de la Réforme, une partie d'entre elles ont passé au culte protestant. Sur un total de habitants comptés au dernier recensement de la ville, il y avait 55 406 catholiques, 52 216 protestants, 3 767 israélites, 363 individus sans confession ou professant un autre culte. Dans le cours de notre flânerie à travers les rues, nous entrons successivement aux églises SaintPierre-le-Vieux, dont l'origine remonte au ive siècle, mais remaniée depuis à différentes époques; Saint-Pierre-le-Jeune, édifice du xie siècle, également restaurée; Sainte-Aurélie; Saint-Nicolas; Saint-Guillaume, où se trouvent les beaux monuments funéraires des deux landgraves d'Alsace, Philippe et Ulrich de Werde, morts en 1332 et en Sainte-Madeleine, remarquable pour ses anciennes verrières; Saint-Louis; Saint-Étienne; Saint-Jean; du Temple-Neuf, brûlé, celui-ci, lors du bombardement de 1870, et reconstruit depuis avec goût. A l'église Saint-Thomas, reconstruite, elle aussi, à plusieurs reprises, après avoir été élevée d'abord sur l'emplacement d'un établissement romain, la grande attraction est aujourd'hui le monument du maréchal de Saxe.
Faut-il le dire, l'aspect général de Saint-Thomas n'a rien de grandiose ni d'imposant pour le visiteur venu de la cathédrale. L'architecture de l'église paraît même un peu lourde à l'extérieur, dépourvue de décorations comparables à celles de Notre-Dame. Deux tours s'élèvent au-dessus de la croisée du chœur et au milieu de la façade occidentale. Cette façade, ornée d'une rosace au-dessus du portail, présente deux baies à plein cintre au premier étage. Construite en pierres de taille, d'un grès rouge et jaune, elle se compose de deux halles latérales flanquant les côtés de la tour carrée, haute de 40 mètres. Jusqu'à la hauteur de la corniche audessus de la rosace, la tour et les halles latérales appartiennent à l'époque de transition, fin du xne et commencement du xiiie siècle.
Avant la Réforme, les fenêtres de Saint-Thomas avaient de belles verrières, dont quelques restes seulement sont conservés. Les monuments funéraires constituent aujourd'hui le principal ornement de l'intérieur. Parmi ces monuments, le mausolée du maréchal Maurice de Saxe, érigé en 1757, sur l'ordre de Louis XV,
attire les regards tout d'abord. C'est une majestueuse composition due au ciseau de Pigalle. Une pyramide en marbre gris forme le fond, avec une inscription commé-
MONUMENT DU MARÉCHAL DE SAXE A L'ÉGLISE SAINT-THOMAS.
morative. Sur le milieu apparaît la figure du maréchal, descendant d'un pas ferme les marches qui aboutissent à un cercueil ouvert en bas. La mort, enveloppée d'un linceul, tient le couvercle devant la figure de la France. Celle-ci s'efforce d'arrêter
la mort d'une main, tandis que de l'autre elle veut retenir le héros. A la droite ,du maréchal, sur des drapeaux brisés, sont couchés les animaux enblèmes des nations vaincues. Sur la gauche, le génie de la guerre en larmes tient un flambeau renversé, devant les étendards triomphants de la France. Une figure d'Hercule, appuyé sur sa massue et la tête dans l'autre main, se penche dans l'attitude de la douleur de l'autre côté du cercueil. Toute la composition, d'une exécution délicate, produit un bel effet, quoique ne cadrant pas avec le style gothique du chœur.
D'autres monuments, conservés à l'église Saint-Thomas en grand nombre, portent, entre autres, les épitaphes de Schoepflin, l'auteur de l'Alsatia illust1'ata; de l'helléniste Jean Schweighaeuser; de l'historien Koch; de l'ancien chroniqueur Kœnigshoven. Le sarcophage de l'évêque Adeloch, muré dans une niche du chœur, à côté du mausolée du maréchal de Saxe, intéresse particulièrement les archéologues. Il y en a un moulage dans le musée lapidaire de l'Œuvre Notre-Dame, avec ceux des sculptures de la cathédrale. La face visible de ce sarcophage est divisée en sept compartimentes séparés par des colonnes que surmontent des tourelles. Dans le compartiment du milieu est assis Jésus-Christ, la main gauche sur un livre qu'il a sur les genoux, la main droite levée, tournant la tête, entourée d'un nimbe, vers un évêque. Cet évêque représente probablement Adeloch, qui figure encore dans le second compartiment, à genoux devant le Sauveur, la crosse dans la main gauche et la droite élevée comme pour prêter hommage. Dans le troisième compartiment apparaît un ange ailé portant une étole. Le quatrième et le cinquième compartiment ne présentent que des fleurons. Aux deux extrémités sont sculptés un homme et une femme, nus, celle-ci à cheval sur un poisson, celui-là tenant un serpent dans chaque main. Ces deux dernières figures ont eu peut-être un sens symbolique, signifiant le principe du mal que l'évêque doit combattre. Assez d'archéologie sacrée cependant! Les églises ne doivent pas nous faire oublier les monuments profanes, ni les modestes maisons bourgeoises, encore debout, du temps passé. Pour aller de la maison Kammerzell, devant la cathédrale, à l'église Saint-Thomas, nous avons traversé la place Gutenberg. Cette place est l'ancien marché aux Herbes. Si aujourd'hui les légumes se vendent ailleurs, des marchandes de fruits des quatre saisons y étalent leurs articles sous de grands parapluies, autour de la statue de l'inventeur de l'imprimerie. Œuvre de David d'Angers, la statue, érigée en 1840 sur cette place, a plus d'expression que celle élevée à Mayence en mémoire du même événement. Debout sur son piédestal, l'inventeur tient en main un feuillet imprimé qu'il vient de retirer de la presse, avec l'inscription significative Et fiat lux. La lumière fut, en effet, plus éclatante
et plus vive, à partir du moment où le gentilhomme mayençais, Jean Gensfleisch, dit zum Gutenberg., imprima son premier livre. On le sait, les pièces d'un procès découvertes aux archives de Strasbourg, établissent l'existence dans cette ville d'une presse, avec des formes composées de caractères mobiles, employés dans cette ville dès l'an 1439 pour l'impression typographique. Des bas-reliefs allégoriques ornent les quatre faces du piédestal de Gutenberg. Quand on débouche sur la place le matin, le soleil éclaire la face de la statue, comme un rayon d'en haut. C'est d'un effet saisissant.
Quant à l'hôtel du Commerce, où siège la Société d'agriculture, son nom lui vient de la chambre de commerce, dont il est la propriété maintenant et qui y tient aussi ses séances. Son premier étage est occupé par le cercle des Strasbourgeois indigènes, qui en ont fait leur casino en remplacement de la Trinkstube d'autrefois. C'est l'ancien hôtel de ville, construit par Daniel Speckle, pour compléter les locaux de la Pfalz, le palatium du moyen âge, siège du magistrat de la cité, démoli en Au témoignage des architectes, cet édifice peut être comparé au vieux château de Heidelberg. Sa principale façade donne sur la place Gutenberg, avec un riche et beau portail, dont le fronton était naguère orné de statues. Ses deux étages ont des fenêtres carrées, réunies trois par trois, avec un élégant encadrement de pilastres, tout dans de nobles proportions. Une voûte ogivale, à nervures retombant sur des consoles renaissance aux angles, recouvre l'entrée. Lors du sac de la mairie, le 22 juillet 1789, la décoration extérieure de l'édifice a beaucoup souffert; mais les mascarons des fenêtres sont aussi remarquables que ceux de l'hôtel de ville actuel sur la place du Broglie.
Sur la place à côté, le schultheiss rendait la justice au nom de l'évêque pour réprimer les vols, les fraudes, les rixes. Les prévenus venaient plaider leur cause devant le peuple et étaient soumis aux épreuves du feu, de l'eau ou du fer. Au XIIe siècle, le tribunal fut transféré au palais épiscopal, où il resta jusqu'à la construction de la Pfalz, forum de la république strasbourgeoise en 1351. Pendant la construction de cet édifice, un grand bâtiment carré, très haut, flanqué de tourelles, avec des flèches rondes aux quatre coins, avec des pignons à créneaux aux deux extrémités, une commission du sénat, le conseil municipal d'alors, fut chargée de recueillir, pièce par pièce, les lois, coutumes et usages anciens en vigueur dans la ville, afin de les coordonner dans un code unique. Ce code, rédigé et mis en ordre sous la présidence de Raibaud Hüffelin et de Gœtz de Grostein, fut soumis, en 1322, à la sanction du sénat et des échevins, réunis en assemblée plénière, pour être ensuite promulgué comme Stettebuch. Quant à la constitution, qui avait encore force de loi au moment de la Révolution française, jusqu'en 1789,
elle date de Pendant cette longue période de plusieurs siècles, la constitution de Strasbourg excita l'admiration des légistes.
La rue des Grandes-Arcades, avec son passage couvert encombré d'échoppes et d'étalages, où les gens de la campagne, en costume alsacien, viennent faire leurs achats, conduit de la place Gutenberg à la place Kléber. Allons-nous dans le sens opposé, vers le pont du Corbeau, nous avons à notre droite, sur les bords de l'Ill, le Kaufhaus, ancienne douane, sur la gauche la grande boucherie, transformée en marché, avec un musée des arts industriels au premier étage. Ce musée renferme des collections de modèles, déjà riches, à la disposition des artisans et des chefs d'industrie. Il est ouvert tous les jours de la semaine, à l'exception du lundi son but est de développer le goût artistique des ouvriers de tous les métiers. Quelques heures passées dans les salles du musée, sous la conduite du Dr Schricker, son fondateur, nous apprennent beaucoup de choses sur le développement des arts décoratifs et de l'ameublement dans les pays des bords du Rhin. Depuis les fenêtres de la chambre gothique, meublée dans le style de l'époque où florissait l'architecture ogivale, on a une échappée de vue pittoresque sur la petite rue du Marocain, donnant sur la cathédrale et la maison Kammerzell. Perspective qui nous transporterait en plein moyen âge, n'étaient les fils téléphoniques accrochés aux murs, permettant de suivre une conversation avec des gens assis à leur bureau dans d'autres quartiers de la ville, sans exciter pour cela le soupçon de sorcellerie. Des constructions, avec galeries en bois extérieures, se dressent devant nous, noircies par le temps, enfumées', caduques. Plusieurs s'affaissent sous le poids de l'âge, au point de se rencontrer presque, penchées l'une vers l'autre. Dans les couloirs obscurs de ces vieux quartiers, les voisins peuvent, sur certains points, se tendre la main d'une fenêtre à la fenêtre opposée. L'air et la lumière sont rares dans les impasses étroites qui pénètrent à l'intérieur des pâtés de maisons. Vous pouvez vous croire égarés dans l'antique cité allemande décrite par Gœthe Krummenge Gàsschen, spitzen Giebeln,
Beschràngter Markt, Kohl, Rùben, Zwiebeln,
Fleischbànke, ivo die Schmeisen hauserz,
Die fetten Braten azzszusehmazcsen 1.
Certainement Strasbourg, dans ses vieux quartiers, a encore, plus qu'aucune autre ville d'Alsace, l'aspect de la cité vénérable où Faust, le très savant docteur, cherchait la pierre philosophale avant d'avoir été conduit par le diable chez la 1. « Pignons pointus, ruelles étroites et tortueuses, marché resserré, choux, navets, oignons, étal où demeurent les mouches pour déguster les gras rôtis. »
pauvre Gretchen. Mon guide à moi, qui s'est dérobé, pour me diriger, à ses liasses d'archives poudreuses, ne nous mènera pas à la perdition. En nous conduisant à travers le dédale de ruelles, de carrefours, de petites places, qui s'ouvrent entre le
quai des Bateliers et la caserne d'Austerlitz, entre la place Saint-Thomas la Grand'Rue et les Ponts-Couverts à la bifurcation de l'Ill, M. Seyboth a voulu nous faire saisir sur le vif les mœurs et les occupations de la population laborieuse, tout en nous montrant de plus près les côtés pittoresques de la ville dont il s'est chargé de nous expliquer l'évolution et le développement à travers les siècles. Détails d'architecture, souvenirs historiques, transformations sociales, changement de noms, statistique rien n'échappe à
VIEILLES !\IAISONf5 DE STRASBOURG.
son coup d'oeil, tou-
jours prompt à nous initier à tout ce qui le frappe au passage. Le pont du Corbeau portait autrefois le nom de Schindbrucke, « pont du Supplice », parce que le bourreau y jetait à l'eau, cousus dans un sac, les femmes adultères et les coupables de parricide. De l'autre côté de l'Ill, un café restaurant occupe le local de l'ancienne auberge du Corbeau, où les princes souverains
descendaient naguère pour prendre gîte. Une entrée couverte y donne accès dans une cour intérieure. Un escalier tournant monte aux étages supérieurs près de la porte. Dans la cour s'élèvent des bâtiments à charpente enfumée avec de vieilles fenêtres à boiseries sculptées et une terrasse à tourelle. Il y a des remises à cloisons en lattes dans le bas; à la hauteur des étages, des galeries en bois. Une de ces galeries passe au-dessus de la cour comme un pont, jeté d'une maison à l'autre, couverte d'un toit en tuiles. Partout des plants de vigne vierge filent le long des murs ou s'accrochent aux galeries, revêtant les boiseries vermoulues de leur fraîche verdure. Le pignon principal est surmonté d'une girouette; une grue à poulie s'avance au-dessus des remises, à côté d'une vieille lanterne. A ces motifs ajoutez les effets produits par le contraste de la lumière d'un soleil éblouissant et des parties obscures à l'intérieur, où des enfants jouent autour de la margelle d'un puits. On voit depuis la rue, devant la porte, la façade du musée des arts industriels, Kunstgewerbemuseum, entre la rivière et le marché aux Petits-Cochons. En arrière apparaît de nouveau la flèche de la cathédrale, repère visible partout, quand la vue n'est pas masquée par des constructions. Sur la gauche passe la rue des Bouchers, allant vers la place de l'Hôpital, tandis que le tramway de Kehl bifurque dans la direction de la porte d'Austerlitz, aujourd'hui Metzgerthor. Comme il fait très chaud, des voitures d'arrosage traversent les rues pour donner un peu de fraîcheur. Entre la porte d'Austerlitz et la porte de l'Hôpital, les campagnards venus au marché placent leurs attelages dans des écuries sans garantie, dont les écriteaux se montrent de différents côtés. A l'entour, des ateliers de tonnellerie pour les brasseries de la ville, et des magasins à houblon, dont Strasbourg fait un grand commerce.
Au lieu des numéros qui marquent aujourd'hui les maisons de chaque rue, l'une à la suite de l'autre, ces maisons étaient désignées autrefois par des enseignes, et la plupart avaient leurs armes parlantes sculptées ou peintes sur la façade. A Strasbourg, comme à Colmar sur la maison Pfister, les fresques extérieures étaient dues à des artistes distingués. La brasserie du Géant, dans la Krutenau, en offrait encore récemment un spécimen remarquable. On voit aussi, sur quelques vieux pignons crénelés, des traces de losanges peints, avec des armoiries sur les faîtes. Mais ces peintures historiées sont devenues rares et sont remplacées par des teintes unies. Plus durable, la sculpture nous a conservé davantage de ces anciens décors. Une porte de la rue des Faisans, entre autres, présente dans le linteau, au-dessus de l'entrée, une bonne figure de l'oiseau qui a donné son nom à cette rue. Au coin de la rue du Sanglier et des Hallebardes nous voyons aussi un vieux solitaire en bas-relief une mésange sculptée, dans la rue de ce nom, vis-à-vis
de l'hôtel de la Ville de Paris. Ailleurs, sur une maison de la rue de l'Ail, une botte d'ail, traduction graphique du nom de Knobloch porté par une ancienne famille strasbourgeoise, aujourd'hui disparue. Comme pour la maison du pêcheur Gérard, devenue l'auberge A la Carpe bridée, la traduction française a dénaturé pas mal de noms propres. Pourtant, si les édiles du régime français ont eu tort de traduire Kalbsgasse et Salzmanngasse par rue des Veaux et rue de l'Homme-de-Selr bien des gens ont été mis en bonne humeur par le changement du nom de la rue Gay-Lussac, à Mulhouse, en Lustige Lussac Gasse, par suite de l'usage obligatoire de la langue allemande. Tout bon Alsacien sait que Gay-Lussac est un savant français célèbre, de même que les Salzmann et les Kalb comptent parmi les. familles patriciennes de l'ancien Strasbourg. Sur le quai des Bateliers, la brasserie du Chant des oiseaux, dont la façade montrait un groupe de volatiles ouvrant le bec pour saluer l'aurore de leurs chants muets, occupe l'emplacement d'une maison de maître Vogelsang, messire Chant d'oiseau en traduction littérale.
LXXVII
LES QUAIS DE L'ILL ET LE RÉSEAU FLUVIAL.
Les quais de l'Ill ne le cèdent en rien aux vieilles rues de la ville pour leu pittoresque et pour le mouvement. Une promenade le long de l'eau prête à beaucoup d'observations curieuses et offre en quantité de jolies perspectives. Strasbourg, aux premiers temps de son histoire, alors que l'histoire ne s'écrivait pas encore, a commencé par être une station aquatique, une bourgade de pêcheurs vivant sur leurs canots, au milieu d'un réseau de cours d'eau. Pendant toute la durée du moyen âge, la tribu des pêcheurs est restée une des principales corporations de la ville. Sous le régime français, l'unique régiment de pontonniers de l'armée y tenait garnison en permanence. Maintenant, sous nos yeux, les bateaux-lavoirs. amarrés le long des quais, à côté de la flottille des bateaux pêcheurs, avec leurs filets et leurs paniers à poissons, ressemblent bien à la station aquatique d'autrefois. mais où les alertes laveuses caquettent plus vivement que nos députés au Landesausschuss, réunis en séance dans leur chalet, pareil à une laiterie. Depuis le pont du Corbeau, où nous photographions un de ces tableaux, nous voyons la rivière couler lentement, entre ses quais déployés en ligne droite jusqu'au delà des bâtiments de Saint-Étienne, vers la porte des Pêcheurs. Un soleil, déjà chaud, malgré l'heure matinale, éclaire le ciel sans nuage, avec une brise légère qui
ajoute à la joie de vivre. Regardez les files de poissons à écailles blanches happe les mouches voltigeant au ras de l'eau. Sous les platanes du Neue Fischmarkt, des bateliers goudronnent une barque, deux apprentis épiciers grillent leur café, tandis qu'au milieu de la voisine ruelle perpendiculaire au quai, un meunier décharge ses sacs de farine devant une boulangerie. Plus loin vont et viennent, crient et tapagent les garçons d'une école primaire, attendant que la cloche sonne l'heure
BATE AUX- LA VOIR S SUR L'ILL.
de la classe. Sur le pont même passe un train du tramway métropolitain, entraîné par sa locomotive bruyante, suivi par un régiment d'infanterie, dont les pas pesants résonnent sur le pavé.
Au milieu des mille bruits de la place, de tout ce mouvement, la scènerie des bords de l'Ill, dans le cours de la rivière à travers la populeuse cité, a son caractère propre. Vers l'aval, la perspective nous montre l'église Saint-Guillaume, avec son clocheton grêle, entre les rangées de maisons du quai des Bateliers d'un côté, de l'autre une cheminée d'usine, qui fume, et la façade du Château avec sa terrasse plantée d'arbres, derrière une grille en fer. Vers l'amont, c'est l'église Saint-
L'iLL A L'INTÉRIEUR DE STRASBOURG; DERRIÈRE S A IN T- ÉTI E N N
Nicolas, qui se détache au-dessus des maisons du quai du même nom, dans la direction du plan des Moulins et du quartier de la Petite-France, im kleinen Frankreich. Le plan des Moulins, entre les anciens Ponts-Couverts et l'hôtel de la Monnaie, local actuel du ministère des finances, occupe dans le lit de la rivière une sorte d'île coupée par quatre canaux, servant l'un à la navigation, les autres à mouvoir les roues de plusieurs moulins à tan et à farine. Des écluses règlent le passage des bateaux dans le canal de navigation le long du quai de la Petite-France. A la pointe d'amont de l'île se trouve le passage des Ponts-Couverts d'autrefois, aujourd'hui aussi découverts que tous les autres ponts de Strasbourg sur l'Ill. Construits en 1300, pour la défense de la ville, puis démolis en ils étaient flanqués de tours carrées massives, faisant partie de l'enceinte. Jusqu'au moment où a été bâtie la maison d'arrêt derrière le palais de justice, ces tours à créneaux ont servi de prisons. Une partie de la rivière et des chenaux qui s'en détachent, pour faire marcher les moulins, est occupée par des écoles de natation et des établissements de bains. A la pointe d'aval, en descendant sur le quai de halage, depuis la place Saint-Thomas, on voit, en face du quartier Finkweiler, une fabrique de vernis et la fabrique de chocolat de la Compagnie française. L'eau des bains ne paraît pas trop limpide et ne ressemble en rien à l'onde pure de nos torrents descendus des Vosges. Par-dessus les murs de quelques jardins se penchent des massifs de lilas en fleurs et de verts acacias. Un pont en pierre, à double arche, conduisant à la rue de la Monnaie, livre passage aux grands bateaux. Il porte aussi un réseau de fils télégraphiques, si nombreux qu'il ressemble à une toiled'araignée. Depuis les bâtiments de l'ancienne Monnaie, des tourelles en encorbellement, à double étage, avec jalousies aux fenêtres, donnent sur la rivière. Quand les eaux sont fortes, elles se précipitent blanches d'écume, par la vanne de décharge, à côté de l'écluse, avec une forte chute. Derrière les moulins s'élèvent des maisons et des hangars, avec des galeries à jour. Par-ci par-là, quelques. balcons suspendus. Des tanneurs lavent des peaux de vaches, sur un bateau attachés devant une petite porte de la maison à galerie qui sert de séchoir pour les briquettes- de tan. Dans le chenal il y a des pieux pour y attacher les bateaux et les peaux mises en trempe.
Autant les maisons de ce quartier sont en mauvais état, autant elles paraissent populeuses. Entassés les uns sur les autres, les ménages sont tous nombreux. Cesbraves gens, Strasbourgeois d'ancienne date, s'occupent de tous les métiers, et les enfants grouillent devant les portes. Petites maisonnettes, ruelles étroites, où les. étages empiètent les uns sur les autres, où les façades se penchent comme pour se rejoindre et s'embrasser. D'une fenêtre à la fenêtre opposée, les locataires peuvent
se tendre la main. Par contre, la lumière manque, l'air se charge de miasmes. Entre le quai de l'Ill et la Grand'Rue, les communications s'établissent par des passages tortueux Haargasschen, Miillergàsschen, Magnetengâsschen, Rosengasschen. Appeler cette dernière voie la rue Eaux Roses est une amère dérision. L'odeur qu'on y respire ne rappelle en rien le parfum des fleurs dont elle porte le nom. Partout le bruit des métiers et un peuple qui travaille. Sur les volets d'une auberge, dont le
STRASBOURG LES PONTS-COUVERTS.
propriétaire vend de la choucroute et des navets confits à emporter, une peinture représente ces comestibles sous des couleurs alléchantes. Tournons-nous de là par la rue de l'Acacia, nous nous retrouvons sur l'Ill, derrière les moulins. Un peu plus loin en amont sont les écluses des fortifications, avec leur plate-forme gazonnée au-dessus de la rivière. Le pont des Moulins, en place des anciens Ponts-Couverts, est en pierre, à plusieurs sections, l'une avec trois arches, les autres composées d'une arche unique. Sous ces arches passent les grands bateaux, dont deux se présentent, à la file, devant l'écluse du canal de navigation. Dans la section de la rivière non canalisée, vous avez, sur la droite, des magasins attenant, à des jardins sur la
gauche, de vieilles maisons, des séchoirs de briquettes de tan et des chantiers de bois. Les grandes tours grises, avec de petites lucarnes, debout entre les entrées des chenaux, à la pointe de l'île des Moulins, se profilent fièrement sur le ciel bleu.
Tout le parcours du bras de l'Ill appelé canal des Faux-Remparts, depuis les écluses du mur d'enceinte jusqu'au Kaiserplatz, en face du palais impérial, est beaucoup moins intéressant. Les Faux-Remparts étaient formés naguère par un terreplein, large de 6 mètres, contenu entre deux murs. Ils allaient depuis l'entrée de la rivière dans l'enceinte, près de Saint-Jean, jusqu'auprès de la porte des Pêcheurs, derrière Saint-Étienne. A leur extrémité, ils étaient fortifiés par la tour de Stolzenech, où les deux fossés qui les longeaient intérieurement et extérieurement venaient déverser leurs eaux dans le bras principal de la rivière. Ces ouvrages de fortifications, tombés en ruines par places, furent démolis lors de la construction des quais du canal de navigation et du canal des Faux-Rempart.s. Un coup d'œil sur la carte d'Alsace nous montre autour de la place forte d'aujourd'hui un réseau fluvial assez' compliqué. Le Rhin, contenu dans un lit artificiel, depuis la correction de son cours, dans l'intervalle des années 1840 à 1870, coule à 5 kilomètres des remparts. A une vingtaine de kilomètres en aval, le grand fleuve reçoit l'Ill, récepteur des eaux des Vosges jusqu'au confluent de la Bruche. Une communication existe aussi plus en amont, entre le fleuve et la rivière, par l'ancien bras du Rhin tordu, à peu près oblitéré maintenant. Autrefois, l'Ill était la voie naturelle la plus facile pour aller de Colmar à Strasbourg, par eau, quoique la navigation y soit à peu près raban.donnée de nos jours. Cette rivière ne reçoit pas moins de 908 filets d'eau, marqur's sur la carte topographique à grande échelle. Nous avons déjà dit que l'Alsace lui doit son nom, le mot allemand Elsass signifiant « le pays ou la contrée de l'Ill ». Partagée en deux branches à la hauteur d'Erstein, l'Ill envoie une partie de ses eaux dans le Rhin par la dérivation de la Krafft. Le courant principal, arrivé à Strasbourg, se ramifie encore après son entrée à l'intérieur de l'enceinte fortifiée. Ainsi que nous venons de le voir, le bras gauche, sous le nom de canal des Faux-Remparts, contourne la vieille ville, en décrivant un arc, pour se réunir de nouveau avec le bras droit, courant principal, au bas du pont Saint-Guillaume. Ce courant principal du bras droit, après avoir fourni trois chenaux pour mouvoir les moulins groupés au-dessous des anciens ponts couverts, reprend les eaux des moulins dans le canal de navigation. Après le confluent du canal des Faux-Remparts, en avant du pont Royal, devant la place de l'Université, la dérivation de l'Aar forme les iles Hélène et du Wacken, encore à l'intérieur de l'enceinte. En dehors de cette enceinte, près de l'écluse de la porte de la Robertsau, la rivière rencontre le canal
COSTUMES ALSACIENS A STRASBOURG.
de l'Ill-au-Rhin, tandis que l'émissaire de l'Aar se ramifie encore dans la direction de Schiltigheim.
Entre l'Ill et le Rhin, plusieurs courants intermédiaires font alternativement passer les eaux du fleuve dans la rivière et celles de la rivière dans le fleuve, suivant les changements de niveau produits par le mouvement des crues dans l'un ou l'autre. Ces cours d'eau intermédiaires sont le Rhin tordu ou Krummerich, le Ziegelwasser, le Rheingiessen ou petit canal de l'Ill-au-Rhin, le Franzosencanal enfin, qu'il est question de combler ou de couvrir. Le Rhin tordu, dont le lit peut être considéré comme un ancien bras du grand fleuve, avant sa correction, est formé par la réunion de deux émissaires de la Krafft, ramifiés et réunis plusieurs fois au sud de Plobsheim. Plusieurs anciens bras du Rhin, plus ou moins oblitérés maintenant, s'y rattachent aussi, dans le cours de ses sinuosités multiples à travers les terres basses de ses rives. Ils débouchent dans l'Ill peu avant son entrée en ville, près de la jonction du canal du Rhône-au-Rhin, à Heiritz. D'un autre côté, le Ziegelwasser. se détache du Rhin tordu au sud du Neudorf pour s'écouler dans le petit canal de l'Ill-au-Rhin, aux environs de la citadelle. Ce petit canal de l'Ill-au-Rhin, Rheingiessen en allemand, vient lui-même du petit Rhin à proximité du point où la route de Kehl franchit ce bras du fleuve. On le voit s'infléchir à l'ouest suivant une courbe tournée vers la citadelle, dont il remplit les fossés, après la jonction du Ziegelwasser. Arrivé près du château d'eau, il pénètre ensuite sur le territoire de la ville et se réunit à l'Ill par un canal voûté, sous la rue de Zurich, au pont Saint-Guillaume, après avoir lavé un égout collecteur des nouveaux quartiers.
Rappelons encore, à propos du canal de la Bruche, qu'il a été question de rendre ce cours d'eau navigable en tout temps dès le xve siècle. Le projet de canalisation reçut son exécution en 1682, sous les auspices de Vauban, pour le transport des pierres de la carrière de Soulz-les-Bains employées à la construction de la citadelle. Commençant au Kronthal, à proximité des carrières en question, ce canal dérivé de la Bruche ne sert plus beaucoup comme voie de transport. Quant au canal du Rhône-au-Rhin, il rattache Strasbourg au bassin du Rhône, depuis 1834. A l'intérieur de la ville, l'Ill est rendue navigable pour les grands bateaux, de 1835 à 1840. En 1842 la navigation a été ouverte jusqu'au Rhin par le canal de l'Ill-auRhin. De son côté, le canal du Rhin-à-la-Marne communique avec le canal de l'Illau-Rhin sans plus toucher l'enceinte de la place. Une autre voie enfin, établie de 1880 à 1881, le nouveau Verbindungskanal, après s'être détachée de l'Ill au point où débouche le canal du Rhône-au-Rhin, traverse les glacis de l'enceinte fortifiée, baigne les remparts autour de la porte de Kehl et rejoint le canal de l'Ill-au-Rhin près de son débouché dans le petit bras du Rhin. Ce canal de jonction, creusé depuis
le dernier remaniement des fortifications, sur une longueur de 4 300 mètres, procure aux grands bateaux un passage plus facile du canal du Rhône-au-Rhin dans celui du Rhin-à-la-Marne, en évitant les difficultés de la traversée par l'intérieur de la ville. Un bassin bien construit a été établi aussi sur son parcours entre la porte de l'Hôpital et le débouché dans l'Ill du canal du Rhône-au-Rhin. En ce qui concerne les fossés de l'enceinte fortifiée actuelle, ils ont de 40 à 60 mètres de largeur. Ils se détachent de l'Ill sur la gauche à 300 mètres au-dessus de la grande écluse des fortifications pour rentrer dans la rivière, après avoir croisé l'Aar et baigné les remparts du front ouest. L'Ill supérieure alimente également les fossés du front sud sur sa droite, tandis que le Verbindungskanal sert de défense sur le front est. Sur le front nord, l'Ill et le canal de l'Ill-au-Rhin achèvent- le tour des remparts, au pied des glacis.
LXXVIII
L'UNIVERSITÉ ET LES INSTITUTIONS SCIENTIFIQUES.
Un des premiers actes du gouvernement allemand, après la conquête de l'AlsaceLorraine, a été l'institution d'une Université appelée à réaliser l'assimilation intellectuelle des populations annexées au nouvel empire. L'ordonnance de la chancellerie impériale qui remplaça l'ancienne Académie de Strasbourg, dispersée, par l'Université actuelle, est datée du 22 décembre 1871, le jour même où fut signée la convention additionnelle au traité de paix de Francfort. Dès le printemps de 1872 un corps enseignant composé de 46 professeurs commença les cours, ouverts le le, mai, à l'occasion du trois cent cinquième anniversaire de l'ouverture de l'Académie, fondée en 1567 par le stettmeister Jean Sturm de Sturmeck. Aujourd'hui l'Université de Strasbourg compte un ensemble de 62 professeurs ordinaires et 46 professeurs extraordinaires et libres, qui tiendront 247 cours et conférences pendant le semestre d'hiver de l'année 1888, dans les cinq facultés de cette haute école. Cours et professeurs se répartissent ainsi entre les cinq facultés théologie, 9 professeurs, 26 cours et conférences; droit et sciences politiques, 12 professeurs, 16 cours et conférences; médecine, 36 professeurs, 63 cours et conférences; philosophie, 30 professeurs, 92 cours et conférences sciences naturelles et mathématiques, 23 professeurs, 54 cours et conférences. A côté des laboratoires et des cliniques attribués à chaque branche spéciale des sciences naturelles et des sciences médicales, les autres branches de l'enseignement ont aussi leurs séminaires particuliers pour initier les élèves aux exercices pratiques. Une bibliothèque de
600 000 volumes, installée provisoirement au château, sur la place de la Cathédrale, et une salle de lecture qui reçoit, au palais collégial, 571 revues, journaux et feuilles périodiques, sont à la disposition des élèves et des maîtres. Au commencement de l'année courante, l'Université comptait 866 élèves immatriculés, dont 310 AlsaciensLorrains. En 1872, le nombre des étudiants de l'Université nés en Alsace-Lorraine était de 69 seulement, la plupart inscrits à la faculté de théologie protestant c'est bien peu, eu égard aux sacrifices faits pour doter cette institution dans une large mesure, car la somme d'argent consacrée à l'installation de l'oeuvre dépasse 20 millions de francs, sans compter les établissements annexes de l'ancienne Académie du régime français. Outre les revenus des fondations particulières, le budget de l'État pour l'exercice de cette année porte un crédit de francs pour l'Université et 153 375 francs pour la bibliothèque, afin de subvenir aux charges courantes, auxquelles s'ajoute encore une dépense extraordinaire de 279 439 francs. Le gouvernement et le pays se sont entendus et rivalisent d'efforts pour dcter largement cet établissement d'instruction supérieure. Aucune autre ville d'Europe, sans en excepter les grandes capitales, ne présente pour le haut enseignement une installation plus riche ou dont l'organisation soit mieux combinée. Chaque branche d'étude dispose ici de ses locaux propres et distincts, avec ses laboratoires, ses collections, ses instruments spéciaux. Véritables palais élevés au culte de la science, les divers bâtiments, les constructions de l'Université comprennent tout un quartier de la ville, où l'utile et l'agréable sont prodigués avec une libéralité inusitée. Ceux-là mêmes, parmi les représentants du pays dans les assemblées politiques, que la douleur de l'annexion allemande a le plus profondément atteint,s, ont voulu servir les intérêts de la science, en élevant ce monument, sans céder aux considérations étroites d'un patriotisme mal inspiré ou mesquin. En un mot, on a voulu faire grand pour favoriser le savoir humain; on y a réussi incontestablement.
La façade du palais collégial de l'Université se dresse vis-à-vis du Palais impérial, élevé sur le Kaiserplatz, de l'autre côté de l'Ill. Belle construction aux lignes simples, en style de la Renaissance, avec le grès vosgien pour matériaux, cet édifice fait meilleur effet, au point de vue architectonique, que le nouveau palais bâtai en face pour recevoir l'empereur. Son plan d'ensemble a la forme d'un T, dont les deux branches faisant front mesurent 125 mètres de développement, en arrière d'un joli square, avec jets d'eau et parterre gazonné. Les bâtiments des différents instituts de chimie, de physique, de botanique, d'astronomie, suivent au delà, avec le jardin botanique et l'observatoire, dans la direction de la citadelle, tandis que les instituts de la faculté de médecine et leurs cliniques se trouvent groupés à
proximité de l'hôpital civil, dans un autre quartier. Au palais collégial, les deux ailes et le bâtiment du milieu s'avancent un peu sur le front et dépassent la hauteur moyenne. Un grand escalier extérieur, flanqué de colonnes en candélabres, donne accès à l'intérieur par le portail central. Tout l'édifice repose sur un socle en grès de couleur rouge formant sous-sol à la hauteur de l'escalier. La couleur des
FAÇADE DE L'UNIVERSITÉ DE STRASBOURG.
étages est grise et l'appareil des pierres de taille de moindres dimensions que dans le socle. Cinq grandes portes en plein cintre occupent toute la largeur de l'escalier extérieur. A ces portes correspondent à l'étage principal autant de fenêtres, a plein cintre également, en retraite, avec de sveltes colonnes corinthiennes dans les intervalles, qui supportent au-dessus de l'élégante frise un haut attique, orné de cinq figures plus grandes que nature. Pallas Athénée, protectrice de la science, se tient debout, devant son trône, dans une attitude calme et majestueuse, élevant son flambeau de la main droite, tenant dans la main gauche abaissée une couronne.
Des deux côtés du trône, les personnifications de la philosophie et des sciences naturelles paraissent instruire l'une et l'autre un jeune homme étendu à leurs pieds. L'un des disciples cherche à soulever le voile du sphinx, sous l'incitation de la Philosophie, arrivée à l'âge mûr; la Science, sa sœur plus jeune, explique à l'autre élève un problème scientifique à l'aide d'un compas. Sous le groupe l'inscription en caractères latins, non en lettres gothiques Litteris et Patrise. Des niches ménagées dans le mur, au-dessus des grandes fenêtres du bâtiment central, renferment des bustes en bronze, représentant les cinq facultés au milieu l'apôtre saint Paul; sur les côtés, à gauche Solon et Aristote, à droite Hippocrate et Archimède. Deux autres niches au niveau des fenêtres du principal étage abritent deux statues allégoriques Argentina ou Strasbourg et la Germania, la cité et l'empire. Aux angles de l'édifice sont disposés quatre pavillons portant au-dessus de l'entablement 36 statues en pied, vouées aux illustrations scientifiques de l'Allemagne. A l'intérieur le bâtiment central et les deux ailes renferment.chacun une cour. La cour du milieu est une immense halle, prenant la hauteur des deux étages, de 16 mètres d'élévation, large de 25 mètres, longue de 28, éclairée par un vitrage formant plafond et d'un effet grandiose. Cette halle fait office de salle des pas perdus, et les galeries de l'étage supérieur en font le tour, avec leurs balustrades. La cérémonie de l'inauguration a été célébrée dans son enceinte le 27 octobre 1884.
Spacieux comme tout le reste, les locaux de l'administration occupent l'aile sud du rez-de-chaussée, à côté de la salle du sénat et de la salle de musique, car l'enseignement de la science musicale entre aussi dans le programme de l'Université. Dans la salle de réunion du sénat, décorée richement, le plafond est particulièrement remarquable. A gauche de l'entrée, dans l'aile nord du rez-de-chaussée, ou étage inférieur, le parloir des professeurs et la plupart des salles de cours des diverses facultés se succèdent le long des corridors. Ces salles de cours ont ensemble 965 sièges. Plus ou moins vastes, suivant les besoins présumés, elles sont aménagées de manière à recevoir chacune de 27 à 208 auditeurs. Sauf deux, les séminaires pour les 'exercices pratiques se trouvent au premier étage, afin de jouir du calme nécessaire pour l'étude. Ils sont ouverts soit toute la journée, soit à certaines heures seulement, sous la surveillance ou la direction des professeurs, qui ont tous leur cabinet particulier à côté de la salle réservée aux élèves. Ils remplacent les laboratoires de la faculté des sciences naturelles et offrent les collections, les appareils et une bibliothèque spéciale pour chaque branche de l'enseignement. Placés les uns à côté des autres, ils sont facilement accessibles aux membres des séminaires voisins. On y arrive par l'escalier sud, duquel partent
trois corridors fermés par des grilles en fer forgé. En partant du milieu de la façade du bâtiment principal, on a successivement les séminaires des langues romane et anglaise, le séminaire philologique, l'institut d'archéologie, le séminaire germanique, les séminaires des sciences historiques, de philosophie, de jurisprudence et des sciences politiques. Toute la moitié nord du premier est consacrée aux collections d'objets d'art, à partir de l'aula jusqu'aux locaux du séminaire
SALLE VITIiÉE DE L'UNIVERSITÉ.
des sciences politiques. Au milieu de la façade occidentale est la salle de cours commune, entourée, d'un côté, de la bibliothèque de l'institut d'archéologie, de l'autre par les locaux de l'institut pour l'histoire de l'art moderne et du moyen âge. Une salle particulière a été réservée pour des expositions temporaires. Viennent ensuite la salle d'égyptologie et le musée archéologique, complété celui-ci par le musée lapidaire de la Société pour la conservation des monuments historiques, dans les jardins de l'ancienne Académie. Il y a des professeurs spéciaux pour l'égyptologie et la langue arabe.
Chacun des instituts spéciaux de chimie, de physique expérimentale, de botanique, de pharmacologie, d'astronomie, qui suivent dans le quartier derrière le
palais collégial, mériterait une visite particulière, ainsi que les cliniques et les laboratoires de la faculté de médecine; chacun de ces instituts est indépendant et séparé des autres, pourvu de tous les aménagements propres à sa destination. Afin de permettre aux professeurs directeurs des instituts spéciaux de bien suivre le travail et les exercices de laboratoire de leurs élèves, on les a logés dans les mêmes bâtiments. Dans les laboratoires, toutes les places disponibles sont occupées. L'institut de chimie, par exemple, organisé pour recevoir une centaine d'élèves dans ses deux sections de chimie organique et de chimie minérale, n'a pas une seule place vacante dans son laboratoire. Pour compléter l'ensemble des établissements de l'Université, il reste à construire dans le quartier un institut de zoologie, un institut de géologie et un institut de météorologie. Le Landesausschuss a déjà voté une motion pour la création d'un institut météorologique, appelé à centraliser les observations faites dans tout le pays et à transmettre aux communes les avertissements pour la prévision du temps. Quant à l'institut de géologie et de minéralogie, il se trouve encore installé provisoirement à l'ancienne Académie, avec le musée d'histoire naturelle et l'office du levé géologique de l'Alsace-Lorraine. Dans les mêmes locaux nous avons le musée d'archéologie alsacienne et la collection de tableaux en voie de formation. Lors du bombardement, au mois d'août 1870, le musée des beaux-arts, formé à l'Aubette, sur la place Kléber, a été détruit, ainsi que les collections d'antiquités conservées à la bibliothèque de la ville. Aussi bien est-il à désirer que les grandes salles du château, sur la place de la Cathédrale, soient transformées en un nouveau musée des beaux-arts, quand la bibliothèque pourra être transférée dans le quartier de l'Université.
Les collections artistiques et scientifiques de Strasbourg ont été formées sous les auspices d'autant d'associations particulières, par le concours d'amateurs et d'hommes d'étude. C'est la Société pour la conservation des monuments historiques de l'Alsace, dont le chanoine Straub est l'âme et l'ardent promoteur, qui s'occupe du musée lapidaire et du musée archéologique, disposés celui-ci dans les salles, celui-là dans les jardins de l'ancienne Académie. C'est la Société strasbourgeoise des amis de l'histoire naturelle qui a fourni les moyens pour la formation des collections du musée d'histoire naturelle, où le professeur Schimper, membre de l'Institut de France, a réuni dans son musée vosgien les spécimens d'animaux, de plantes, de fossiles, de roches et de minéraux propres à l'Alsace. C'est la Société des amis des arts qui a amené l'administration municipale à former la galerie de tableaux, brûlée si malheureusement, où nous avons vu quelques-unes des plus charmantes compositions de nos maîtres alsaciens contemporains. Formée à Strasbourg, dès 1832, dans le but de propager le goût des beaux-arts et d'encou-
rager les artistes, elle se réunit quelques années plus tard aux amateurs de Darmstadt, de Mannheim, de Carlsruhe et de Mayence pour organiser tour à tour, dans ces villes des bords du Rhin, des expositions périodiques de peinture et de sculpture. En même temps surgit, à côté de cette association rhénane, la Société pour l'encouragement des artistes alsaciens, qui fit des expositions annuelles exclusivement consacrées aux productions des artistes de la province. Heim et
Uhlmann, Brion, Marchai, Bernier, Ehrmann, Pabst, Jundt, Lix et Schützenberger, les deux Guérin et Schuler, Touchemolin, Friederich et Grass, beaucoup d'autres que je ne nomme pas, mais dont tout le monde, autour de nous, connaît les œuvres charmantes, ont produit leurs statues et leurs tableaux dans ces expositions annuelles, après les avoir montrés au Salon de Paris. Ainsi les amateurs d'Alsace ont eu occasion d'admirer ici, sans prendre le chemin de la capitale, dans les salles de l'Hôtel de Ville les Émigrants de Louis
LE PROFESSEUR SCHIMPEK.
Schützenberger, la Foire aux servantes et le Choral de Charles Marchai, la Pêche au saumon et la Chasse au coq de bruyère de Lix, le Repas de noces et l'Enterrement sur le Rhin de Brion, la Faiseuse de nouilles et la Noce dans le Kochersberg de Pabst, les peintures allégoriques d'Ehrmann et le Marche de Schlestadt exécuté par Hafner et conservé encore dans une salle de l'Hôtel du Commerce.
Depuis l'annexion allemande, le zèle pour les choses de l'art s'est tant soit peu refroidi dans nos milieux. Peut-être cependant verrons-nous une autre association artistique se reconstituer pour réunir peu à peu dans les salles du Château une nouvelle galerie des maîtres alsaciens contemporains avec le concours de la municipalité de Strasbourg?
Les établissements scientifiques dépendant de l'Université nous amènent à parler de l'histoire naturelle et du climat de l'Alsace. Au musée vosgien fondé par le professeur Schimper, un de mes maîtres regrettés, dans une des salles de l'ancienne Académie, se trouvent réunies des collections assez complètes des minéraux et des roches, des animaux et des plantes de toutes les espèces encore vivantes ou à l'état fossile, observées dans le pays. Une commission spéciale a été instituée à Strasbourg, depuis une dizaine d'années déjà, pour exécuter le levé géologique, à grande échelle, de l'Alsace-Lorraine, de même que l'étude du climat et des mouvements de l'atmosphère doit être confiée à un institut météorologique, au point de vue des applications pratiques et de la prévision du temps, pour les avertissements à l'agriculture. Dans l'impossibilité de décrire en détail toute l'histoire naturelle de la contrée, nous nous bornerons à quelques aperçus. Lorsque nous nous trouvons sur la plate-forme de la cathédrale, ou qu'un train rapide nous emporte sur le chemin de fer de Strasbourg à Colmar, le sol de l'Alsace nous apparaît à première vue partagé en trois zones distinctes par leur conformation physique et par leur aspect. A l'ouest s'élève la chaîne des Vosges, semblable à un rempart naturel disposé entre l'intérieur de la France et le bassin du Rhin. Une lisière de collines longe le pied des montagnes, marquant la transition des hautes régions à la plaine. Cette plaine enfin s'étend, unie et basse, le lony du Rhin, sur une longueur de 200 kilomètres, entre Bâle et Lauterbourg, dépassant en superficie l'aire des coteaux et des montagnes prises ensemble. Ces trois zones se distinguent l'une des autres par la structure géognostique, par le climat. et par la végétation. Rien que par l'aspect des cultures, un œil exercé reconnaît la diffé rence des conditions physiques enfore les trois régions. Dans les montagnes nous voyons des forêts et des pâturages, une exploitation alpestre en rapport avec l'abaissement de la température, des pluies plus abondantes et des chutes de neiges, qui, de l'automne au printemps, et même pendant l'été, couvrent les sommets et les gorges entre 1 000 et mètres d'altitude. La région des collines et des coteaux étendus au pied des Vosges parallèlement au Rhin jouit d'une atmosphère plus sèche et d'une température moyenne plus douce, assez élevée en été pour faire prospérer la vigne entre 200 et 400 mètres d'altitude, pénétrant assez loin à l'intérieur des vallées aux expositions méridionales. Sous l'effet des gelées qui sur-
HISTOIRE NATURELLE ET CLIMAT DE L'ALSACE.
LXXIX
viennent jusqu'au mois de mai, la vigne ne réussit plus assez, dans la plaine de l'Ill et du Rhin, pour être cultivée en grand, quoique la chaleur moyenne de l'année s'accroisse en se rapprochant du niveau de la mer. A Bâle l'élévation du sol de la plaine au-dessus de la mer atteint 270 mètres, 200 mètres à Colmar, mètres à Strasbourg. Les cultures arables et particulièrement la production des céréales prédominent dans cette zone.
Plus variable que dans les contrées maritimes, la température de l'air en Alsace n'est pas sujette à des variations aussi extrêmes que celles constatées à l'intérieur des continents. Ainsi en Sibérie, à Yakoutsk, le thermomètre oscille entre 50 degrés centigrades au-dessous de zéro et 30 degrés au-dessus, alors que, depuis le commencement de ce .siècle, la température à Strasbourg n'est jamais tombée audessous de 26°, ni montée au-dessus de 36°. Abstraction faite de ces extrêmes, la température varie ici d'une année à l'autre entre 32 et en moyenne, Pendant l'hiver le plus rude elle n'est pas allée au-dessous de 26°, et elle a encore atteint -j- 26° durant les étés les plus froids. Dans nos montagnes, la température diminue avec l'altitude. Cependant cette diminution n'est pas la même d'un bout de l'année à l'autre. En automne, alors que les brouillards glacés des basses terres couvrent les plaines du Rhin et de l'Ill, la chaîne des Vosges émerge, semblable à une île allongée, au-dessus de cette mer de nuages, et le soleil en échauffe les flancs exposés au midi, de telle sorte qu'à Hochroth et au lac Blanc les paysans travaillent en plein air débarrassés de vêtements chauds jusque dans le courant de novembre.
L'altitude a une influence particulière sur la répartition des condensations atmosphériques, c'est-à-dire de la pluie, des nuages et du givre. Non seulement il pleut plus abondamment dans la montagne que dans la plaine, mais les quantités relatives tombées dans les basses plaines et dans les terres plus élevées varient suivant les saisons. Dans les Vosges, les condensations atmosphériques de l'hiver dépassent celles de l'été, alors que dans les plaines de l'Ill ces dernières dépassent, au contraire, celles de l'hiver. La quantité de condensations (pluie et neige) augmente de la plaine à la montagne, dans le sens de la hauteur. D'autre part, il tombe plus d'eau sur les versants sud et ouest des Vosges que du côté est, ce qui a été aussi constaté dans la Forêt-Noire. La plus grande hauteur des condensations de l'hiver relativement aux pluies de l'été provient, pour les pays montagneux, des neiges, qui, au-dessus de Munster à la Schlucht, atteignent parfois deux mètres de hauteur dans l'espace de vingt-quatre heures.
Sur les hauteurs exposées aux vents humides du sud-ouest, le givre est un facteur de condensation assez important, sans cependant l'être dans nos Vosges au
même point que sur le Brocken, dans le Harz, où les poteaux télégraphiques se revêtent de givre jusqu'à atteindre un mètre de diamètre. Ajoutons encore, en ce qui concerne les masses neigeuses des Vosges, que dans les hauts vallons du Wormspel, autour du Hohneck, ces masses se solidifient et se conservent parfois d'un hiver à l'autre, en formant de petits glaciers temporaires. Ce phénomène ne se manifeste naturellement que dans des années exceptionnelles.
En ce qui touche l'évaporation, les essais exécutés du 1er juillet 1844 au 30 juin 1846, à propos de l'alimentation du canal de la Marne-au-Rhin, nous apprennent qu'à la surface de l'eau, à ciel ouvert, l'évaporation fut une année de 436 millimètres, et l'autre de 626 millimètres, proportion également constatée par le débit de l'Ill, qui, dans les environs de Strasbourg, fournit 28 à 30 p. 100 des condensations totales de son bassin.
Le degré d'humidité de l'air est en relation directe avec le changement ou la direction des vents. En Alsace, c'est le vent du sud-ouest qui domine. La prédominance des vents se reconnaît de prime abord au développement des branches des pins et des hêtres au sommet des Vosges. Sur les crêtes les plus élevées de nos montagnes, tous les arbres, quand ils ne sont pas protégés contre les vents, dirigent leur ramure du sud-ouest au nord-est. La proportion des vents du sud, qui amènent des nuages et de l'humidité, aux vents du nord, qui dégagent le ciel et rafraîchissent l'air, est, pour les mois d'hiver, comme 178 est à 100, et, pendant les mois d'été, comme 120 est à 100. D'ailleurs, ici, les courants d'air sont fréquemment modifiés dans leur direction. On citerait peu de mois dans l'année durant lesquels la girouette n'accomplisse pas d'évolution complète autour de son axe. Nous habitons une région au-dessus de laquelle les courants polaires sont constamment en conflit avec les courants équatoriaux avec leurs caractères. Une année succède à l'autre, amenant avec elle les mêmes apparitions météorologiques. Les années de fortes chaleurs accompagnées de sécheresse persistante cèdent la place à des années plus humides et plus froides, exerçant une influence prédominante sur la croissance et la maturité de la végétation. Nos vieux cultivateurs se souviennent encore qu'en 1817 l'été a compté, à partir du 31 mai 90 jours de pluie, 7 jours de ciel couvert et 18 journées seulement de ciel complètement dégagé. Durant cette mauvaise année, les foins pourrirent sur pied, tandis que la récolte des céréales, au lieu de se faire en juillet, fut retardée jusque dans le courant de septembre, que le mois d'août vit se succéder de nombreuses gelées blanches, et que d'abondantes neiges firent irruption dans la plaine le 2 septembre. Pendant l'hiver de 1829-1830 le froid tint en progressant, à partir du 2 décembre jusqu'au 9 février. On entendait les arbres se fendre avec un bruit de tonnerre;
les fleuves étaient couverts d'une glace épaisse, et les terres couvertes de neige restèrent longtemps gelées à trois pieds d'épaisseur. A Mulhouse le thermomètre descendit jusqu'à 28°, à Strasbourg jusqu'à 24°, froid qui depuis ne fut atteint que le 10 décembre 1879 à Ueberach.
Les observations dont nous disposons donnent, sur les variations du temps en Alsace, les résultats suivants pour les années ordinaires jours de neige à Strasbourg 120 en moyenne, avec variations de 105 au moins, jusqu'à 170 au plus; jours de pluie à Strasbourg 16 en moyenne; au plus, 36; le moins, 9; jours de gelée à Iohtratzheim, près de Strasbourg et dans la plaine de l'Ill 80 en moyenne; à Turckheim nous comptons annuellement de 15 à 20 orages, 40 à 50 jours de brouillards, et environ 100 journées de gelée blanche. Le brouillard étant plus abondant sur les terres basses, on y constate aussi plus de gelées que dans la région des collines, au pied des Vosges, où vient la vigne. Ichtratzheim, par exemple, est toujours soumis à de fortes gelées, qui font leur apparition tous les deux ans au mois de mai, de sorte que la culture çle la vigne n'est rien moins que sûre dans la plaine. En résumé le climat de l'Alsace se caractérise par des étés chauds et des hivers rigoureux; de brusques changements de température, des condensations moyennes; des pluies d'été prédominantes dans la plaine; un moyen degré d'humidité de l'air; des vents prédominants du sud-ouest et du nord-ouest; des variations barométriques considérables, de 22 à 25 millimètres en moyenne, mensuellement, et de 32 à 35 millimètres entre les extrêmes; 15 à 20 orages par année des gelées fréquentes dans la plaine.
Les comparaisons qui ont pu être faites entre les renseignements fournis par les chroniques du moyen âge sur les variations du temps, et nos observations exactes, semblent établir que les traits caractérisques du climat alsacien sont restés les mêmes depuis un millier d'années. L'opinion que la température du moyen âge a dû y être plus élevée ne repose pas sur des faits précis. L'étude de la végétation et de la faune, sauf peut-être pour les classes inférieures, ne conduit plus que rarement à la découverte d'espèces nouvelles. Les plantes vasculaires ont été décrites d'une manière très complète dans la Flore d'Alsccce du Dr Kirschleger, professeur à l'école de pharmacie de Strasbourg, dont une édition nouvelle a paru en 1872 sous le titre de Flore vogéso-rhénane ou Description des plantes qui existent naturellement dans les Vosges et dans la vallée du Rhin, 2 volumes in-12. Sur les plantes cryptogames, nous avons un livre du Dr Quelet* les Champignons du Jura et des Vosges, publié en 1871 par la Société d'émulation de Montbéliard, en 1 volume in-8°, avec de nombreuses planches, tandis que l'abbé Boulay a décrit les muscinées dans sa Flore cryptogamique
de l'Est, 1 volume in-8°, Paris, 1872. Le nombre des muscinées reconnues dans la région des Vosges et du Jura s'élève à 514 espèces, à savoir les mousses, 456 espèces, réparties entre 69 genres; les sphaignes, 9 espèces, pour un genre unique; les hépatiques, 109 espèces, pour 35 genres. Pour les champignons il y a dès maintenant environ 700 espèces bien déterminées. Mousses et champignons croissent depuis le toit de nos maisons jusqu'aux derniers sommets des montagnes. Impossible de donner ici l'énumération trop longue de toutes les plantes indigènes conservées dans les herbiers et les collections des musées et de l'institut botanique à l'Université.
Pour les différentes classes d'animaux qui vivent en Alsace, la statistique complète de toutes les espèces reste encore à faire. Nous ne pouvons en fixer le nombre exact. Sur l'autre versant des Vosges, d'après les recherches du professeur Godron, la faune de la Lorraine compte près de six mille espèces, dont 5 230 insectes, mollusques, 8 reptiles, 45 poissons, 264 oiseaux et 56 mammifères. Les mammifères de l'Alsace, conservés dans les musées de Strasbourg et de Colmar, ou vivant sous nos yeux, appartiennent à 61 espèces, soit la moitié du nombre des espèces de mammifères terrestres de l'Europe, sur un total de 1 400 environ, décrites pour l'ensemble des faunes du monde entier. Lors de notre visite à la canardière de Guémar, nous avons constaté que les oiseaux pris en Alsace appartiennent à 241 espèces, dont 60 seulement sont sédentaires dans le pays en toute saison. La liste des poissons qui vivent dans nos cours d'eau, comprend 28 noms seulement.
Ne possédant aucune espèce qui lui soit exclusivement propre, la faune des mammifères de l'Alsace se confond avec celles de la France et de l'Allemagne. Ces diverses faunes présentent des différences plus grandes pour les animaux des classes inférieures, mais les mammifères leur sont presque tous communs. Ainsi la Lorraine a les mêmes mammifères que l'Alsace, avec cette différence que le hamster et le scheermaus, assez communs sur notre sol, n'ont pas encore été vus sur l'autre versant des Vosges. Sur nos 61 espèces de mammifères, 8 sont domestiques, à savoir le bœuf, le cheval et l'âne, le mouton et la chèvre, le porc, le chien et le chat. Quant aux espèces sauvages, elles comprennent 13 espèces de chauves-souris, 18 espèces de carnassiers, 18 espèces de rongeurs, 3 espèces de ruminants, 1 espèce de pachyderme.
Les espèces disparues de notre sol ont été l'objet d'un livre remarquable publié par M. Charles Gérard, en 1871, à Colmar, sous le titre Essai d'une faune historique des mammifères sauvages de l'Alsace.. Ces espèces sont au nombre de dix ou douze, aujourd'hui détruites ou absentes, mais dont les textes historiques
positifs signalent la présence en Alsace dans l'intervalle des vingt derniers siècles. Ce sont le lynx, l'ours, le castor, le cerf et le daim, le cheval sauvage, l'élan, le bison et l'aurochs, le renne, puis peut-être le chamois et le bouquetin. On le voit, ce sont, dans les différents ordres, les animaux les plus grands, les plus remarquables que l'homme a fait disparaître.
Après avoir signalé ces espèces maintenant éteintes, mentionnons encore, avant
HAMSTERS DE LA PLAINE D'ALSACE.
de quitter Strasbourg, la station zoologique de la cathédrale. Parmi les oiseaux sédentaires, y demeurent en toute saison la cresserelle, la chouette effraie, le moineau domestique, le pigeon commun. Les hôtes de passage sont les choucas, l'hirondelle de cheminée; le martinet, le rouge-queue et aussi la cigogne. La cigogne blanche, Cicogna alhcc, arrivant en Alsace au mois de mars, précurseur du printemps, niche également sur les arbres et au haut des édifices. J'en ai vu élever leur couvée sur des arbres, à quelques mètres seulement au-dessus du sol, dans les prairies des bords de la Sauer. Sur les édifices élevés elles sont plus en sûreté; elles trouvent aussi, sur le faite des toits, la charpente de leurs
nids préparée par la sollicitude des bourgeois propriétaires. Oiseau vénéré des Alsaciens, presque au même titre que l'ibis sacré dans l'Égypte ancienne, toute la population le protège avec une sollicitude jalouse. Au moyen âge on annonçait à son de trompe l'arrivée du premier couple de cigognes dans nos villes. Maintenant encore, la croyance populaire lui attribue le don de porter bonheur à la maison où il fait son nid, et de la protéger contre la foudre. Pour la jeune fille qui voit l'oiseau aux longues jambes marcher vers elle, c'est un signe de ses fiançailles prochaines. Aux enfants strasbourgeois, les mères de famille racontent que les cigognes leur apportent de petits frères, assis en croupe sur leur siège de plumes et les tenant par le cou, à travers les airs. D'où la chanson enfantine
Stork, Stork, stibber di bein!
Dra mi uf'm Rucke heim!
Kannsch mi nit erdrauje,
Lai mi uf de Wauje;
Kannsch mi nit fzeje,
Loss mi d'heime leje!
« Cigogne, cigogne, raidis ta jambe! Porte-moi à la maison sur ton dos! Si tu ne peux me porter, mets-moi sur la voiture; ne peux-tu me tirer, laisse-moi couché chez moi! » A Turckheim, nos nourrices nous ont appris la variante
Storik, Storik, Langabein!
Dra mi uf'm Sassel heim.
Wohi, Wolii?
In's Elsass nit
« Cigogne, cigogne, longues-jambes! porte-moi à la maison en fauteuil! Où çà, où çâ? Dans l'Alsace »
Moins bien disposés que le commun peuple, les chasseurs reprochent aux cigognes goulues d'avaler les jeunes levrauts comme de simples souris et des grenouilles de marécage. Pourtant, gare aux malencontreux assez mal inspirés pour décharger un coup de feu dans le corps de leur concurrent à échasses. La réprobation publique flétrit sévèrement ce méfait, si, comme dans certains cantons suisses au temps passé, pareil acte n'est plus assimilé à un homicide. A l'époque du passage, on voit des troupes de cigognes blanches s'abattre par milliers sur les grands chênes de la forêt de Reichstett, près de Strasbourg, pour passer la nuit et continuer ensuite leur voyage le long du Rhin, probablement vers la Hollande. Celles qui restent chez nous viennent par couples choisir les nids anciens disponibles sur les toits ou les cheminées. Le droit de première occupation paraît admis dans les mœurs de l'espèce, comme garantie du domicile. Parfois,
néanmoins, ce, droit d'usage donne lieu à des contestations, car on voit aussi des couples de cigognes se livrer de violents combats pour la possession d'un même nid.
Pendant toute la durée du séjour, pendant l'incubation et l'éducation de la jeune famille, les cigognes chassent dans les prairies humides et les lieux maré-
SANGLIERS DES VOSGES.
cageux. La quantité de petites bêtes grenouilles, crapauds, souris, orvets, couleuvres, que ces échassiers, pourtant si maigres, engloutissent dans leur jabot est prodigieuse.
Quand l'automne approche, dans le courant du mois d'août, ils quittent le pays pour s'assurer leur nourriture dans des contrées plus méridionales pendant les quartiers d'hiver.
La cigogne noire, C. nigra, indigène dans les marais boisés de l'Europe orientale, paraît accidentellement seulement en Alsace.
LXXX
LE LANDESAUSSCHUSS. ADMINISTRATION ET FINANCES DU PAYS. Entre le palais de l'Université et le Palais impérial se trouve le modeste local où s'assemble la délégation d'Alsace-Lorraine. C'est un édifice très simple, en bois et en briques, assez semblable à un chalet suisse ou à une laiterie. Longtemps la délégation, qui exerce dans le pays le pouvoir législatif, a refusé de se construire un palais pour ses réunions, par la raison qu'à une institution précaire un local précaire doit suffire. Cependant, le local, dont nous donnons ici l'image d'après une photographie, se trouvant insuffisant pour des sessions de longue durée, le Landesausschuss ou la délégation vient de décider la construction d'un lieu de réunion plus convenable, sur le Kaiserplatz. Le bâtiment actuel ne suffit plus aux besoins les moins exigeants. Plus d'une fois, prétendent les oisifs assis sous les grands platanes de la promenade des Contades, des étrangers soumis au régime lacté ont été frapper à la porte du local afin de demander une tasse de lait pur de provenance garantie. Demandez-vous à Wolf, le chef des huissiers, logé à l'étage au-dessus de la porte, de vous montrer l'intérieur, il s'empresse d'accéder à votre désir. C'est un excellent homme, complaisant pour tout le monde, dans la mesure compatible avec sa consigne.
La salle des séances plénières s'ouvre, en face du vestibule, sur un corridor transversal, espèce de salle des pas perdus, sur laquelle donnent aussi les bureaux de service, les salles des commissions, la bibliothèque. Plus spacieuse qu'on ne pense du dehors, la salle des séances plénières publiques occupe toute la hauteur du bâtiment. Elle reçoit la lumière par en haut et présente une triple rangée de bancs en gradins, avec cinquante-six sièges au total. Cela fait deux sièges de moins que le nombre des députés. Par raison d'économie,.l'architecte a dû ménager la place, prévoyant que le président et un secrétaire occuperaient le bureau, sur une estrade en face des députés, avec les bancs du ministère et des commissaires du gouvernement à ses côtés. Devant l'estrade présidentielle se trouve la tribune occupée par 'le chef de bureau de l'assemblée. Les orateurs parlent de leur place, au lieu de monter à la tribune. A hauteur de l'étage la salle est entourée, sur trois faces, de galeries pour le public et pour les représentants de la presse. Une loge particulière est réservée au statthalter impérial. Aux quatre coins s'ouvrent les portes donnant accès dans autant de salles de commissions. Ces salles sont disposées dans des pavillons latéraux, ainsi que les cabinets particuliers du secrétaire
d'État et des sténographes derrière l'estrade. Quand la lumière du jour manque, le local est éclairé par la lumière électrique. En somme, l'installation actuelle du Landesausschuss a un caractère provisoire. Longtemps l'assemblée a repoussé les propositions pour la construction d'un palais législatif. Les orateurs de l'opposition demandaient à ajourner cette construction jusqu'au moment où le Landesausschuss aurait toutes les attributions des autres assemblées législatives allemandes, avec
LOCAL DES SÉANCES DU LANDESAUSSCHUSS.
une constitution politique plaçant l'Alsace-Lorraine sur le pied d'égalité avec tous les États particuliers de l'empire allemand. Les Alsaciens-Lorrains supportant des charges égales à celles de tous les autres citoyens de l'Allemagne, réclament naturellement l'exercice de droits égaux, consacrés par leur autonomie politique. Malheureusement les plus optimistes désespèrent aujourd'hui d'obtenir l'autonomie tant demandée, tout au moins pour la génération présente. Aussi bien, à la séance du février 1888, la délégation a décidé, par une majorité des deux tiers de ses voix, de construire sinon un palais, du moins un bâtiment où l'assemblée fût moins à l'étroit que jusqu'à présent.
Dans sa composition actuelle, le Landesausschuss, autrement dit la délégation
d'Alsace-Lorraine, compte cinquante-huit membres, sur un'e population de 1 564 355 habitants présents au dernier recensement, du 1er décembre 1885. A ce moment remonte la photographie de l'intérieur de la salle, dont la reproduction donne la physionomie d'une séance. Le président de l'assemblée, M. Jean Schlumberger, siège au bureau avec le baron Charpentier, un des secrétaires. Au banc des ministres se trouvent M. de Hofmann, secrétaire d'État, chargé du portefeuille de l'intérieur, avec les trois sous-secrétaires d'État, MM. Ledderhose, de Mayr et de Puttkamer, ce dernier debout derrière le bureau. Un appel nominal des députés constate la présence de MM. Apprederis, Fischbach, Fuchs, Gunzert, HeuschDudrap, Heydt, Klein, Kleinklaus, Nessel, North, Peterolf, Pick, Rack, Ruhlmann, baron de Schauenburg, Schneegans, V'ehrung, baron Zorn de Bulach père et baron Zorn de Bulach fils, pour la Basse-Alsace Baegert, Beyer, Erhard, Grad, Hommell, Kempf, Krafft, Mieg-Kœchlin, Ostermeyer, de Peyerimhof, baron de Reinach, Ritzenthaler, Rudolf, Speckel, Scheuch et Winterer, pour la HauteAlsace Conraux, Ducharlet, Dufresne, Germain, Guir, Jaunez, Juste, Massing, Nennig, Neumann, Pâté, Pierson, Regnier, Raeiss, Risse, Thomas, Vallet, Winsbach et Xardel, pour la Lorraine. Un seul membre ne figure pas à son siège, c'est M. Kœchlin, conseiller d'État, ordinairement très assidu d'ailleurs. Sur les cinquante-huit députés dont se compose le Landesausschuss, trente-quatre sont délégués par des conseils généraux des trois départements de l'Alsace-Lorraine, quatre choisis par les conseils principaux des villes de Strasbourg, Metz, Colmar et Mulhouse, vingt élus par un suffrage à deux degrés des cercles ruraux. Pourtant, comme les conseils municipaux et les conseils généraux sont élus au suffrage universel, tous les députés au Landesausschuss sortent en réalité d'une élection à deux degrés. Dans les cercles administratifs, au nombre de vingt-deux, en y comprenant les cercles urbains de Strasbourg et de Metz, les conseils municipaux désignent d'abord un délégué électeur par mille habitants et par fraction de mille dans les communes dont la population reste au-dessous de ce chiffre. Ces électeurs délégués, réunis au chef-lieu sous la présidence du directeur de cercle ou kreisdirektor, procèdent ensuite à l'élection du député, qui doit avoir son domicile légal dans le département. Pour tous les membres du Landesausschuss, la durée du mandat atteint trois a-ns, sans distinction d'origine, que les députés soient élus par les conseils municipaux, par les délégués de ces conseils ou par les conseils généraux.
Pour le Reichstag, où l'Alsace-Lorraine compte quinze représentants, les élections se font au suffrage universel direct, non pas à deux degrés, comme pour le Laudesausschuss.
Primitivement la délégation d'Alsace-Loraine avait seulement voix consultative, et l'assemblée a acquis ses attributions graduellement, en passant par une évolution successive. De fréquents débats soulevés au Reichstag, par les députés protestataires, à propos des affaires du pays annexé, indisposaient le gouvernement et prenaient beaucoup de temps au Parlement de l'Empire. Afin de réduire ces débats dans la mesure possible, sur la proposition du prince de Bismarck, un décret impérial du 29 octobre 1874 institua le Landesausschuss, avec la mission de donner son avis sur les projets de loi relatifs à l'Alsace-Lorraine. Ce Landesausschuss devait examiner les projets du gouvernement et le budget particulier du pays, avant leur discussion au Reichstag pour obtenir la sanction législative et prendre force de loi.. Les conseils généraux étaient chargés de désigner les délégués pris dans leur sein pour cette première assemblée, au nombre de dix pour chaque département, soit trente en tout. Une loi du 2 mai étendit, trois ans plus tard, les attributions de la délégation primitive en autorisant l'émission de lois particulières à l'Alsace Lorraine et la promulgation du budget annuel avec l'assentiment du Bundesrath, sans les soumettre au Reichstag, quand le Landesausschuss y aurait adhéré. Néanmoins le gouvernement se réservait d'émettre des lois propres à l'Alsace-Lorraine par la voie législative ordinaire de l'Empire, sans recourir au Landesausschuss, dans les cas à son gré. Enfin, une autre loi, du 4 juillet 1819, a donné au Landesausschuss sa constitution actuelle en transférant à Strasbourg le siège du gouvernement jusqu'alors établi à Berlin dans une section de la chan. cellerie de l'Empire.
En même temps que notre délégation obtenait l'initiative parlementaire pour proposer au gouvernement des projets de loi et des motions émanées de son sein, le nombre de ses membres était porté de trente à cinquante-huit, avec le mode d'élection à deux degrés déjà indiqué. Quant au mode de gouvernement appliqué au pays, la loi organique du 4 juillet 1879 autorisait l'empereur à déléguer tout ou partie de ses attributions souveraines, pour l'exercice du suprême pouvoir, à un statthalter ou lieutenant nommé par lui et résidant à Strasbourg. Du même coup, les prérogatives et les obligations du chancelier de l'Empire touchant l'Alsace-Lorraine, comme Reichsland, passaient également au statthalter impérial, assisté dans sa tâche par un ministère établi à ses côtés, sous la direction d'un secrétaire d'État. Auparavant, depuis l'annexion du pays à l'Allemagne, les affaires de la compétence du ministère étaient traitées dans la section particulière attachée à l'office de la chancellerie de l'Empire à Berlin. Un président supérieur, avec des attributions analogues à celles des fonctionnaires du même
rang dans les provinces de la Prusse, se trouvait à la tête de l'administration du Reichsland à Strasbourg.
Au point de vue politique, depuis son annexion à l'Allemagne, l'Alsace-Lorraine a la qualité d'un Reichsland ou pays de l'Empire, gouverné au nom de la communauté des États de l'union allemande. L'administration des affaires intérieures dans lesquelles l'Empire n'est pas directement intéressé s'effectue sur place, sauf pour la police, qui paraît recevoir des instructions directes de Berlin. Sous le gouvernement du maréchal de Manteuffel, les fonctionnaires à tous les degrés de la hiérarchie subissaient l'influence personnelle du statthalter, une influence qui paraît moins prononcée sous le régime de son successeur actuel, le prince de Hohenlohe.
En ce qui concerne l'administration proprement dite, le ministère de l'AlsaceLorraine se partage en trois divisions intérieur, puis justice et cultes, enfin instruction publique, finances, agriculture et domaines. A la tête de chacune de ces divisions ministérielles se trouve un sous-secrétaire d'État, assisté du nombre voulu de conseillers, avec le personnel en sous-ordre. Comme divisions administratives, le pays comprend trois départements et vingt-deux arrondissements ou cercles. Les départements sont administrés par un président, équivalent des préfets français, assisté d'un conseil de régence, dont les attributions diflèrent de celles des conseils de préfecture français. Une partie des attributions du préfet de l'administration française ont été transférées aussi aux directeurs de cercle ou kreisdirektors. Le rôle essentiel du Bezirksprasident, outre l'administration du département, comprend la surveillance des directeurs de cercle, dont chacun a auprès de lui un assesseur, un inspecteur des écoles, un contrôleur des caisses et un ingénieur des ponts et chaussées. Les cercles n'ont pas de budget à eux propre, comme les trois départements, dont le budget continue à être voté par les conseils généraux, comme sous le régime français, quoique certains chapitres de l'ancien budget départemental aient passé au budget de l'État. Pour les finances, l'administration de la trésorerie est centralisée dans une caisse principale, la Landeshauptkasse, placée au siège du ministère, à Strasbourg. Pour l'administration de la justice, le service a été modifié par la réduction à six du nombre des tribunaux de première instance pour les trois départements, au lieu d'un dans chaque arrondissement, comme sous le régime français, avec une cour d'appel unique, dont le siège est à Colmar. Pour l'administration des cultes, il y a deux évêchés, avec sièges à Strasbourg et à Metz, pour le culte catholique; un directoire de la confession d'Augsbourg, pour le culte protestant; trois grands rabbins départementaux, pour le culte israélite. En dehors du ministère, le gouvernement
INTÉRIEUR DE LA SALLE DES SÉANCES DU LANDESAUSSCHUSS.
soumet une partie de ses projets à l'examen préalable d'un conseil d'État pour les questions de législation et à un conseil supérieur de l'agriculture pour les affaires agricoles.
Modérée dans ses allures et très circonspecte, la délégation d'Alsace-Lorraine s'occupe d'administration plus que de politique. Une expérience prolongée a appris à ses membres l'inanité de leurs efforts sur le terrain purement politique, dans un pays soumis à un régime dictatorial, où le moindre écart expose un député à être traduit devant les tribunaux. Les propositions faites à différentes reprises par le Landesausschuss comme par les députés alsaciens au Reichstag pour obtenir l'autonomie complète du pays et l'abrogation des mesures d'exception sont restées sans écho. Bien au contraire, les rigueurs de la police se sont aggravées dans les derniers temps au lieu de s'amender. Toutes les mesures prises pour rendre plus difficiles, sinon empêcher complètement, les relations de la population annexée avec la France, témoignent de ces rigueurs. Par suite, le Landesausschuss s'est résigné à concentrer son action législative sur les questions économiques et l'administration des finances. Sous ce rapport, en renonçant aux discussions stériles, et en soutenant avec une opiniâtreté d'autant plus active les intérêts matériels, l'assemblée a réussi tout au moins à faire de bonnes finances. Au lieu des emprunts demandés par le gouvernement dans les premiers temps de l'annexion, pour couvrir des dépenses exagérées en frais d'administration, nous sommes parvenus non seulement à établir l'équilibre dans le budget particulier du pays, mais à obtenir des excédents de recettes notables, tout en consacrant des crédits importants aux travaux publics et aux améliorations agricoles.
Le budget ordinaire pour l'exercice de l'année courante (1er avril 1888 au 31 mars 1889) présente un excédent de recettes de 2558346 marcs, employés, d après un budget extraordinaire, pour des travaux d'utilité publique et pour la formation d'un amortissement extraordinaire de la dette du pays. Cette dette, provenant en grande partie du rachat des offices ministériels, des charges de notaires et autres, pour lesquelles le gouvernement a accordé une somme de marcs en obligations à 4 p. 100, plus ma-res en rentes 3 p. 100 émises pour des subventions de chemins de fer, s'est élevée à 26 824 413 marcs en tout. En 1886 le Landesausschuss a décidé la conversion des obligations en rentes de 3 p. 100 amortissables en cent années la conversion a été effectuée et l'amortissement suit son cours régulier. Au budget de l'année courante, la charge pour les rentes payées ou pour l'intérêt de la dette s'élève à 811 779 marcs. Les sommes indiquées en recette et en dépense pour payements ou compte avec l'Empire représentent d'un côté la part de l'Alsace-Lorraine aux produits de douane et de certains
impôts indirects perçus au compte de l'Empire, et d'un autre côté la part du pays aux contributions matriculaires établies pour balancer l'excédent des dépenses de l'Empire sur ses recettes légales. J'ai donné les explications sur l'établissement de ces comptes dans un chapitre spécial sur les finances de l'Empire, page 365 de mon livre le Peuple allemand, ses forces, ses ressources. En somme, la charge des impôts pûyés à l'État pour les besoins particuliers du pays ne dépasse pas actuellement la somme de marcs, soit 28,80 marcs ou 36 francs par tête d'habitant, sur une population civile de 1 521 745 habitants. Ajoutons-nous la part proportionnelle aux contributions prélevées directement pour l'Empire, la charge totale atteint 42,70 marcs ou 53,40 francs par tête, beaucoup moins que la charge moyenne actuelle des contribuables français. Sans l'intervention du Landesausschuss, cette charge serait certainement plus lourde. Pourtant faut-il aussi rendre au gouvernement d'Alsace-Lorraine cette justice d'accueillir favorablement les propositions pour l'extension des voies de communication, le développement des chemins de fer, la correction des rivières, l'aménagement des eaux et les améliorations agricoles. C'est ce que nous avons constaté maintes fois d'une extrémité à l'autre du pays.
LXXXI
LA POPULATION ET LE TERRITOIRE.
Il y a une relation directe et constante entre la prospérité d'une contrée et la densité de sa population. Plus la population est nombreuse, plus le travail devient intense, plus la prospérité augmente. Lors du dernier recensement officiel fait sous le régime français, en 1866, les deux départements de l'Alsace comptaient ensemble 1119 255 habitants, dont 530 285 pour le Haut-Rhin et 588 970 pour le Bas-Rhin, répartis entre 1 031 communes et sur une superficie territoriale de 8648 kilomètres carrés. Cela équivaut à 129 individus par kilomètre carré, proportion supérieure de beaucoup à la population spécifique